XVI

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Cassandre se réveilla avec un mal de tête étourdissant. Il n’était que neuf heures, aussi resta-t-elle immobile un bout de temps. Son cœur fit un bond quand les souvenirs de la veille revinrent et qu’elle réalisa que Jakab était dans la pièce d’à côté. En se retournant, elle pensa au sachet qui se trouvait dans le tiroir de la table de chevet. Elle attendit encore un peu avant de se lever et d’enfiler le pantalon qu’elle avait porté la veille ainsi qu’un haut noir à manches longues aux anneaux métalliques.

Elle resta un moment debout, indécise, puis entrebâilla la porte de la chambre. Jakab était endormi sur le canapé dans son sac de couchage entrouvert, sous une couverture rouge à moitié tombée. Il lui faisait face, et l’expression sereine de son visage la laissa pensive. Elle se demanda où il était en ce moment. Elle resta longtemps à suivre le mouvement paisible de sa respiration, alors que la lumière du jour filtrait à travers les rideaux bleus qu’il avait tirés la veille au soir.

Elle le vit se retourner. Son dos était presque entièrement découvert. Elle repartit à la salle de bains pour se passer de l’eau sur le visage. Lorsqu’elle revint, les yeux de Jakab étaient posés sur elle. Il resta un moment sans bouger, puis se redressa en s’étirant légèrement.

— Bonjour, Nocturnal.

— C’est drôle de te voir ici, avoua Cassandre en s’approchant.

Il se rendirent à la cuisine et elle prépara un petit déjeuner.

— Tu ne prends rien ? demanda Jakab en mordant dans sa tartine.

— Je n’ai jamais très faim le matin.

Il hocha la tête.

— Il faudra que tu me dises ce que tu aimes, fit-elle remarquer.

Après avoir débarrassé, ils décidèrent de sortir faire des courses.

*

Jakab Kátai avait bien dormi et se sentait reposé. La clarté du ciel l’éblouit comme ils faisaient irruption dans la rue. La transition était dure mais la morsure du froid s’avérait agréable. Il se laissa guider par Cassandre jusqu’à un supermarché pas trop éloigné, où ils firent le plein afin de ne pas avoir à ressortir de sitôt. Malgré ses objections, celle qui lui offrait l’hospitalité insista pour payer.

Au lieu de revenir sur leurs pas en empruntant le même itinéraire qu’à l’aller, ils traversèrent un petit square caché de la vue des passants trop pressés. Cassandre s’arrêta un moment et se posta contre un muret de pierre. La luminosité était assez exceptionnelle et le froid rendait tout plus pur. Le soleil éclairait le visage de Nocturnal et Jakab la fixa, immobile.

— Que regardes-tu ? demanda-t-il, perplexe.

— Le Soleil.

— Tu sais que c’est dangereux ?

— C’est beau.

Sa réaction le désarçonna quelque peu. Il ne sut pas vraiment comment réagir et fut soulagé lorsqu’elle tourna les yeux vers lui.

— Il faudra qu’on aille visiter les Catacombes, un jour, annonça-t-elle.

Le changement de sujet le dérouta tellement que Jakab laissa échapper un rire. Cassandre ouvrit de grands yeux et le dévisagea en silence. Elle se rappelait leurs échanges, lorsqu’il lui avait parlé de ce souhait.

— J’aimerais bien, approuva-t-il.

Il poursuivit sa discrète contemplation, avant de se rendre compte que ses ongles étaient violets. Elle avait froid.

Ils se remirent en marche et furent de retour à l’appartement quelques minutes plus tard.

Jakab reprit place sur le canapé et Cassandre se volatilisa pour revenir avec ce qui semblait être la pochette d’un album. Elle inséra le disque dans la chaîne et un son grave, ambiant, emplit la pièce. Il crut reconnaître Wardruna, le groupe norvégien dont elle lui avait parlé lors de leurs conversations nocturnes. Jakab était surpris par la qualité du son.

— Tu me sembles avoir fait un bon investissement, remarqua-t-il.

Elle acquiesça brièvement avant de s’éclipser dans la cuisine.

