XXXIX

9 minutes de lecture

Le pouls régulier de Jakab fut le premier élément que Cassandre perçut en se réveillant le lendemain matin. Son bras était en travers de son torse, dans une position qui n’était pas des plus confortables. Elle aurait pu s’extirper délicatement afin d’être plus à l’aise, mais une autre constatation accapara son esprit. Elle ne s’était pas réveillée. La sensation de bloc, l’impression d’avoir dormi d’une seule traite la laissa perplexe. Elle finit néanmoins par oser se décaler et contempla l’air paisible de Jakab jusqu’à ce qu’il se réveillât. Cassandre se sentait étrangement calme. Ici, dans cette cabane perdue au milieu d’une région reculée et inconnue, elle se sentait en sécurité. Personne ne pouvait les atteindre.

Jakab ouvrit enfin les yeux et resta quelques instants à la fixer avant de caresser sa joue. Allongée sur le ventre, Cassandre le regardait. Il ferma les yeux plus fort et la serra contre lui. Le contact de son corps éveilla une nouvelle vague de désir en elle. Elle posa la tête sur son torse et écouta attentivement son cœur battant.

— Tes parents savent que tu es là ? se résolut-il à demander calmement.

— Je ne leur ai pas dit, confessa-t-elle.

Une main traça des formes sur son dos et elle ferma les yeux.


Ils émergèrent du lit aux alentours de midi.

— Tu as la salle de bains ici, indiqua Jakab en désignant une porte.

Cassandre acquiesça et décida de prendre une douche, goûtant aux bienfaits de l’eau tiède. Une fois habillée, elle fit quelques pas vers la cuisine. Dès lors qu’elle aperçut le paysage au-dehors, elle s’élança vivement vers la fenêtre. Elle n’avait encore jamais vu les environs à la lumière du jour. L’herbe disparaissait totalement sous la neige et le givre. Il avait dû geler durant la nuit. On aurait dit que le ciel était blanc, et tombaient de petits flocons lents. Elle ne remarqua pas la présence à l’entrée de la pièce.


*


Cassandre était curieusement assise sur une chaise devant la fenêtre et lui tournait le dos. Jakab s’aperçut avec surprise qu’elle portait une courte jupe dans les tons bleu-vert ornée d’une fine ceinture en cuir ainsi que de petites sangles retombant joliment sur le haut de ses cuisses. Une légère dentelle sertissait le bas du vêtement, doublure discrète et élégante. Sa tenue était complétée par un haut noir artistiquement troué dans le dos. Il nota qu’elle n’avait pas mis de pull et pouvait aisément voir les marques sur ses bras.

Il fit un pas dans sa direction et elle sursauta.

— Tu m’as fait peur, bredouilla-t-elle, l’air confus.

Il sourit et déposa un baiser sur son front. Elle irradiait toujours une timidité débordante.

— C’est beau, n’est-ce pas ? murmura-t-il.

Elle lui prit la main, les yeux pendus à la fenêtre.

— Il n’y a pas d’hiver comme ça à Paris, se désola-t-elle.

— Alors tu es mieux ici.

Il fit griller deux tranches de pain et finit par les manger toutes les deux. Ils s’installèrent ensuite sur le canapé du salon.

Jakab était heureux qu’elle fût là. Il évitait généralement au maximum d’accueillir des étrangers chez lui, mis à part ses parents. Rarement. Il n’était pas à l’aise, cela s’apparentant fortement à une violation de territoire. Ce n’était pas pareil avec Nocturnal. Ce sanctuaire leur appartenait à tous les deux.

— Est-ce que la cheminée marche toujours ? s’enquit soudain Cassandre.

Il la regarda, amusé.

— Oui, dit-il. Mais je ne l’ai pas utilisée cette année.

Il rencontra son regard. Ce n’était peut-être pas une mauvaise idée. Peut-être même une très bonne idée.

— Je suppose que tu ne connais pas le mákos bejgli ?

Elle secoua la tête, ce qui incita Jakab à l’entraîner dans la cuisine. Il traduisait la recette à voix haute pendant que Cassandre l’aidait à exécuter les différentes étapes. Ils formaient un duo plutôt efficace, aussi ne rencontrèrent-ils aucune grande difficulté à mener à bien leur tâche.


Étonnamment réussi, le gâteau au pavot fut dégusté tiède. Jakab était resté abasourdi lorsqu’elle lui avait confié ne pas se souvenir avoir déjà consommé des graines de pavot. C’était donc une première, et une bonne, car Cassandre parut pleinement apprécier. Elle reposa l’assiette sur la table basse en bois sombre devant le canapé.

