I

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Jakab Kátai referma le coffre de la voiture et s’empressa de quitter le parking du petit supermarché. Il soupira en constatant que le véhicule bleu sombre était resté au soleil assez longtemps pour que la température intérieure fût insoutenable. Il était presque dix-huit heures, et il se dit qu’il aurait dû attendre la tombée de la nuit pour faire les courses, quitte à se rendre dans le centre-ville. Essayant d’oublier la chaleur, Jakab prit la sortie en direction de la route de Hegyalja. Ce n’est qu’après avoir dépassé le panneau « Miskolc » que son cœur s’apaisa.

Bien que les habitants ne fussent pas franchement effrayants, Jakab Kátai n’aimait pas la ville. Il savait néanmoins qu’il ne pouvait pas vivre éternellement en autarcie et se voyait donc obligé de se rendre dans la quatrième ville du pays quelques jours par semaine afin de reconstituer ses réserves. Il prenait soin d’éviter autant que possible les heures d’affluence.

Tout au long du chemin, Jakab laissa son regard errer sur les rayons du soleil jouant avec les arbres qui bordaient les deux côtés de la route. Il plissa les yeux, légèrement aveuglé par la lumière aux reflets rougeâtres.

Il habitait le village de Répáshuta, situé à une vingtaine de kilomètres de Miskolc, au cœur du parc national de Bükk. Les premières maisons apparurent enfin sur sa gauche, leurs façades colorées taquinant la placidité du lieu. La demeure qu’occupait Jakab était située à l’extrémité sud du village, un endroit calme et peu fréquenté. Ironie du sort qui lui plaisait fortement, la route était baptisée « chemin de la Liberté ».

Les quelque quatre cents habitants de Répáshuta n’embêtaient pas Jakab Kátai. La petite communauté comptait à peine plus de Hongrois que de Slovaques. Le fait qu’un homme de vingt-six ans vécût seul dans une grange abandonnée ne semblait pas susciter de trop grand scandale parmi les villageois. Et c’était tant mieux. Les parents de Jakab habitaient à Miskolc et il ne leur rendait visite qu’en cas d’absolue nécessité. La demeure avait été bradée à son père par un Slovaque du coin deux ans auparavant et Jakab avait insisté pour l’acquérir. Il avait payé de sa poche et toute réticence s’était envolée. Cette maison était un cadeau tombé du ciel.

Une fois arrivé, Jakab gara le pickup à l’arrière duquel figurait l’autocollant de la Grande Hongrie et déchargea le coffre. Son cher pays amputé des deux tiers avait bien perdu de sa grandeur d’antan. Il entreprit de ranger les affaires dans la cuisine sitôt passé la porte, alluma le vieux four pour y faire chauffer la moitié d’une pizza et s’assit à la table en bois. Il était bientôt dix-neuf heures et la nuit tombait déjà. Aucun lampadaire n’éclairait le chemin qui bordait la maison, seules les silhouettes fantomatiques des arbres se découpaient dans la pénombre.

L’odeur qui émanait du four arracha Jakab à sa contemplation nocturne et il consomma bien vite son repas frugal. Unicum en bouche comme remède au brûlé, il traversa le salon pour accéder à la chambre. Il dégagea du pied la petite bûche qui retenait la porte et referma celle-ci derrière lui. Jakab se demandait souvent quelle impression cette pièce pourrait donner à des non-initiés. La chambre faisait presque le double de la cuisine et les murs étaient entièrement peints en noir. Au centre se dressait un large lit. Un bureau était apposé contre un des murs et un rideau noir tiré du côté gauche de la fenêtre ; filtrés par les carreaux, les secrets de la nuit baignaient la pièce d’une lueur argentée.

Jakab mit son ordinateur à charger sur la table de chevet, puis se rendit dans la salle de bains où il se déshabilla et entra dans la douche. La température n’était pas toujours chaude, mais la chaleur étouffante des journées d’été suffisait amplement. Jakab coupa l’eau cinq minutes plus tard, se sécha, passa dans la chambre et se glissa sous la couette. Aucun bruit ne venait troubler l’exquis silence de la maison. Aucun murmure humain ne parvenait à ses oreilles. Le contact de la couette aux motifs en damier sur sa peau était agréable. Il ferma les yeux, puis éprouva une sensation de confort et d’intense satisfaction. Jakab Kátai aimait la solitude.

