XXXI

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Le dernier jour arriva et tout fut sans doute plus silencieux. Peut-être que la scène qui se jouait devant ses yeux n’était pas réelle, peut-être s’agissait-il simplement d’un énième cauchemar. Mais elle le voyait, DaMihiMortem, dans son obscurité fascinante, rassembler ses affaires et progressivement priver l’appartement des touches d’espoir qu’il avait apportées avec lui. Enfin il fallut se résoudre à sortir et affronter la vie.

L’unique chaleur qu’elle pouvait recevoir était sa main dans la sienne. Il était tôt ; les transports n’en étaient que plus bondés. Ils durent patienter quelques instants supplémentaires sur le quai du RER B, mais ils n’étaient pas en retard. Jakab aurait pu rater l’avion que cela ne l’aurait pas dérangée. Ils trouvèrent heureusement une place assise – autant descendre aux enfers avec un minimum de confort – et elle posa sa tête sur l’épaule de Jakab.

Une fois au terminus, Cassandre réalisa qu’elle n’avait pas mis les pieds depuis une éternité dans l’immense fourmilière qu’était l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Jakab s’était déjà enregistré en ligne avant de partir et n’avait plus qu’à trouver sa porte d’embarquement. Il se forcèrent à s’asseoir dans un café où ils partagèrent un chocolat liégeois, puis se dirigèrent vers le point de contrôle et Jakab s’engagea dans la queue. Cassandre leva les yeux vers lui et se força à sourire. Elle s’imprégna une dernière fois de son expression dure et singulière qu’elle aimait tant. Sa bouche devint sèche.

— Merci d’être venu, murmura-t-elle.

Les mots lui manquaient.

— Je suis heureux de t’avoir vue, Nocturnal.

Le pseudo resta un instant suspendu en l’air. La queue commençait à avancer devant eux, il la prit dans ses bras et Cassandre ferma les yeux en s’agrippant à son cou. Elle inspira une dernière fois son odeur alors qu’il nouait ses doigts autour des siens. Il lui pressa la main un peu trop fort avant de faire volte-face.


*


Cassandre fixa sa silhouette noire engloutie au milieu d’un flot d’autres personnes et sentit les larmes lui monter aux yeux. Il avait disparu.

Elle resta un instant debout à l’écart de la queue, vaguement consciente des mouvements autour d’elle. Puis elle réalisa que sa main renfermait un objet. Elle desserra les doigts et découvrit un pendentif argenté, au bout duquel était attaché un aigle aux ailes déployées. De légers reflets cuivrés et violacés apparaissaient tour à tour. Elle referma la main sur le cadeau et fut assaillie par un tourbillon d’émotions mêlant gratitude, surprise et tristesse. Quelqu’un lui prit l’épaule et elle sursauta en entendant une femme baragouiner des mots qu’elle ne comprenait pas.

Elle glissa le pendentif dans sa poche et s’enfuit de l’aéroport.


Le train du retour était pris d’assaut. Cassandre n’avait pas de place assise et se retrouvait obligée de tenir une barre métallique au milieu du wagon. Alors qu’elle jetait un regard à la ronde, ses yeux furent accaparés par les ouvrages que les passagers tenaient dans leurs mains. « Qu’est-ce qu’un véritable manager ? » Un homme était plongé dans des documents relatifs à l’épargne salariale. Enfin, une femme méditait sur un « guide d’entretien des collaborateurs ». Elle se demanda si les gens aimaient ce qu’ils faisaient.

Elle descendit à Châtelet et prit une correspondance avec la ligne 4, toujours aussi bondée. Elle ne voulait pas penser et s’efforça de marcher près des murs, s’inventant des œillères, ne voyant que les gens qui s’écartaient devant elle. Elle ne s’arrêta pas avant d’avoir atteint le bout du quai et s’engouffra dans le wagon qui arrivait à point nommé. Aucun visage n’était familier. Et elle avait changé. Personne ne pouvait la reconnaître. Ses muscles se détendirent peu à peu. Et puis elle s’aperçut qu’il n’y avait plus Jakab. Elle rentrerait et serait livrée à elle-même. Elle fut prise d’un vertige à cette perspective.

Les portes s’ouvrirent enfin et elle laissa le vent s’emparer d’elle avec reconnaissance.


