II

7 minutes de lecture

Jakab Kátai se réveilla étrangement désorienté. Le soleil inondait la chambre d’une lumière un peu trop vive à son goût. Il attrapa son téléphone et constata qu’il était presque onze heures. Une soudaine envie d’air pur et d’exercice physique l’étreignait, aussi se réveilla-t-il avec un café et passa dans le salon. L’arbalète Barnett de 130 livres reposait sur un meuble en bois dans un coin de la pièce et semblait lui tendre les bras. Il la saisit d’une main et claqua la porte.

Une seconde plus tard, Jakab mettait le pied à l’étrier et armait l’arbalète. Le carreau partit à une vitesse fulgurante et se planta au milieu de la porte du hangar délabré non loin de la maison. Il s’approcha et contempla l’impact, satisfait. Il s’améliorait.

Ses activités de tir n’avaient jamais posé problème. Il n’était pas interdit en Hongrie de posséder une arbalète pour le loisir, la chasse ou le survivalisme. Il lui arrivait de s’exercer dans la forêt, en terrain plus accidenté et sur des cibles plus attrayantes. Il était également arrivé que des voisins ou des randonneurs le surprennent et il récoltait au pire des regards suspicieux ou interloqués. Rien qui ne sortait de l’ordinaire.

Après quelques difficultés à retirer la flèche, Jakab poussa la porte du pied tout en faisant courir son doigt sur la pointe effilée et ressortit de la remise avec de la graisse végétale. Il s’exerça une bonne heure à tirer en différentes positions sur des cibles qu’il avait fabriquées lui-même et disposées à une distance raisonnable de la grange. Rien de plus que des cartons remplis de sacs plastique et de vieux chiffons. Il était en train de graisser la corde une énième fois lorsqu’une pensée le fit regagner aussitôt la maison. Il déposa avec soin l’arbalète sur le meuble, prit l’ordinateur dans sa chambre et retourna dans la pièce principale.

Nocturnal s’était connectée aux aurores.


DaMihiMortem | 12:52 CEST

[Pourrais-je savoir ton nom ?]


Il n’avait pas pu s’empêcher de poser la question. Cette information n’était sans doute pas essentielle, mais la curiosité l’emportait.


Le message n’arriva qu’en fin d’après-midi, alors que Jakab passait en revue une liasse de bons de commande sur son lit. Quoique fastidieuse, cette tâche avait fini par faire partie de son quotidien et il s’en était accommodé sans difficulté au cours de la dernière année.


Nocturnal | 18:28 CEST

[Tu peux m’appeler Cassandre.]


Ayant redouté qu’il l’eût vexée, il fut rassuré par sa réponse. Tout du moins, elle acceptait de reprendre la conversation. Ce prénom français sonnait curieusement à ses oreilles, il lui semblait original. Et Jakab Kátai aimait ce qui était original.


DaMihiMortem | 18:30 CEST

[Intéressant.

Je suis Jakab. À ton service.

Heureux de faire ta connaissance, Cassandre.]


Nocturnal | 18:35 CEST

[Heureuse de te connaître.]


Il sourit une demi-seconde. Ses yeux errèrent un instant sur la commode de bois sombre placée dans un renfoncement de la pièce, sur laquelle étaient disposés des objets peu communs. Jakab reporta son regard sur l’écran et sa vision se troubla.


DaMihiMortem | 18:37 CEST

[Que ressens-tu actuellement ?]


Il n’eut qu’un lien hypertexte pour toute réponse. Il ouvrit le fichier et lut. Le titre d’un morceau était indiqué en italique en haut de la page, aussi décida-t-il de le mettre en fond sonore. Alors que la musique épousait les lignes du poème d’une façon déroutante, un malaise fascinant s’empara de lui. La détresse et la gravité qui transparaissaient dans les mots étaient inqualifiables. Il en émanait une aura tellement sombre que Jakab en fut impressionné. Plus encore, il les admirait.


DaMihiMortem | 19:49 CEST

[C’est toi qui as écrit cela ?]


Nocturnal | 19:53 CEST

[Oui.]


DaMihiMortem | 20:01 CEST

[C’est excellent. Magnifique. La beauté cachée dans l’agonie. Cela te dérange si je l’enregistre ?]


Écrire ce texte avait dû demander un effort incroyable et il lui était encore plus reconnaissant de lui en avoir fait part.


Nocturnal | 20:12 CEST

[Merci. Cela ne me dérange pas. Les mots sont tellement puissants. Ils m’aident, ils me sauvent. C’est un moyen de m’exprimer. Je n’ai pas écrit par plaisir. C’était simplement la seule solution.]


Jakab appréciait le résultat qu’elle avait réussi à en tirer.


DaMihiMortem | 21:49 CEST

[Mon expression te semblerait triviale.]


Restait une sensation d’inachevé. Cette confidence n’était pas à la mesure de ce qu’elle lui avait révélé. Elle s’était rendue vulnérable. Il devait faire de même.

Alors, pour la première fois, il évoqua la fièvre qui animait ses jours.


DaMihiMortem | 21:52 CEST

[Le feu. Son impact. La vie au bout des mains.]


Il s’arrêta, perplexe. L’impulsivité ne le caractérisait pas. Il se sentait trop en confiance. Il ne devait pas en parler. Il allait enchaîner et revenir sur le poème qu’elle avait écrit, mais un message le devança.


Nocturnal | 21:54 CEST

[Pourquoi ce type d’arme, plutôt qu’un autre ?]