Il resta longtemps immobile à fixer le plafond. Pour quelque raison, il se remémora ses études d’ingénierie mécanique à Budapest ainsi que l’emploi qu’il avait décroché ensuite, auquel il était toujours lié malgré lui. Son attrait, son envergure. Les balbutiements des débuts étaient loin, à présent. Une expérience qu’il regrettait parfois d’avoir acquise.

Quand Jakab en eut assez de ces pensées, il se redressa et attrapa son ordinateur, qu’il cala devant lui. Il ouvrit Spotify et laissa le mode aléatoire choisir un morceau parmi ses groupes favoris ; réprima un sourire furtif en reconnaissant les premières notes. Une chose lui revint alors en mémoire et il entra une adresse dans la barre de recherche. La page qui s’afficha était d’un gris foncé familier. Le forum en langue anglaise traitait de sujets variés, allant de l'art à l’occultisme, en passant par des thèmes aussi éloignés les uns des autres que le survivalisme et le progrès scientifique. Jakab avait découvert ce site par hasard une semaine plus tôt et s’était contenté de parcourir distraitement les rubriques, avant d’y trouver un réel intérêt.

Plusieurs messages épars avaient attiré son attention. Ce genre d’écriture était loin d’être ordinaire et pour cette raison, difficile à qualifier. Il s’agissait le plus souvent de quelques lignes de sombre poésie, écrites avec un intriguant parallélisme. Les mots étaient étranges, et l’obscurité de leur sens avait attisé une curiosité dont Jakab n’avait pas honte. Il s’était ensuite inscrit sous le nom de DaMihiMortem.

Les messages en question étaient toujours postés par le même utilisateur – ou plutôt, utilisatrice. Nocturnal. Malheureusement, l’auteur ne semblait pas encline au bavardage et son profil était plus que succinct. Elle indiquait simplement être française. Ses mots flottaient partout, régulièrement. Il passa en revue ses messages les plus récents et s’aperçut que le dernier avait été posté la veille, le lundi 5 septembre. C’est alors qu’il remarqua qu’elle était en ligne. Jakab décida de tenter sa chance. Il n’envoya qu’une seule question.

DaMihiMortem | 00:21 CEST

[Qui es-tu ?]

Il rajusta son casque, augmenta drastiquement le volume et savoura les notes sacrées jusqu’à se briser les tympans. La réponse arriva juste après. Du moins, c’est ce qu’il crut. Le message était vide. Il ne savait pas s’il devait interpréter cela comme une mauvaise manipulation, ou un clair refus de communication.

Il fixa l’écran quelques minutes, se demandant s’il avait bien fait d’écrire en français. Cette langue lui avait été transmise par sa mère, Lyonnaise de naissance. Jakab s’interrogeait souvent sur les raisons qui l’avaient poussée à épouser son père. Il ouvrit un document vierge et se contenta de copier les paroles impies qui berçaient ses oreilles. Le miroir de son âme. C’est en retournant ensuite sur le site dans l’intention de se déconnecter qu’il constata qu’une réponse avait succédé à la première.

Nocturnal | 00:34 CEST

[Bonsoir. C’est exactement ça. Parfois, tout va trop loin. Cet endroit est tellement étrange, une fois qu’il a perdu tout son sens. On se contente d’errer en se demandant pourquoi on n’abandonne pas.]

Jakab ne voyait pas à quoi elle répondait. Toutefois, une émotion singulière commença à s’insinuer en lui, une émotion dangereuse et déroutante. Il avait l’impression que les mots avaient touché la corde sensible, l’introspection était d’une telle exactitude que c’en était troublant. Il lui fallut plusieurs minutes pour établir une réponse honnête.

DaMihiMortem | 00:41 CEST

[Et c’est l’activité que je mène en ce moment précis. J’erre, en me demandant pourquoi je n’abandonne pas. Pourquoi je ne peux pas abandonner.]