L’appartement était désert. Cassandre n’arrivait pas à se rendre compte qu’il était parti. Les images de l’aéroport surgissaient dans sa tête, illuminant son esprit d’ombres facétieusement irréelles. Elle jeta un regard circulaire à la pièce, désormais amèrement vide. La guitare était rangée dans sa housse contre le mur, la table basse accueillait encore un verre que Jakab avait dû sortir la veille. Cassandre enleva ses chaussures et s’assit sur le lit. Il lui semblait immense. Jakab s’était trouvé là pas plus tard que le matin même. L’imaginer ainsi étendu, dans l’intimité de la chambre, lui fit mal. C’était tellement proche.

Elle sortit de sa poche le pendentif qu’il lui avait laissé en guise d’adieu et contempla longuement la fine chaîne argentée. Elle le posa au creux de sa main et admira les petits symboles sculptés sur le métal. Elle ne s’attendait pas à ce geste de sa part et cela l’émouvait grandement.

Elle se leva pour ouvrir la porte de la salle de bains. Elle essaya de ne pas s’attarder sur son reflet dans la glace, une tâche difficile pour ce qu’elle comptait faire. Son pull de maille remontait jusqu’au cou et recouvrait le plus de peau possible. Elle passa les mains derrière sa nuque et entreprit de détacher la courroie en cuir. Ce qu’il voulait. Elle enleva ensuite son pull et ne parvint pas à éviter de poser les yeux sur le simple débardeur noir qui ne recouvrait qu’une partie insuffisante de son corps. Elle évacua les pensées de son esprit et approcha le pendentif de son cou à présent libéré. Elle attendit que ses doigts se stabilisent de nouveau et mit quelques secondes à attacher le fermoir à l’aveugle. La vision d’un pendentif si beau sur une peau si meurtrie la fit se sentir misérable. Elle en était terriblement indigne tout en étant profondément touchée. Mais il ne pouvait la voir. Quel sens cela avait-il ? Elle avait envie de le remercier. Le remercier pour tout ce qu’il avait fait pour elle. Son cœur se serra plus fort alors qu’elle l’imaginait en train de s’éloigner.

Cassandre défit soigneusement le pendentif, la tête commençant à lui tourner. Elle revint dans la chambre, reprit son souffle un moment et rangea le collier dans le tiroir.

Puis s’allongea en priant pour que son esprit cédât à l’épuisement.


*


Les doigts translucides de la capitale passaient à travers Jakab Kátai comme s’il n’était plus qu’une entité immatérielle. Son esprit en proie à un étrange vide semblait avoir recouvert d’une nappe de brouillard les souvenirs de celle qu’il avait quittée quelques heures auparavant, simple protection contre la morosité et l’amertume qui sourdaient en son être. Il choisit de congédier ses pensées pour simplement se concentrer sur ce qui apparaissait devant ses yeux. Il choisit de leurrer son cœur et de laisser place à un soupçon d’exaltation qu’il venait de brièvement capturer. Il fallait l’accueillir comme un prétexte et le laisser déborder.

La joie du retour. Une joie qui n’avait pas lieu d’être.

Il aimait son pays où les hommes s’appellent Attila et où l’on pleure pendant les fêtes ; la mélancolie transmise de génération en génération tel un trésor secret. Il voulait s’imprégner de tout ce qu’il voyait, le respirer, respirer les maisons, les tramways blancs et jaunes, les boutiques enterrées, s’imprégner des dénivellations, des trous dans la chaussée, des vieux murs fissurés, du petit pays réfractaire et dédaigné dans lequel il était né. C’était lui. C’était son sang. C’était tout.


Il était arrivé chez lui le lendemain, après avoir passé la nuit à l’hôtel. La griserie de la veille ayant fini par s’estomper, il se sentait étrangement indécis à l’idée de retrouver sa solitude. Il préférait quand ils étaient seuls, ensemble. Il était rassuré que Nocturnal eût bien le pendentif avec elle. Sur elle, peut-être. Alors il lui avait dit que le Turul veillait sur eux, l’oiseau mythologique qui aurait guidé les sept tribus magyares vers le bassin des Carpates pour s’y établir et fonder la nation. Elle l’avait remercié à trois heures du matin. Il se trouvait éveillé lui aussi et avait ressenti une pointe de tristesse en lisant son mot plus que succinct. Mais il savait à quel point elle le pensait.

C’est quand il l’imaginait là, à se poignarder mentalement que c’était le plus dur.

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