XVII

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Ils avaient passé la majeure partie de l’après-midi dehors. Cassandre lui avait demandé s’il aimait le froid, Jakab avait répondu que le vent possédait de curieux bienfaits. Ils étaient allés du côté de la butte Montmartre et avaient grimpé les petites rues pavées autour de l’imposante basilique du Sacré-Cœur. Aucun des deux n’avait rien dit. Ils avaient seulement laissé leurs yeux errer, leurs pas les guider dans le dédale des ruelles. Ils voulaient s’immuniser contre eux. Contre eux tous.

Leur soulagement fut d’autant plus grand lorsqu’ils regagnèrent leur repaire à l’abri des regards. Jakab connecta son ordinateur à la chaîne et ils s’installèrent sur le canapé. Il devait être aux alentours de sept heures du soir, la nuit était tombée et les rideaux déjà tirés. Cassandre ferma les yeux. Il tendit la main et prit doucement la sienne. Il la sentit trembler et faillit la retirer, craignant de l’avoir brusquée, mais elle raffermit sa prise. Il la regarda, perplexe, mais ses yeux auréolés de cercles sombres étaient toujours fermés. Ses yeux glissèrent sur le dragon argenté, sur les petites pointes parallèles qui ornaient son sourcil. Ses traits étaient fins ; son expression triste, figée. Elle ouvrit des yeux vides et perdus, contemplant un tableau invisible. Elle paraissait si loin.

— J’ignore à quoi tu penses, mais je ne vais pas te le demander, murmura-t-il.

Elle posa ses yeux d’ambre sur lui, longtemps. Puis elle se rapprocha et enfouit son visage dans son épaule. Il passa son bras derrière elle et la serra contre lui. Il sentait ses doigts caresser lentement son bras sous la couverture et les battements de son propre cœur résonner plus fort en lui. Il laissa échapper un soupir en sentant le contact froid du piercing lorsque ses lèvres effleurèrent son cou. Il ferma les yeux, vaguement conscient des sons ensorcelants qui flottaient dans la pièce, et se concentra sur la chaleur solitaire qui émanait d’elle. Il sentait son léger souffle dans son cou et passa doucement ses doigts dans ses cheveux.

— Merci, chuchota-t-elle à son oreille.

Il approcha son visage et ses lèvres pressèrent gentiment les siennes. Puis il déposa un baiser sur son front et savoura la douceur de son étreinte.

Cassandre finit par reculer et resta silencieuse. Jakab l’aida à préparer le dîner qu’ils prirent dans le canapé, selon une habitude qui commençait à s’installer. Il eut du mal à détacher ses yeux de Nocturnal lorsqu’elle amorça un mouvement. Elle lui prit brièvement la main et se dirigea vers la chambre. Quelques secondes plus tard, Jakab vit une lueur chaude s’élever d’une bougie qu’elle posa sur la table de nuit. Il la rejoignit doucement et posa son regard sur elle. Elle portait son pull en maille rouge et blanc aux manches trop longues.

Il s’approcha et sentit un sourire briser son masque. Cassandre passa doucement ses bras autour de sa nuque et leurs lèvres se rencontrèrent une nouvelle fois pour s’unir plus longtemps. Jakab la dominait d’une tête et avait conscience qu’elle se tenait sur la pointe des pieds. Il aimait ça. Il avait de plus en plus chaud et fit un pas en arrière pour retirer son sweat-shirt et le jeter sur le lit à côté d’eux. Il posa les mains sur les hanches de Nocturnal et l’attira à lui. Un désir le parcourut alors qu’il sentait son corps contre le sien, son parfum floral commençant à enivrer ses sens. Son souffle se faisait plus rapide et il la regarda ôter son pull, découvrant un débardeur noir.

Elle s’assit sur le lit, soudain l’air prise de vertige. C’est alors qu’il aperçut les cicatrices et les traces de coupures sur ses bras. Il réalisa qu’il ne l’avait jamais vue aussi peu vêtue. Cassandre gardait les yeux baissés et semblait gênée.

