XXI

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Cassandre aurait souhaité ne pas avoir à se lever ce vendredi matin. La perspective de devoir confier des états d’âme hasardeux à une femme soi-disant plus « psychologue » que les autres ne la réjouissait guère. Elle s’était pourtant engagée à effectuer cette démarche et à remplir ce devoir jusqu’au bout, peut-être par simple défi personnel. Elle chassa ces mauvaises pensées qui venaient l’empoisonner et laissa l’air frais apaiser la morosité qui semblait s’être attachée à elle, ce matin-là.

La séance commença sereinement, comme si un voile de calme emplissait ce lieu où les paroles prononcées entre les quatre murs ne ressortiraient pas. La voix de Madame Duplat parvenait à la bercer et la conduire vers un état de confiance bienvenue et sécurisante. De son côté, elle parvenait même à s’exprimer sans que les mots ne s’entrechoquent de façon risible et méandreuse.

Puis sans prévenir, le brouillard vint et Cassandre s’éloigna. L’éclair l’aveugla et faucha la clairvoyance. Les contours de la pièce tanguèrent. Elle se concentra sur sa respiration, qui se fit plus profonde, plus dense, omniprésente, comme si un autre être respirait en elle. Elle fixa son regard sur ses mains qui reposaient toujours sagement sur son pantalon, l’une par-dessus l’autre. Ses doigts étaient immobiles. Lorsqu’elle releva les yeux, la personne qui se tenait devant elle lui sembla étrangère. Elle ne la reconnaissait plus. Les soupçons insidieux frappèrent à la porte, tout autour de sa tête, créant une onde de choc sur toute sa pensée. Ses assauts répétés l’épuisaient. Elle devait parer les coups, colmater les brèches, mais elle n’était jamais assez forte. Alors elle les laissa entrer, elle aimait leur sourire lorsqu’ils la remerciaient. En fait, la séance se déroulait comme à l’accoutumée, une partie feignant de s’ouvrir et s’éclore vers la lumière alors que l’autre l’épiait d’un air avide et satisfait, persuadée de sauver une vie, sentant les dents de la gloire et du triomphe la démanger de l’intérieur. Il n’y avait plus de confiance. Il n’y avait plus de contenance. Plus d’aide. Plus de sens.

Elle entendit son prénom, qui s’immobilisa dans l’air d’une drôle de façon interrogatrice.

— Cassandre ?

Le visage de sa psychologue était là, les sourcils levés et les lèvres étirées en une moue sympathique. Tout ce qui venait de la traverser lui parut alors ridicule. Il n’y avait absolument rien d’autre qu’elles deux.

— Excusez-moi.

Les yeux bleus de son interlocutrice tentèrent de lui envoyer des ondes rassurantes. Son sourire se voulait encourageant, compréhensif.

— Voudriez-vous m’en parler ?


Il était un peu plus de midi lorsque Jakab entendit la porte d’entrée se refermer. Il se leva afin d’accueillir Cassandre et son cœur se réchauffa lorsqu’elle fit irruption dans le salon. En s’approchant, il vit que ses yeux étaient légèrement injectés de sang et sentit qu’un détail clochait. Son expression restait figée.

— Qu’y a-t-il ? la pressa-t-il.

Ses lèvres ne remuaient pas. Il la prit par le bras et l’entraîna sur le canapé. Les jointures de ses doigts étaient blanches. Il la força à se tourner vers lui, anxieux et désemparé. Il essaya de réchauffer ses mains en les prenant entre les siennes. Puis elle le regarda avec un masque superbe.

— Il n’y a rien.

Et son armure était tellement parfaite qu’il fit comme s’il la croyait.


La bougie éclairait la pièce d’une lueur chaude, ils regardaient la flamme trembloter. Jakab déplaça son regard sur Cassandre. Elle paraissait pleinement absorbée dans ses pensées ou dans la simple contemplation de la flamme qui dansait devant ses yeux.

— Que veux-tu savoir ?

La question prit Jakab au dépourvu. Elle tourna lentement la tête et fixa ses yeux sur lui.

— Ce que tu veux bien me dire.

Elle se positionna de manière à le regarder plus facilement.

— Un soir d’octobre, j’ai voulu voir ce qu’il y avait de l’autre côté, commença-t-elle. Il y avait trop de choses, je ne pouvais plus tenir. Il y a des fois où je souhaite perdre conscience, arrêter d’entendre, de voir, de penser. J’avais envie de m’échapper, mais il n’existe aucune vraie échappatoire sur Terre. Alors ce soir-là, quelque chose en moi m’a poussée à faire quelques pas de plus que nécessaire.