— Tes parents habitent à Miskolc ?

Jakab trouvait son accent français lorsqu’elle déchiffrait les mots hongrois assez séduisant.

— En effet, confirma-t-il. Je leur rends parfois visite. La dernière fois remonte à Noël.

Elle hocha la tête et il remit en place une mèche rebelle derrière son oreille. Le fidèle dragon s’y perchait toujours. Elle posa sa tête sur son épaule, paraissant soudain fatiguée, et Jakab passa un bras autour d’elle. Il aimait sa présence calme, son petit air décalé et craintif. Sa jupe mettait en valeur la finesse de sa silhouette. Il écouta un instant le bruit régulier de leur respiration, avant de réaliser qu’elle somnolait.


*


Cassandre se réveilla légèrement désorientée, puis parut comprendre qu’elle se trouvait dans le canapé avec Jakab. Il la regardait avec un masque parfait.

— Tu t’es endormie, murmura-t-il.

Un petit sourire se dessina sur son visage et il se pencha pour l’embrasser. Cassandre avait perdu la notion du temps. S’étant éclairci pendant son sommeil, le ciel se teintait à présent d’une belle lueur orange clair. Il ne neigeait plus.


À la nuit tombée, Jakab lui proposa d’aller chercher du bois afin d’allumer un feu. Elle enfila ses grosses bottes, prit son manteau et l’accompagna dans les ténèbres. Ils se dirigèrent vers le hangar attenant et Jakab alluma une lumière assez effrayante. L’installation électrique ne devait pas être en très bon état. Des piles de bûches étaient entreposées au fond de la remise et chacun en ramena quelques-unes à la maison.

— On va voir ce que ça donne, lança Jakab en plaçant quelques bûches dans le foyer de la cheminée. Ça fait des lustres que je ne m’en suis pas servi.

Il craqua ensuite une allumette et Cassandre le regarda entretenir le feu jusqu’à ce qu’il prît.

Ils restèrent un moment à profiter de la chaleur que le feu diffusait dans la pièce. Les flammes s’élevaient, provocantes, néanmoins parfaitement maîtrisées. Jakab ravivait de temps à autres le brasier avec un vieux soufflet, remuait les braises ou faisait craquer des brindilles qu’ils avaient posées à côté de la cheminée. Cassandre se dit alors que cela faisait un bout de temps qu’elle n’avait pas vu un vrai feu de bois. L’odeur était agréable et elle se sentait bien.

Jakab se leva soudain et partit dans la cuisine, revenant avec deux verres à vin et une bouteille de vin blanc à la main.

— Voudrais-tu goûter du Tokaj ?

— Je ne connais pas non plus, répondit Cassandre.

Il lui retourna un sourire enjoué.

— Ce vin est produit à mi-chemin entre Miskolc et l’Ukraine, lui apprit-il. Tu verras, son goût est assez unique. On dit que c’était le vin préféré de Louis XIV.

Elle le regarda déboucher la bouteille comme s’il faisait cela tous les jours, puis remplir les verres jusqu’à l’épaule, le niveau le plus large. Il cacha la bouteille puis revint s’asseoir à côté d’elle. Ils trinquèrent et savourèrent le vin hongrois. Doux et liquoreux, il n’avait rien à voir avec la pálinka.

Ils restèrent immobiles, deux êtres dans un parfait éloignement. Le feu faiblissait légèrement dans l’âtre, des couleurs rougeoyantes dansaient sur les parois de la cheminée, enjolivant encore le silence seulement interrompu par le crépitement des flammes, tandis que le salon prenait un aspect toujours plus antique et particulier. Jakab n’avait pas de cartes, ils ne pourraient pas construire leurs châteaux extraordinaires.

Elle jeta un œil à son acolyte, qui semblait perdu dans ses pensées, fixant les flammes. Son attitude restait quelque peu ambigüe, mais elle ne se sentait pas en danger. Ils étaient liés, elle ne pensait pas qu’il risquerait d’agir contre elle. Ils avaient les mêmes intérêts.

— Depuis quand t’es-tu isolé ? demanda-t-elle simplement.

Bien qu’elle continuât à regarder droit devant, elle le sentit bouger légèrement. Il avait l’air parfaitement maître de lui et le silence qu’il laissa planer dégageait une maîtrise qu’elle trouva admirable.