La réponse fusa.

Nocturnal | 00:42 CEST

[Pourquoi n’abandonnes-tu pas ?]

DaMihiMortem | 00:43 CEST

[Il n’est pas simple de se défaire des chaînes, n’est-ce pas ?]

Nocturnal | 00:44 CEST

[C’est vrai. En fait, il ne s’agit même pas de s’en défaire. À chaque fois que tu penses réussir… elles t’empêchent d’aller plus loin.]

Les yeux de Jakab se posèrent sur l’avatar de Nocturnal. Des arbres dénudés au détour d’une route louvoyant vers un chemin douteux. Le tout dans les plus purs dégradés de noirs.

DaMihiMortem | 00:45 CEST

[C’est une belle image que tu as là.]

Nocturnal | 00:45 CEST

[Merci.]

Il se remémora alors la question fatidique qu’elle avait laissée la veille, dans son message le plus récent. « Que faire lorsque plus rien ne nous retient sur Terre ? »

DaMihiMortem | 00:48 CEST

[Et en réponse à ta question, je mettrais fin à tout ce qui reste.]

Nocturnal | 00:51 CEST

[Cela pourrait être une solution.]

DaMihiMortem | 00:53 CEST

[Cela pourrait être la vérité. Tout ce qu’il y a au-delà de la Mort.]

Nocturnal | 00:58 CEST

[Qu’y a-t-il, selon toi ?]

DaMihiMortem | 1:00 CEST

[Une autre réalité. Un autre… état d’existence.]

Nocturnal | 1:03 CEST

[Je l’espère.]

DaMihiMortem | 1:06 CEST

[Mais nous ne l’obtiendrons pas en y allant par nous-mêmes.

La Mort doit nous visiter. Et non l’inverse.]

Nocturnal | 1:08 CEST

[Parfois, j’ai l’impression qu’elle est déjà venue.]

DaMihiMortem | 1:09 CEST

[Serais-je ainsi en train de parler à un fantôme ?]

Nocturnal | 1:11 CEST

[Je ne crois pas. Je le voudrais.]

Jakab n’avait jamais abordé un tel sujet d’une telle manière, car il n’avait jamais rencontré de personne présentant le même état d’esprit. Le soulagement qui l’étreignait, quoique étranger, était exaltant. Là, au beau milieu d’un bois perdu en Europe centrale, il sentit de nouveau une pulsion enserrer son cœur de façon pressante et tentatrice.

DaMihiMortem | 1:13 CEST

[La Mort… Elle m’a hanté, un temps.]

Nocturnal | 1:14 CEST

[Une échappatoire ?]

DaMihiMortem | 1:16 CEST

[Une prière.]

Il ne comprenait pas vraiment ce qui se passait. Pour la plupart des gens, les mots qu’il lisait n’auraient eu aucun sens, or ils avaient réussi à toucher son âme. Un esprit insensible qu’il s’exerçait à barricader de son mieux. Le message de Nocturnal s’afficha à l’écran.

Nocturnal | 1:17 CEST

[Nous avons chacun une raison de le vouloir.]

DaMihiMortem | 1:17 CEST

[Malgré cela, ils nous veulent vivants.]

Nocturnal | 1:18 CEST

[Ils nous auront. Bien sûr qu’ils nous auront.]

Elle semblait sûre d’elle. Jakab était étonné de l’assurance qu’il percevait dans ses affirmations. Ses doigts dansèrent d’eux-mêmes sur le clavier.

DaMihiMortem | 1:19 CEST

[Alors nous les tuerons tous.]

Nocturnal | 1:21 CEST

[Parfois, je me demande pourquoi cela affecte certaines personnes. Quelques âmes isolées parmi le reste du monde.]

Jakab réfléchit avant d’envoyer son message.

DaMihiMortem | 1:24 CEST

[L’homme a reçu une intelligence, qui est à la fois une grâce et une calamité. Lorsqu’on est seul, on pense trop. Trop penser amène des problèmes sans origine. Des problèmes sans origine amènent des pensées suicidaires.]