Jakab croyait savoir à quelle conclusion douloureuse elle voulait en venir, mais il la laissa reprendre son souffle et attendit patiemment qu’elle continuât. Il respectait son attitude et lui était reconnaissant d’avoir choisi de lui confier cela.

— À ce moment-là, je crois que je n’ai plus pensé à rien.

Il ressentait une pointe de tristesse à l’idée qu’elle n’eût pas pensé à lui, mais il savait peut-être mieux que personne à quel point parfois plus rien ne compte. Il devait l’accepter.

— Parfois, tu en viens à te sentir coupable d’exister. Et tu as tellement honte de toi-même, tu es tellement persuadée d’embêter les autres que tu ne peux pas demander de l’aide.

Ses paroles s’étaient suspendues dans l’air, elle semblait ne plus pouvoir continuer. Le cœur de Jakab frémit lorsqu’il vit son regard. Elle n’avait pas besoin de parler. Tout dans ses yeux criait « excuse-moi ».


*


La culpabilité submergea Cassandre une nouvelle fois. Non seulement elle avait raté ce qu’elle avait voulu entreprendre, mais elle prenait à présent conscience du chagrin qu’elle avait causé à Jakab. Elle était minable.


*


— Et puis quelqu’un est venu, continua-t-elle. Mon crâne ne s’est pas brisé. Il faut croire que la Mort n’a pas voulu de moi.

— Le post-it dans le livre ? glissa-t-il à voix basse.

Elle opina du chef et il crut savoir ce qu’il signifiait.

— Pourquoi ?

Elle se pencha en arrière et ouvrit difficilement le tiroir de la table de nuit. Elle en extirpa une feuille qu’elle déplia et déposa dans ses mains.

Sa bouche s’assécha lorsqu’il découvrit son propos.


Ne pas réagir


Je ne peux supporter le dégoût dans vos regards

Le ton du jugement dans vos paroles

De quoi m’accusez-vous ?


Je conçois, mes réactions peuvent être étranges

Peut-être vous déçois-je

Peut-être votre orgueil s’indigne-t-il

Quand il se trouve une chose que vous ne comprenez pas ?


Vous étalez votre savoir.

Vous soutenez que

Je devrais me sentir chanceuse

Arrêter d’afficher cette tête

« Tu ne gis pas à terre,

Le monde connaît des drames bien pires

Des affres qu’un esprit aussi jeune que le tien ignore,

Des choses qui ne t’atteignent pas. »

Ces mots sont tellement blessants.

Peut-être. Peut-être avez-vous raison.

Peut-être ne voyez-vous qu’Égoïsme.

Mais ce que je ressens est incontrôlable,

De même que ce qui est inhérent à mon âme.


Pourquoi êtes-vous fâchés contre moi ?

Car je ne souris pas ?

Excusez-moi de ne pas parler.

D’ignorer l’enthousiasme

D’ignorer l’amitié

De rester en-dehors.

Car je suis différente ?

Car tout devrait être simple.


Ne voyez-vous pas que partout tout empire ?

Qu’à défaut d’attirance et de reconnaissance

Ne viennent que solitude et rejet ?

Ne voyez-vous pas que partout l’on m’évite ?

Ne voyez-vous pas que je ne le choisis pas ?

Qui choisirait cela ?


Ne voyez-vous pas comme ça fait mal ?

Ne voyez-vous pas comme j’essaie de fuir

Minimiser les rencontres

Courir tant qu’il me l’est possible

Pour échapper à vos griffes ?

Comme je me tapis chaque fois que vous posez le regard sur moi

Ne voyez-vous la peur qui s’empare de mon corps

La souffrance qui me fait regretter

Que les coupures d’hier ne fussent pas plus profondes ?


Ne pouvez-vous le voir ?


C’est tout ce qu’il me reste.

C’est un cri de détresse,

Et vous n’entendez pas.


Je ne suis pas violente.

Souvent, lorsque que fuir ne suffit pas,

Je voudrais vous dégager du passage

Vous noyer dans mes larmes

Me planter dans les veines que vous n’existez pas

Pour que cela s’arrête,

Mais ça ne s’arrête pas.


Vos gestes suggestifs me heurtent à grosses gouttes et me font mal.

Le pire est le sous-entendu, le rabais d’un coup d’œil

La moquerie insidieuse, celle que personne ne voit.

Et vous savez que je ne dirai rien.

C’est peint sur mon visage,

J’en suis juste incapable.


La violence serait belle, mais je ne la connais pas.

Au lieu de quoi j’endure, me soustrais de ma vie

Et chemine sous vos yeux

Sans réagir.

Gardant la tension en moi et la libérant la nuit,

Quand elle me déchire.

L’évacuer avec les larmes

Reprendre mon souffle

Récupérer et puiser des forces,

Juste assez pour un autre jour.

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