XX - 2004

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Il voulait que les vacances se terminent. Il était bloqué à la maison avec sa mère, qui cumulait les arrêts de travail. Elle avait du mal à se déplacer ces derniers temps, et parfois chaque mouvement devenait un calvaire.

Son père venait de rentrer du lycée où il enseignait et avait filé à la salle de bains pour se rafraîchir. Il faisait tout pour ne pas penser à lui.

Alors qu’il était assis sur le canapé en train de rafistoler son Balisong, un mouvement attira son œil. Sa mère s’était levée en grimaçant. Sentant une pointe d’inquiétude lui pétrir le cœur, il se leva et fit quelques pas jusqu’à elle. Il hasarda un geste en sa direction, mais elle le repoussa doucement de la main.

— Laisse, ce n’est rien.

Elle chancela et se retint de justesse à la table. Interdit, il resta les bras ballants, sans savoir quoi faire.

Le bruit de l’eau se coupa, et la seconde d’après son père était là.

— Brigi, Brigi… Qu’est-ce qu’il y a ?

Sa mère commença à assurer que tout allait bien mais fut interrompue par une quinte de toux. À ce moment-là, son mari sembla s’apercevoir de la présence de son fils.

— Qu’est-ce que tu fais à rester là ? Apporte-lui de l’eau, bon sang !

Ses oreilles bourdonnaient. Incapable de se mouvoir, il laissa passer une autre litanie d’insultes. Sa mère leva un bras en l’air, le visage las et suppliant. Elle en avait assez. Cet idiot ne voyait pas que crier dans ses oreilles ne faisait que la fatiguer davantage.

— Ça va aller, Tibor, soupira-t-elle. Laisse-le tran…

Elle s’étrangla avant de finir sa phrase et son père s’empressa de la soutenir. Sa mâchoire se mit à trembler, de détresse, de dégoût, de rage.


La maladie de sa mère empirait. Les crises devenaient plus fortes avec chaque journée qui passait. Elles enfonçaient leurs crocs dans sa gorge, y laissaient l’empreinte sardonique d’un mal que rien n’effacerait. Elles mitraillaient tout et détruisaient son être, chaque jour l’entraînant vers le fond, chaque jour plus près de sa fin.

Il l’entendait de partout. Où qu’il soit, les sons lui parvenaient. Les bruits traversaient les murs. Il voulait se boucher les oreilles, se tuer les tympans, se désosser le crâne. Tout. Tout pour ne pas entendre. Ne pas la voir cracher le mal qui la rongeait. Ne pas la voir partir. Ne pas la voir mourir à petit feu. Il ne pouvait plus supporter de l’entendre perdre sa vie.

Les mêmes scènes se succédaient jour après jour, la situation qui se jouait devant ses yeux en rappelait des dizaines d’autres.

Les crises démarraient sans prévenir. Pouvaient la saisir n’importe quand. Chez des amis aux visages tordus, grimaçant une pitié horrible, qui s’empresseraient d’accourir de leurs corps étouffants, mettant fin à une soirée à jamais gâchée. Lors d’une conversation joyeuse qui s’interromprait et ne verrait jamais son terme. Au milieu d’un repas, qu’elle avait fait tant d’efforts à préparer et qu’elle ne pourrait même pas finir. Et lui, il était son fils, et il ne pouvait pas toujours fuir.

Il ne pouvait pas se laisser pleurer devant celle qui l’avait mis au monde. Ne pas craquer. Il aurait tant voulu l’aider, l’épauler. Il aurait voulu pouvoir, être capable, être assez courageux pour lui prendre la main. Lui porter des mouchoirs. Lui apporter de l’eau. Et il ne faisait rien. Il restait immobile. Il la regardait. Les yeux fixes. Impuissant. Il ne pouvait rien faire. Il n’y arrivait pas. Il n’était qu’une carcasse écorchée vive incapable de supporter d’être témoin d’une maladie. Ça faisait trop mal.


Il croisa le regard de sa mère et sentit un sourire étirer ses lèvres, un rire gêné monter. Un rire de tristesse, un rire qu’il inondait d’excuses.

Il se gifla mentalement. Qu’avait-il fait ? Comment pouvait-il ? Il se faisait horreur.

Il recula d’un pas lorsque sa mère fut prise de soubresauts. Choqué, il regardait son corps se soulever, son corps sans vigueur qui s’arquait de manière grotesque, les larmes qui coulaient de ses yeux sous l’effort tandis qu’elle hoquetait.

— JAKAB ! hurla son père.

Il sortit de son hébétement et ses jambes le portèrent hors de la pièce, sans un regard pour la cuisine.

La porte.

— JAKAB, REVIENS IMMÉDIATEMENT !

Il passa le pallier et, dans sa précipitation, manqua de s’étaler dans l’escalier. Il bloqua un temps les menaces derrière lui, puis la toux de sa mère couvrit les cris de son père.

Il ne se dirigea pas vers la rue, mais gravit le petit escalier de secours poussiéreux que personne n’empruntait.

S’éloigner.

Il ouvrit la fenêtre et se hissa sur le balcon, ignorant les tremblements qui parcouraient son corps. Pardonne-moi, Maman.

Les antennes dansaient leur triste valse, tendaient leurs doigts crochus vers ses yeux. Les toits gris formaient une mer étrange, et il voguait dessus, sur les flots des remords. Le vent emporta ses sanglots. Ses pleurs silencieux se perdirent dans la nuit tombante. Il aurait voulu crier, jeter son corps sur les pavés, insulter les lumières, toutes les vies qui riaient. Toutes les vies qui vivaient. Mais aucun son ne sortait. Il ne pouvait qu’offrir son visage au ciel. Que se déchirer l’âme.


Il ne voulait pas revenir.

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