— J’ai obtenu mon diplôme, dit-il d’une voix égale mais dans laquelle perçait une ombre certaine.

Son doigt se mit calmement à suivre les veines de son poignet.

— Ils m’ont déçu, les uns après les autres. J’ai été dégoûté en comprenant que tout n’était que mascarade et manipulation. J’ai accueilli la haine avec joie. Son rire m’a bercé pendant de longs mois, je n’avais qu’une idée en tête. Une vengeance. Que je pourrais préparer froidement. Et puis j’ai préféré m’éloigner pour éviter que mes plans ne se mettent à exécution.

Cassandre sentit ses poils se dresser sur ses bras et un bref sentiment de malaise s’infiltrer en elle. Elle n’avait aucune idée de quoi il parlait. Elle ne le regardait pas.


*


Nocturnal ne demanda pas plus. Jakab se dit qu’elle ne voulait peut-être pas savoir et il la comprenait. Elle n’avait pas à savoir. Tout comme elle ne tenait certainement pas à évoquer ses propres expériences. La haine était une affaire à lui, qu’il possédait et maniait de façon sensée, irréfragable. Jamais elle n’interviendrait et ne se dresserait entre eux. Un sentiment diamétralement opposé l’envahit lorsqu’il tourna la tête pour la regarder enfin.

— Notre lien est indéfectible.

Il espérait que la persuasion qu’il mit dans ses mots atteignît son cœur.


*


La soirée aurait pu être tranquille si le téléphone de Jakab n’avait pas retenti dans le silence épais.

— Tu ne prends pas ? s'étonna Cassandre.

Il jeta un coup d’œil expéditif au portable avant de le reposer sur la table basse.

— Ce sont mes parents, constata-t-il. Je les rappellerai.

Cassandre posa son regard sur lui.

— Tu n’as pas un très bon rapport avec eux, affirma-t-elle.

— Mon père passait son temps à me rabaisser, décréta-t-il. Donc non, je ne suis pas très proche de lui.

L’accusation venait avec une violence inattendue. Malgré la dureté de son visage, il se renfonça dans le canapé sans se départir de son calme.

— Il n’était jamais satisfait, reprit-il plus bas, la conviction dans sa voix n’en étant que plus forte. Il ne le sera jamais.

Cassandre lui prit doucement la main, peinée de l’entendre dire de telles choses.

— Il aimait me dire à quel point j’étais stupide. Que je n’atteindrais jamais mes objectifs. Il ne m’a jamais encouragé, il ne m’a jamais conforté dans mes choix. Mes moindres initiatives étaient étouffées, tournées en dérision. J’ai construit une défense, comme tu la construis. Puis je me suis éloigné. J’ai compris que ce serait mieux pour nous tous. J’ai acheté la maison et m’y suis installé. Et j’ai enterré le passé.

Elle admira sa force et la façon dont il la faisait rayonner autour de lui. L’éclair dans ses prunelles s’adoucit peu à peu.

— Ma mère n’est pas comme lui, tempéra-t-il. Elle est de nature plus… souple, plus gaie. Elle est plus joyeuse qu’aucun d’entre nous. J’ai toujours trouvé cela étrange. J’ai peur qu’elle… perde sa joie peu à peu. On dit que les personnes au caractère optimiste ont tendance à vivre plus longtemps, ils sont comme portés en avant. J’ai l’impression que ça ne paye pas trop pour elle.

Cassandre avait rarement entendu Jakab s’exprimer ainsi, comme soucieux d’employer des mots délicats sur un sujet qui était cher à son cœur.

— Elle est arrivée en Hongrie alors que le pays se remettait à peine du communisme. J’ignore ce qu’elle a pu y trouver, ou comment cela s’est vraiment passé. Je pense que c’est une période dont nous n’aimons pas parler.

Puis il rencontra ses yeux et un sourire ému apparut sur ses lèvres.

— Je pense qu’elle t’apprécierait, dit-il. Elle serait heureuse de savoir que je t’ai.

Cassandre se sentit brusquement remuée, les mots s’entrechoquant dans sa bouche sans trouver la sortie.

— Comment s’appelle-t-elle ? osa-t-elle demander.

— Brigitte.

La haine palpable qu’il éprouvait à l’égard de son père cohabitait étrangement avec la tendresse et presque la louange avec laquelle il évoquait sa mère.

— Un jour, nous irons la voir, affirma-t-il.

Cette idée embua ses yeux.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Parallel ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0