Troublé à l’idée qu’elle eût compris, Jakab inspira longuement. Une idée naquit en lui alors qu’il relisait sa question. Une idée dont il n’était pas maître, mais qu’il aimait immensément. Goûtant à son propre piège, il délaissa sa retenue.


DaMihiMortem | 22:05 CEST

[Car elles sont rapides. Car elles peuvent tuer.

Car elles sont là pour moi quand il n’y a personne d’autre. Car je les connais sur le bout des doigts, et elles ne me feront pas de mal à moins que je ne le veuille. Car elles tuent mon passé.]


Nocturnal | 22:08 CEST

[À moins qu’elles ne nous tuent.]


Il y avait quelque chose. Quelque chose d’infiniment beau et de désespérément tentant dans leurs lignes. Peut-être que personne ne devrait les lire. Personne ne les lirait.


DaMihiMortem | 22:30 CEST

[Peux-tu me dévoiler un fragment de toi ?]


Nocturnal | 22:32 CEST

[Un indice ?]


DaMihiMortem | 22:32 CEST

[Une passion.]


Nocturnal | 22:33 CEST

[Les mots.]


DaMihiMortem | 22:38 CEST

[Une perspective de futur sans suicide ?]


Nocturnal | 22:39 CEST

[On m’a dit que je n’aurais pas de futur.]


Jakab fronça les sourcils. Il hésita un instant puis se jeta à l’eau.


DaMihiMortem | 22:45 CEST

[Qui t’a dit ça ?]


La réponse ne vint pas. Ne sachant que penser, il resta les yeux rivés sur l’écran dans l’espoir naïf qu’elle se confierait, mais se vit finalement contraint de rendre les armes, la fatigue gagnant ses yeux.


DaMihiMortem | 23:10 CEST

[Je dois y aller. Je suis désolé.]


Nocturnal | 23:11 CEST

[Je te souhaite une bonne nuit.]


DaMihiMortem | 23:12 CEST

[Merci. J’espère que nous parlerons demain.

Fais de beaux rêves.]


Nocturnal | 23:14 CEST

[Les rêves sont rarement beaux.]


Ce furent les derniers mots que vit Jakab Kátai avant de chavirer dans l’inconscience.


Il se réveilla en début de matinée et resta un instant immobile avant de répondre à Nocturnal. Sa dernière connexion indiquant quatre heures, il en conclut qu’elle souffrait d’insomnie.


DaMihiMortem | 8:03 CEST

[Les miens le sont. Je rêve de génocide.]


Nocturnal | 8:08 CEST

[Nos rêves se valent.]


DaMihiMortem | 10:25 CEST

[J’aime les rêves où je meurs.]


Nocturnal | 10:26 CEST

[Et meurs-tu souvent ?]


DaMihiMortem | 10:27 CEST

[Malheureusement, non. Malheureusement, je suis souvent celui qui survit.]


Vers onze heures, Jakab se leva du lit dans lequel il avait paressé jusqu’alors et prépara une assiette de pâtes au túró, qu’il prit dans le vieux canapé délavé du salon. Nocturnal n’avait pas répondu. Peut-être que s’il avait sondé son âme, il aurait perçu un changement.

Puis le devoir l’appela, il se glissa dans son véhicule et ne revint qu’à la nuit tombée. Il s’installa de nouveau devant l’écran une fois libéré de toute obligation.


DaMihiMortem | 19:47 CEST

[J’aime parler avec toi. Je peux taper quelques-unes de mes pensées les plus noires ici.]


Nocturnal | 19:49 CEST

[Et moi de même.

Certaines personnes peuvent perforer ton âme.]


DaMihiMortem | 19:50 CEST

[Ou te pousser par-dessus bord. Te faire devenir insensible. Prendre des vies sans aucune raison.

La solitude est parfois préférable.]


Nocturnal | 23:21 CEST

[C’est difficile de vivre avec tout ça.]


DaMihiMortem | 23:22 CEST

[Était-ce facile par le passé ? Qu’en sera-t-il du futur ?]


Nocturnal | 23:25 CEST

[On ne peut jamais savoir.]


DaMihiMortem | 23:25 CEST

[Devrais-je savoir ?]


Nocturnal | 23:26 CEST

[Je ne crois pas.]


Le cœur de Jakab se serra. L’impression de proximité qui se dégageait de l’écran était troublante et agréable. Peut-être était-ce la solitude. Peut-être était-ce…


DaMihiMortem | 23:35 CEST

[Je déteste quand quelqu’un veut me changer.

Et parfois, je voudrais changer. Et puis j’ai l’impression de perdre ma vie.]


Nocturnal | 23:36 CEST

[On ne peut jamais juger ce qu’une personne traverse. Jamais.]


DaMihiMortem | 23:39 CEST

[Et donc tu as toujours le droit d’être triste, peu importe si la douleur d’un autre est plus forte que la tienne.]


Nocturnal | 23:47 CEST

[Les gens comparent la situation des autres à la leur. Mais chacun réagit différemment. Il n’y a pas d’échelle de la douleur. On ne peut jamais savoir à quel point une personne peut être affectée.]


DaMihiMortem | 23:52 CEST

[Exactement.

Peu importe comment une personne décrit sa souffrance, on ne peut jamais comprendre entièrement à moins d’être passé par la même épreuve.]


Nocturnal | 23:53 CEST

[Je suis rassurée qu’une personne au moins comprenne cela.]


Jakab ferma les yeux. Qui étaient-ils ? Il ne comprenait pas. Peut-être ne fallait-il pas comprendre. Il revint sur l’image de Nocturnal et se demanda qui était derrière, à presque deux mille kilomètres de lui. Puis son regard se perdit dans la nuit.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Parallel ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0