Jakab prit ses mains dans les siennes et entreprit de réchauffer ses doigts froids. Il l’embrassa délicatement sur le front et resta à la regarder. Son attitude l’attirait, irrésistiblement. Il y avait quelque chose en elle, quelque chose de fragile, de désespéré, de beau. Il voulait la protéger, la préserver de tout ce qui pourrait lui faire mal. Il voulait faire renaître la confiance qu’elle avait perdue.

Il posa ses lèvres sur les siennes et elle lui rendit son baiser, une main posée à plat sur sa cuisse. Jakab se risqua à passer une main sous son T-shirt. Le contact de sa peau nue le fit frémir et il continua à caresser son dos, l’amenant plus près de lui. La pression de ses lèvres devint plus intense alors qu’il soulevait son haut et enserrait sa taille de ses mains. Il remonta plus haut sous son T-shirt et frôla désirablement ses seins. Gardant les yeux fermés, elle finit par quitter le dernier vêtement qui la séparait de lui. Elle avait l’air si frêle. Le regard de Jakab s’arrêta sur le collier qu’elle portait au ras du cou, muni d’un anneau et de rivets noirs.

— Je te veux libre, fit-il.

Elle posa son regard d’ambre sur lui.

— Tu voudrais bien enlever ça ? demanda-t-il doucement.

Après une seconde de silence, elle porta ses mains à son cou d’un geste lent et défit la boucle de la courroie de ses doigts hésitants. Jakab fit courir son index le long de sa clavicule. Puis il sentit ses lèvres descendre le long de sa mâchoire et abandonna son T-shirt noir à son tour. Il posa les mains sur ses cuisses et la sentit esquisser des cercles dans son dos. Elle releva la tête et il embrassa le creux de son cou en s’avançant jusqu’à ce qu’elle tombât en arrière. Il admira la lueur de la flamme danser sur sa peau nue, éclairant sereinement les marques et le ténu dessin de ses côtes. Puis il plongea ses yeux dans les siens.

— Tu es belle, murmura-t-il. Ne l’oublie jamais.

Ils se libérèrent et elle l’attira plus près. Jakab s’allongea sur elle et le fait de sentir son corps pur sous le sien fit monter l’envie en lui. S’imposant comme une évidence.


*


Les poignets emprisonnés, Cassandre sentait ses cheveux la tirailler doucement. Elle entendait sa respiration devenir plus lourde et avait conscience de son poids sur elle, de chaque pression de son corps sur le sien. Elle ferma les yeux et se laissa porter par les vagues.

Et l’espace d’un instant, un instant si parfaitement simple, ils purent atteindre des cieux plus hauts.


*


Elle souriait à présent, et désormais seules les traces sur ses bras témoignaient de ce qu’elle avait enduré. Jakab sentit la fatigue l’envahir avec délice, et il laissa la caresse de ses doigts traçant des formes sur son dos le guider vers l’inconscience.


*


Cassandre n’avait pas dormi. Elle avait contemplé les yeux sombres de Jakab se fermer peu à peu et avait décidé d’attendre que la bougie se consumât entièrement avant de se livrer au sommeil, observant les variations que les lueurs chaudes produisaient sur son corps. Un calme singulier planait et elle se rendit compte qu’elle ne s’était jamais sentie ainsi. Elle ne s’était jamais sentie bien. Mais le lien qui les unissait était plus fort ; leurs âmes jouissaient d’une étrange symbiose.

Il respirait calmement à côté d’elle, un bras en travers de son corps. Cassandre considéra longuement sa peau ferme et lisse dans l’obscurité. Elle le sentit soudain légèrement bouger et il se tourna vers elle. À ce moment-là, elle posa la main sur son cœur. Le battement était rapide, puissant. Il était vivant.

Ils pouvaient rester en vie, tous les deux. Conclure un pacte, alliés dans leur exil.


*


Jakab Kátai était encore ensommeillé lorsqu’il posa ses yeux sur Nocturnal, sur les mèches de ses cheveux rouges en désordre qui lui tombaient sur les épaules. Il fit courir son doigt sur son avant-bras, pouvant distinguer la courbure de ses seins dans la pénombre. Il ressentait de l’admiration.