Nocturnal | 1:27 CEST

[Cependant, il y a parfois une origine. Et cette origine nous tue, simplement.]

Il savait peut-être ce qu’elle évoquait.

DaMihiMortem | 1:30 CEST

[Oui, tu marques un point. Je déteste ce genre de problème. Je veux supprimer l’un d’entre eux de ma mémoire.

Parfois, des gens enfoncent une lame dans notre cœur et remuent la plaie sans jamais cesser.]

Nocturnal | 1:34 CEST

[As-tu jamais eu l’impression d’atteindre l’extrême limite de la sensibilité ?]

Après un instant de réflexion, il sembla saisir ce qu’elle voulait dire.

DaMihiMortem | 1:35 CEST

[Oui. Et toi ?]

Nocturnal | 1:35 CEST

[J’y suis.]

Ce qui l’amena à se demander comment elle pouvait être. Des images floues se formaient dans son esprit, sans trait ou esquisse définis. Il reporta son attention sur le clavier.

DaMihiMortem | 1:36 CEST

[Je n’ai eu d’autre choix que la haine.]

Nocturnal | 1:39 CEST

[Cette origine.

Je n’ai pas été atteinte par la haine, mais par le désespoir et le vide. La situation était trop incontrôlable.]

Jakab ignorait ce à quoi elle faisait allusion.

DaMihiMortem | 1:42 CEST

[Je m’en souviens. D’abord, il y a eu le désespoir. Avant l’Exil. Après ça, le vide est venu à moi. Si paisible et si doux. Puis est venue la Haine.

Peut-être qu’un jour nous évoquerons nos situations, hm… ?]

Puis il eut peur de l’avoir brusquée, de quelque manière que ce fût. Il n’aimait pas la tendre anxiété qui lui tordait le ventre.

Nocturnal | 1:43 CEST

[Je suppose que nos situations sont similaires, et pourtant différentes.

Peut-être. C’est difficile.]

DaMihiMortem | 1:45 CEST

[Nous verrons. Nous le revivrons.

Ce n’est pas difficile pour moi. Plus maintenant. Désormais, cela appartient au passé.]

Nocturnal | 1:46 CEST

[Cela dure depuis combien de temps ?]

Jakab n’avait pas coutume de se livrer. Et cependant, de telles révélations ne l’embarrassaient nullement en de pareilles circonstances. D’autre part, cela inciterait peut-être Nocturnal à briser quelques défenses.

DaMihiMortem | 1:48 CEST

[Tout s’est détérioré progressivement. Et toi ?]

Nocturnal | 1:50 CEST

[Janvier.]

Il ne s’agissait pas de demander ce dont il était question.

DaMihiMortem | 1:50 CEST

[Pour mon père, je n’aurais pas dû naître.

Puis il y a deux ans, j’ai franchi une nouvelle étape.]

Un vif pincement d’agacement l’étreignit et il se maudit lui-même. Il était incapable d’oublier les soucis qui l’affectaient chaque jour davantage au travail.

DaMihiMortem | 1:54 CEST

[De quoi s’agit-il à présent ? Est-ce un piège ?

Encore un sacrifice ?

Encore du sang et de la souffrance ?]

Nocturnal | 1:58 CEST

[Est-ce ton origine ?]

Jakab sentit son pouls s’accélérer subitement.

DaMihiMortem | 2:02 CEST

[Non. C’est une roulette russe.

Je suis désolé, cela m’affecte toujours et je dois prendre un peu de repos. Peut-on en parler demain ?]

Il redoutait de ne plus revivre de moments similaires et n’avait pas envie de couper les ponts.

Nocturnal | 2:05 CEST

[Ne sois pas désolé et ne te force pas. Quoi qu’il en soit, merci.]

Jakab relut les derniers mots qu’ils avaient échangés et se déconnecta. Il posa son ordinateur sur la table de nuit et attendit la fin du morceau en cours pour ôter son casque. Se renfonçant dans son lit, il observa un instant la lune, dont le premier quartier, visible, éclairait faiblement la chambre.

Enfin, il laissa le silence anesthésier ses pensées.

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