— Merci, vraiment, de m’accueillir ainsi, dit-il en la voyant revenir avec deux assiettes remplies d’une salade de tomates, chèvre et noix.

Jakab lut de la gratitude dans son regard.

Puis il s’aperçut qu’ils ne s’étaient finalement jamais posé les questions les plus simples, qu’ils ne disposaient d’aucune information sur leurs situations respectives. Les gens normaux avaient tendance à embrayer sur ces sujets pour faire connaissance. Bizarrement, ils sentaient que cela n’avait pas d’importance.

— Nous sommes début décembre, reprit-il. Tu n’es pas occupée ?

— Non.

— Tu n’es pas en période de cours ?

— Je faisais de l’informatique, répondit-elle après un silence. J’ai arrêté peu avant d’avoir terminé la licence, en début d’année.

Il l’observa piquer un morceau de fromage et regarda une mèche de cheveux retomber sur son front.

— Pourquoi ? finit-il par dire à voix basse.

Sa fourchette tinta sur l’assiette et Cassandre continuait de fixer la nourriture, l’air réticente à répondre.

— Je ne m’y plaisais pas vraiment, confessa-t-elle.

Son regard se perdit dans le vide alors que les notes envoûtantes s’envolaient à travers la pièce, emportant avec elles les dernières heures du jour.

Jakab avait revêtu un ample sweat-shirt marqué des lettres « AMEN » ainsi que du logo du groupe Behemoth. Il détailla le visage de Cassandre, éclairé par la lumière. Seul le bout de ses doigts pâles dépassait de ses manches trop longues. Il la vit soupirer et prendre son téléphone.

— Qu’y a-t-il ? se risqua-t-il à demander.

— Mes parents.

— Pourquoi ?

— Ils veulent garder contact.

Il réfléchit.

— Mes parents s’inquiètent aussi, énonça-t-il calmement. J’ai appris à n’extérioriser que des choses simples, routinières. Des choses sans importance, qui ne reflètent pas mon état d’esprit. Je pense qu’il est naturel pour des parents de se faire du mauvais sang. Les miens ont peur, mais ils ne le montrent pas. Nous devons simplement éviter de leur donner trop de raisons de s’alarmer. Même si ça nous fait porter un masque. Je sais que je le dois.

Elle reposa sa tête contre le dos du canapé. Bien qu’il eût envie de lui prendre la main, il resta immobile.

— Viens, fit-elle soudain.

Jakab se tourna vers Nocturnal, intrigué par son brusque changement d’attitude. Il percevait même de l’entrain dans sa voix, une note d’espoir qui réchauffa son cœur.

Elle se leva et se dirigea vers la chambre faiblement éclairée par la lumière du salon. Il resta près de la porte, irrésolu, et l’observa plonger la main dans le tiroir de la table de nuit. Elle en sortit du papier, un stylo, ainsi qu’une bougie dorée, triangulaire. Elle l’alluma avec un briquet et frôla la flamme de son doigt. Elle la posa sur la table de chevet et s’assit sur le bord du lit, les feuilles de papier et le stylo à la main. Puis leva ses yeux d’ambre vers lui.

— Te rappelles-tu quand nous voulions entremêler nos lignes ?

Jakab hocha la tête et sourit. Il aimait cette idée. Peut-être attendait-elle un signe de sa part. Cassandre posa le bloc de feuilles sur les oreillers, à égale distance des deux côtés du matelas, et s’allongea. Jakab hésita un bref instant puis contourna le lit. Il s’assit avec précaution sur la couette vert clair, conscient qu’il franchissait un certain degré d’intimité, et finit par s’étendre à côté d’elle. Elle brancha une paire d’écouteurs à son téléphone et en passa un bout à Jakab, qui le porta à son oreille. Et la musique fut.

Ils étaient obligés de se tenir proche l’un de l’autre afin de ne pas perdre les écouteurs. Jakab sentait la chaleur de son corps non loin du sien. Il aurait pu toucher son épaule à moitié nue et frôler son bras. Le fait de la savoir près de lui le combla d’une sensation plaisante.