— Cassandre est un prénom antique, murmura-t-elle soudain.

Jakab la regarda, surpris du son de sa voix dans la nuit. Il attendit, la laissant continuer.

— Dans la mythologie grecque, Cassandre avait le don de prédire l’avenir, mais on la condamna à ce qu’elle ne fût jamais écoutée. Elle prophétisait des événements terribles et annonça vainement que Troie courait à sa perte. Elle n’était qu’une folle aux yeux du monde, fut frappée d’ostracisme, assista au massacre de sa famille, fut abusée et mourut assassinée.


Il était plus de midi lorsqu’elle se réveilla, mais ses cernes n’avaient pas disparu. Jakab était déjà levé et lui avait préparé un thé. Il l’avait regardée dormir quelques heures dans la matinée. Puis il s’aperçut qu’elle tremblait.

— Tu veux mon sweat-shirt ? proposa-t-il.

Elle secoua la tête mais Jakab lui tendit quand même le vêtement noir. Elle accepta sans broncher et finit par l’enfiler. Bien qu’il fût trop large, il lui tiendrait chaud.

— Il t’honore.

Les inscriptions blasphématoires lui seyaient bien.

Ils se rendirent ensemble au salon et Jakab lui tendit la tasse de thé à la myrtille.

— Merci, dit-elle à voix basse.

Il considéra ses jambes nues repliées sous elle.

— Pourquoi ne dors-tu pas ? répéta-t-il.

Son absence de réponse et la façon dont elle le regarda lui fit croire un instant qu’elle était sur la défensive. Mais elle haussa les épaules.

— C’est comme ça.

Jakab ne partageait pas cet avis et avait quelques théories mais décida de faire l’impasse dessus pour l’instant. Puis il se leva et avança vers l’étagère, posant ses yeux sur les livres. Son regard s’arrêta sur Le Maître et Marguerite. Le voir ici en version française était curieux et il était ému qu’elle eût goûté les mots de leur histoire. Leur livre. Les parallèles étaient plus que troublants.

Il avisa ensuite le gros ouvrage des œuvres complètes d’H. P. Lovecraft qui avait déjà capté son attention et le prit entre ses mains. La couverture était majestueuse et les petits caractères inscrits sur les centaines de pages l’intriguaient. Il feuilleta brièvement le livre et tomba alors sur une note accolée à un post-it. Ce dernier comportait un prénom, un nom et des coordonnées. Il se retourna vers Cassandre, qui n’avait pas bougé du canapé.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en le lui montrant, ne parvenant toutefois pas à faire sortir la note de son esprit.

Il crut voir une lueur de souffrance traverser ses yeux, mais celle-ci disparut aussitôt.

— Rien de très important, fit-elle.

L’expression de son visage n’était pas convaincante. Jakab aurait bien voulu commencer à lire mais il sentit que le moment n’était pas tellement propice, aussi préféra-t-il remettre cette activité à plus tard. Il rangea le livre à sa place et revint près d’elle. Il lui prit simplement la main. Elle avait fermé les yeux et tendit le bras pour attraper sa tasse de thé sans les rouvrir. Jakab failli la stopper dans son geste mais le calme déstabilisant avec lequel elle s’exécutait lui intima de ne pas interférer. Elle porta la tasse à ses lèvres et but une gorgée. Puis elle posa les yeux sur lui.

— C’est la personne qui a permis que je sois là aujourd’hui, déclara-t-elle.

Il serra sa main plus fort et regarda les tourments invisibles que son visage dissimulait avec une habileté époustouflante.

— Un jour, nous parlerons de tout ça.

Elle hocha la tête dans le vague et il comprit que les événements, quels qu’ils fussent, étaient toujours frais dans sa mémoire. Il s’apercevait qu’il n’avait aucune idée de ce qui survenait en elle.

Il ne pouvait oublier la note qu’il avait entrevue.


J’aurai laissé ma voix se perdre dans le vide

Mon silence est plus beau que partout votre bruit.

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