XXVIII

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Elle épousseta pour la énième fois ses baskets, son nom n’avait toujours pas été prononcé. Les deux chefs d’équipe se tenaient au centre du gymnase, appelant leurs amis à tour de rôle. Ils avaient déjà chacun réuni une dizaine d’élèves autour d’eux, qui commençaient à enfiler les maillots colorés. Son pouls s’accélérait et pulsait désagréablement dans ses bras, mais elle gardait les yeux fixés sur le sol. Elle n’avait même pas sa montre pour vérifier combien de temps il restait. On l’appelait toujours en dernier, d’habitude. Cette fois-ci, ils n’avaient même pas fait l’effort.

Paniquée, elle jeta un regard à la ronde. Ils s’étaient tous levés et avaient rejoint leur équipe, elle était la seule à être restée assise en tailleur.

Impose-toi ou crève.

Mal à l’aise, elle se leva et se dirigea vers le groupe le plus proche. Elle ralentit en voyant leur professeur de sport s’adresser au chef d’équipe.

— Vous voulez bien prendre Cassandre avec vous ?

— Oh, pitié, Madame !

Non, ils avaient raison. C’était carrément la honte.

Lorsqu’elle plongea la main dans le bac, seuls restaient les dossards déchirés.


C’était la première fois qu’elle criait depuis qu’il était là. Elle ne comprit pas lorsqu’elle vit ses doigts trembler ; ses yeux brûlaient et elle eut à peine conscience qu’on lui prenait les épaules. C’était comme si tout était silencieux et que son esprit hurlait.


*


Elle fit un bond en revenant au monde réel. Elle referma les yeux.

Quand elle les rouvrit, ils étaient baignés de larmes. Les perles coulaient en silence sur ses joues pendant qu’elle levait les mains devant elle, comme pour se protéger, comme pour… Jakab plissa le front, ne sachant pas comment réagir. Elle avait dû faire un cauchemar.

— Ça va ?

Il eut l’impression qu’elle n’entendait pas. Ses yeux fous se balançaient frénétiquement dans les angles de la pièce, comme si elle était consciente d’une présence que lui ne voyait pas.

Jakab déglutit avant de caresser ses cheveux rouges en bataille.

— Il n’y a rien, fit-il. Je suis là.

Elle agrippa sa main, lâchant sa dague imaginaire, et ils restèrent ainsi jusqu’à ce qu’elle se calme. Elle finit par poser son regard sur lui, l’expression égarée, et Jakab se demanda si elle faisait souvent ce genre de rêves. C’était la première fois qu’il la voyait si chamboulée.

— Ce n’est pas normal de faire autant de cauchemars, dit-il après un moment de silence.

Elle haussa les épaules.

— Je ne sais pas. C’est oublié.

Jakab ne la croyait pas. Il savait bien qu’on ne pouvait oublier de telles visions.

— C’est récurrent, objecta-t-il.

— Je n’y peux rien, rétorqua-t-elle. Ça n’a pas vraiment d’importance.

Il la regarda se frotter les yeux d’une main. L’une de ses jambes, pliée, formait une bosse sous la couette.

— Mais ça me fait mal pour toi, confessa-t-il.

Elle le fixa d’un air désolé.

— Ne te fais aucun souci pour moi.

— Tu ne dors pas bien presque toutes les nuits, souligna Jakab.

— Pas toutes les nuits.

— Très souvent.

Elle ne répondit plus et se contenta de fermer les yeux en balançant doucement sa jambe.

— Un jour, je suis tombé sur un exercice de méditation, lui confia-t-il, un souvenir fugitif étant remonté à la surface de sa conscience. Tu es dehors, et tes pas te mènent à une église. Tu entres. L’endroit est rempli de monde. Ce sont des funérailles. Tu t’approches, et tu te rends compte que c’est toi qui es dans le cercueil. Et tu entends ce que ta famille, tes amis et tes proches pensent de toi. À quel point tu étais importante.

Elle le regardait, le verre impassible de ses yeux semblant se déliter une fraction de seconde pour laisser apparaître un infime remerciement.


Jakab se prépara un sandwich et s’assit sur le canapé en attendant Cassandre. Il prit son ordinateur et se décida à contrecœur à regarder les possibilités de retour en Hongrie avant la fin de l’année. Il jetait de temps en temps un coup d’œil par la porte entrebâillée. Il la vit s’asseoir sur le lit en sous-vêtements puis enfiler son pull ainsi qu’un pantalon à sangles qu’il ne lui avait jamais vu.

Elle le rejoignit enfin. Jakab n’eut pas la présence d’esprit de fermer son ordinateur et elle eut le temps de lire la page de comparateur de vols. Elle leva les yeux sur lui et finit par passer ses bras autour de son cou. Il sentit la pression de ses lèvres et lorsqu’elle recula un peu, son regard était empreint d’une tristesse qu’elle n’était manifestement pas parvenue à cacher. Il sentit sa gorge se nouer avant de la serrer plus fort contre lui.