Elle ne le regardait pas, son attention était portée sur la flamme, nimbée d’un halo doré. Ses doigts commencèrent à perdre leur emprise sur les feuilles. Il voyait la flamme se refléter dans ses yeux. Elle paraissait loin, si loin qu’il crut un instant qu’elle l’avait oublié. Puis sa main esquissa un mouvement.

DaMihiMortem.

Il admira la forme des lettres, leur courbure et leurs pointes. Elle resta longtemps à fixer l’unique nom inscrit sur le papier. Assez longtemps pour décider Jakab à lui prendre le stylo des mains.

Prends abri sous mon aile.

Tes ailes couvrent mes yeux, retiennent l’Obscurité.

L’Obscurité soulage.

À jamais.

Jakab sentit une frénésie s’emparer peu à peu de ses doigts.

Que hais-tu le plus ?

Ce qu’ils ont laissé en moi.

Je comprends. J’aimerais pouvoir dire que nous détestons tous les deux la même chose. Mais à présent… je ne sais pas. Ma haine est particulière. Elle grandit chaque jour. Je ne veux même pas l’arrêter. Elle me donne de la force.

Elle nous brûle de l’intérieur. Un désir de Silence. Les voir tomber.

Chacun d’entre eux. Les voir souffrir.

Les voir expérimenter ce qu’ils nous ont fait ressentir.

Je ne sais pas ce que nous sommes. Alliés. Unis par la Folie.

Je vois souvent une scène. Nous, observant le chaos et la fumée de la dévastation dans le lointain. Le ciel flambe et les braises tombent en flocons sur le sol. Nous, assis sur une colline à fomenter des séditions, à broyer notre sort d’esclave dans nos mains nues. À regarder le monde brûler. Cachés, seuls témoins d’un monde parti en flammes.

Elle reposa soigneusement le stylo et les feuilles sur la table de nuit, se retourna, appuya son dos contre le mur et entoura ses genoux de ses bras. Jakab s’assit également et la regarda sans rien dire. Il sentit sa main se poser sur la sienne, savoura la sensation que le contact éveillait en lui. Il se sentait calme. Ils laissèrent doucement leurs doigts se nouer.

*

Le lendemain matin, Cassandre enfila un pantalon ainsi qu’un pull en maille rouge et blanc. Elle n’arrivait pas à se défaire de la scène qu’ils avaient vécue. Comme la veille, elle se glissa par l’embrasure de la porte et observa Jakab allongé sur le canapé. Elle espérait qu’il n’avait pas été trop mécontent de l’accueil qu’elle lui avait réservé. Elle s’assit à côté de lui avec toute la discrétion dont elle était capable et resta là jusqu’à ce qu’il se réveillât. Son visage s’illumina quand il l’aperçut.

— Parle-moi de là où tu vis, dit-elle alors qu’ils prenaient leur petit déjeuner.

Jakab posa les yeux sur elle et parut réfléchir.

— J’habite à Répáshuta, un petit village perdu dans la forêt, commença-t-il.

Bien qu’elle eût déjà écrit le nom de la bourgade, la façon dont il le prononça sonna étrangement aux oreilles de Cassandre. C’était une intonation particulière, descendante, calme.

Elle acquiesça, se souvenant d’un message dans lequel il le lui avait expliqué.

— J’adore le silence de cet endroit. J’y suis libre. Libre d’agir à ma guise et de ne voir personne.

D’après ses yeux, Cassandre pouvait voir à quel point cette liberté lui était chère. Elle essaya d’imaginer le lieu, se demanda à quoi il pouvait ressembler. Si elle pourrait le voir un jour, voir un jour comment il se comportait là-bas. Chez lui.

— Je ne suis jamais allée en Hongrie, confessa-t-elle. À vrai dire, dans aucun pays de l’Est.

— Certaines personnes disent que c’est un pays triste. Les gens n’y sont pas aussi exubérants que les Occidentaux, et ça me convient. J’aime mon pays. Notre histoire est une tragédie, nous avons toujours perdu, dans tout, sans compter que nous sommes toujours très marqués par le communisme. Ça se voit, je pense que tu le remarquerais. D’un côté, je me dis que c’est une chance. Nous sommes pauvres, certes, peut-être mal considérés, mais au moins, nous n’avons pas encore été contaminés par toute cette folie occidentale.

Il rencontra son regard.

— Mes propos peuvent paraître un peu forts, dit-il.

Mais rien dans ses yeux n’indiquait une quelconque gêne ou excuse. Elle ne doutait pas une seule seconde qu’il pensait vraiment ses mots.

— Non. Ils sont parfaits.

Son regard se posa sur ses courts cheveux noirs, mais le vibreur de son téléphone l’arracha à sa contemplation. Elle y jeta un œil et se tourna vers Jakab.

— Mes parents m’invitent à déjeuner, expliqua-t-elle. Je vais devoir y aller cette fois, j’ai déjà dit non hier. Je suis désolée, vraiment.

— Je comprends, ne t’en fais pas. Je vais me débrouiller.

*

Jakab se posta à la fenêtre et l’observa partir sur le trottoir, son bonnet un brin de travers, et pria qu’il ne lui arrivât rien. Puis il sortit l’ordinateur de son sac et s’installa à son aise. Il ne tira pas les rideaux, espérant simplement que la nuit tomberait vite.

Il perçut le bruit de la porte en milieu d’après-midi.

— Jó napot, entendit-il.

Cette voix mal assurée le fit sourire. Elle devait avoir appris quelques petits mots basiques avant qu’il n’arrive, une initiative qui le réjouit.

— Szia ! lança-t-il lorsqu’elle apparut.

Cassandre resta près de l’entrée du salon, dans ses grosses bottes. Elle soufflait sur ses mains.

— Tu as l’air d’avoir froid, remarqua-t-il.

Elle ne dit pas non.

— Je vais faire du thé, répondit-elle simplement en se dirigeant vers la cuisine. Tu en veux ?

— Merci, j’ai déjà eu mon compte.

Elle se posta timidement à l’entrée du salon après avoir fait bouillir de l’eau.

— Comment c’était ? demanda-t-il.

— Ç'a été.

— Tu étais chez eux ?

— Non. Nous sommes allés déjeuner près de l’église de la Madeleine.

Cassandre repartit dans la cuisine et Jakab enleva l’ordinateur du canapé pour lui faire une place. Elle réapparut quelques minutes plus tard avec une tasse fumante qu’elle posa précautionneusement sur la table basse avant de s’asseoir à côté de lui. Elle enleva les boucles de ses hautes bottes en partie délacées puis replia ses jambes sous elle, dans ce qui semblait être sa position préférée. Elle avisa alors le casque de Jakab, posé sur l’ordinateur.

— Qu’écoutais-tu ?

— Un groupe polonais aux origines obscures.

Cassandre leva sur lui des yeux intéressés. Un acte valant mieux qu’une parole, il se pencha vers elle et lui mit doucement le casque sur la tête. Il la regarda, son visage restait impassible.

— C’est bon, ça, murmura-t-elle.

Il comprit alors la sensibilité déconcertante qui l’habitait. Il perdit son regard dans les mailles de son pull bicolore, puis revint à ses yeux. Fixes, d’une belle inexpressivité.

Elle se rapprocha jusqu’à venir jusqu’à lui et il ne savait pas si elle s’en était aperçue. Elle paraissait si loin. Il ferma les yeux et se concentra sur la sensation de Nocturnal blottie contre lui, imaginant les tableaux qu’amenaient les morceaux défilant dans sa tête.

— Tu veux la couverture ? demanda-t-elle soudain.

Jakab fut étonné de cette proposition, mais accepta volontiers. Elle déplia la couverture dans laquelle elle s’était enroulée et il la mit en place sur ses genoux.

— Köszönöm, dit-il calmement.

L’air perplexe de Cassandre l’amusa.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Merci.

Elle essaya de répéter le mot et Jakab laissa échapper un rire.

— Pas tout à fait.

Il prit un bloc-notes sur la table basse, écrivit le mot de son écriture illisible et observa Cassandre tenter de le déchiffrer.

— Le « sz » se prononce comme un « s » en français, indiqua-t-il pour l’aider. Et le « ö », comme la lettre « e ».