— Tu sais que je ne pourrai pas rester pour Noël, murmura-t-il.

Elle passerait du temps avec sa famille et il ne voulait pas que la situation se compliquât davantage. Ils étaient déjà le 17 décembre. De plus, il pensait qu’il serait préférable de ne pas couper totalement les ponts avec ses propres parents. Histoire de rassurer tout le monde des deux côtés.

Il sortit la gemme de la poche de son pantalon et ouvrit la main.

— Et puis, j’ai ça, dit-il doucement.

Elle effleura la petite pierre du doigt et resta silencieuse.


— Il te reste de la pálinka ?

Au seuil de la soirée, Cassandre était occupée à édifier un château de cartes défiant toute mesure. Jakab finit de frotter rapidement la serviette sur ses cheveux avant de se poster à la porte de la chambre. Sa question l’avait pris au dépourvu. Il ne pensait pas qu’elle en redemanderait. Et elle ne devait pas se rappeler qu’ils avaient fini la bouteille. Il en avait tout de même apporté une autre, à l’abricot, pour changer.

— Oui, acquiesça-t-il.

Cassandre interrompit son mouvement et tourna la tête vers lui. Jakab crut comprendre le message qu’elle voulait faire passer. Il accéda à sa demande après un éclair d’hésitation, ne sachant si son état instable le préconisait. Il ne lui avait fallu qu’un instant pour éventrer son sac noir et en sortir la longue et fine bouteille, mais ce fut assez pour que Cassandre eût fini l’impressionnante construction et restât à la fixer, assise en tailleur. Jakab regarda la forteresse tant qu’il était encore temps, et elle s’effondra quelques secondes plus tard.

— À nos lignes, fit-elle.

Elle sourit en levant son verre ; ses mèches carmin dansaient. Dans la brume de leurs sens, leurs lèvres se rencontrèrent, l’abricot se mêlant à son souffle glacé. Elle s’éloigna sans lui, et c’est en regardant son corps inerte plus tard dans la nuit qu’une pensée vint douloureusement frapper son esprit. Il se demanda si elle ne voyait pas en cette arme un remède. Elle avait peur de dormir et préférait perdre connaissance. Cette idée lui fit mal et il trouva laborieusement le sommeil, malgré la douceur de l’alcool coulant dans ses veines.


Elle ne se réveilla pas de la nuit et Jakab dormit à grand-peine. Quoique sans rêves, son sommeil fut troublé par des impressions de présence étrange. À chaque fois, il ouvrait les yeux, mais ne distinguait que la masse formée par le corps de Cassandre à côté de lui.

Vers onze heures, il en eut assez et se leva. Il se rendit dans le salon et resta debout quelques minutes avant de se laisser choir sur le canapé, où il acheta son billet de retour. Le vol était fixé au 22 décembre, moins d’une semaine plus tard. La porte était entrouverte, Nocturnal était toujours là. Il ne lui arriverait rien. Jakab se maudissait. Une part de lui aurait voulu rester avec elle, mais il savait qu’il était obligé. Sa décision était prise, aussi déchirante et incertaine fût-elle.

Il la vit bouger en début d’après-midi. Elle avait dormi plus de dix heures. Le soulagement qui envahit Jakab le prit au dépourvu, mais il tâcha de se maîtriser lorsqu’elle fixa ses yeux sur les siens. Elle paraissait parfaitement calme et il l’embrassa un peu plus fort qu’il n’aurait dû. Elle le laissa faire et il sentait la pression envoûtante de ses doigts dans sa nuque.

— Comment vas-tu ? demanda-t-il.

— Je vais bien.

Elle avait l’air sincère.

Elle vint se nicher contre lui et il reprit l’ordinateur qu’il orienta vers elle.

— J’ai pris mon billet pour jeudi prochain, expliqua-t-il en pointant l’écran du doigt.

— D’accord.

Il était rassuré qu’elle acceptât sa décision.

— Ce n’est que dans quatre jours, dit-il.

Elle laissa reposer sa tête contre son épaule, Jakab regardant son pied battre la cadence d’un rythme inaudible.

— Pourquoi ne viendrais-tu pas en Hongrie après les festivités ? proposa-t-il.

Elle tourna la tête vers lui et il crut surprendre un éclat d’espoir dans ses prunelles qui lui réchauffa le cœur.

— C’est vrai ?

Il hocha la tête.

— Tu verrais là où j’habite, dit-il pensivement. Il fera froid, à cette époque-là.

— J’aime le froid, souffla-t-elle.

Il plongea dans ses yeux et son air impassible recommença à l’envoûter. Bien sûr qu’il savait.

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