La seconde tentative fut plus concluante. Il écrivit ensuite « szeretem az éjszakát ».

— J’aime la nuit, traduisit-il.

— Tu as bien raison, acquiesça-t-elle.

Puis elle reporta son regard sur la feuille et les sons qui sortirent de sa bouche ressemblèrent à de la bouillie. Jakab la regarda et pour la première fois, il vit un sourire naître sur son visage, et il l’entendit rire. D’un rire sincère et pur. Jakab sentit son cœur tressaillir. Il était tellement heureux de la voir ainsi.

En se réveillant le lendemain matin, Jakab réalisa qu’il était à Paris depuis trois jours. Les rayons ténus du soleil filtraient derrière les rideaux. Son téléphone indiquait onze heures. Il se maudit d’avoir roupillé aussi longtemps.

Il nota ensuite que Cassandre n’était pas venue, comme elle l’avait fait les jours précédents. L’appartement était plongé dans le calme et aucun son ne témoignait d’une présence humaine. Jakab enfila son sweat-shirt par souci de pudeur et se rendit à la cuisine. Au centre de la table trônaient deux tranches de pain dans une assiette rouge, ainsi qu’une boîte de café. Pour le reste, la pièce était intacte.

En revenant dans le salon, Jakab vit que la porte de la chambre était fermée et se dit qu’elle s’était peut-être rendormie. Il patienta un quart d’heure et finit par toquer doucement à la porte. N’obtenant pas de réponse, il se risqua à tourner la poignée. Le lit était vide et défait. Il sentit une pointe d’inquiétude monter en lui lorsqu’il réalisa que Cassandre n’était pas dans l’appartement. Et il avait dormi trop profondément pour remarquer quoi que ce fût.

Jakab sortit son téléphone et composa le numéro qu’elle avait fini par lui donner quelques jours avant son arrivée. Personne ne répondit. Il réessaya à deux reprises, puis se força à manger les tartines qu’elle avait préparées pour lui, même si l’incertitude lui avait coupé l’appétit. Il se demanda où elle était et pourquoi elle ne lui avait rien dit. Le fait qu’elle n’ait même pas laissé de note le mettait mal à l’aise. Il espérait qu’il ne lui était rien arrivé et se rendit compte qu’une peur indicible lui tordait le ventre.

La porte s’ouvrit enfin une heure plus tard et Jakab éprouva un vif soulagement en la voyant.

— Bonjour, Cassandre, dit Jakab après avoir décidé ne pas lui faire part de ses doutes pour l’instant.

Elle le salua tout en enlevant son manteau. Son bonnet avait ébouriffé ses cheveux.

— Ça va ? s’enquit-il alors qu’elle s’asseyait avec un verre d’eau.

Elle hocha la tête.

— Où étais-tu ?

Le silence accueillit sa réponse et dura si longtemps qu’il crut d’abord qu’elle n’avait pas entendu sa question.

— Chez ma psychologue.

Jakab posa ses yeux sur elle.

— Tu y vas souvent ?

— Trois fois par semaine.

Il hésitait sur la conduite à prendre. Il lui était reconnaissant de lui avoir répondu mais ne souhaitait pas aller trop loin, se doutant que le sujet était sensible.

— Que t’a-t-elle dit ? se risqua-t-il cependant à demander.

Elle ramena ses genoux contre elle.

— De faire des choses qui sont bonnes pour moi.

Jakab fixa le sol.

Ce qui était bon pour eux n’était pas bon pour les autres. Là gisait tout le paradoxe.

— Aimes-tu les cartes ? lança-t-elle soudain.

Jakab la considéra brièvement, surpris.

— Oui, pourquoi pas ? hasarda-t-il.

Elle traversa la pièce, sortit un beau paquet de cartes au dos rouge foncé du tiroir de la commode et tira les rideaux. Il la regarda s’asseoir en tailleur par terre d’un côté de la table basse, posant le paquet en un tas impeccable sur la surface plane. Jakab finit par s’installer en face d’elle, étonné.

— Tu connais des jeux ? demanda-t-il.

Nocturnal ne répondit pas. Il la vit prendre deux cartes qu’elle plaça à la verticale sur la table, puis les rapprocha progressivement jusqu’à former un triangle. Elle retira doucement ses doigts ; les cartes étaient en parfait équilibre.

Elle réitéra son geste en silence jusqu’à avoir huit triangles alignés devant elle. Comme elle l’invitait du regard à continuer, Jakab posa avec précaution une carte entre chaque sommet. Elle reprit les cartes et commença à bâtir le deuxième étage du château. Ses mains ne tremblaient pas et la concentration se lisait sur son visage. Jakab refusa son invitation à poser le palier suivant. Elle semblait plus expérimentée, aussi la laissa-t-il continuer son impressionnant travail. Il la regarda poser les deux dernières cartes. La construction prodigieuse ne vacillait pas. Il était sur le point de la féliciter lorsqu’elle donna soudain une infime pichenette sur le sommet. Le château de cartes s’effondra.

Cassandre releva les yeux sur lui, empreints d’une expression noire qu’il ne lui connaissait pas.

— Nos châteaux ne tiennent jamais, assena-t-elle. Tout finit par s’écrouler.

Jakab la dévisagea. Ses mots incarnaient le pessimisme.

*

Cassandre était partie faire réchauffer des pizzas. Elle sortit des bières du frigo et revint quelques minutes plus tard dans le salon après avoir arrosé le petit ficus qui reposait sur la commode de la chambre. Jakab avait les yeux tournés vers l’écran de son ordinateur, le casque sur la tête. Il la remercia chaleureusement.

— Que regardes-tu ? s’enquit Cassandre.

— Les informations.

— Tu peux débrancher le casque, tu sais. Je serais curieuse d’entendre ça.

Il l’avertit qu’il s’agissait des actualités hongroises mais s’exécuta tout de même et ils passèrent un moment devant l’écran.

— Que disent-il ? voulut savoir Cassandre.

— Ils sont préoccupés par l’état actuel de l’Europe. La vague de migrants est un souci majeur. Nous avons réagi en nous protégeant, mais tout le monde cherche à nous faire passer pour des fascistes.

Il éteignit l’appareil.

— Toute notre histoire n’a été que défaites et invasions successives, poursuivit-il. Que ce soit les Turcs, les Autrichiens, les Russes... Sous l’indifférence la plus totale de l’Europe de l’Ouest. On garde ça dans notre mémoire collective, cela refait toujours surface. Nous ne voulons simplement pas que ça recommence. Maintenant, n’avons-nous pas le droit d’aspirer à un peu de tranquillité ?

Ses propos étaient radicaux. Mais Cassandre admirait la détermination avec laquelle il souhaitait défendre son pays. C’était fort.

Aucun son ne venait troubler la sérénité de la pièce. Ils pouvaient se croire seuls, en sécurité. Cassandre était bien au chaud sous la couverture et sentit tout d’un coup son bras trembler légèrement. Elle ferma les yeux et chercha à tâtons la main de Jakab. Elle sentit la pression chaude de sa main sur la sienne et même si elle ne savait pas tellement ce qu’elle faisait, fit courir son pouce dans le creux de sa paume. C’était apaisant. Leurs mains reposaient calmement sur le pantalon de Jakab et elle posa sa tête sur son épaule. Elle sentait la douce matière du sweat-shirt contre sa joue. Elle sentait son cœur battre, ses manches longues lui tenaient chaud. Mais elle se sentait bien. Mieux qu’elle ne s’était jamais sentie.

*

Jakab Kátai aurait voulu rester toute la nuit ainsi. L’avoir près de lui était agréable. Il ne sut au bout de combien de temps Cassandre décida de se lever et de regagner sa chambre. Il repoussa la couverture et vit qu’elle avait laissé les cartes sur le coin de la table. Il décida donc de tenter sa chance, s’assit par terre, seul, et commença lentement à construire son château. Il était loin d’avoir sa maîtrise.

Jakab vit soudain la porte s’entrouvrir. Et dans le rayon de lumière, il eut le temps d’apercevoir Nocturnal esquisser un sourire.

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