XL

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Il aurait dû répondre.

Le second coup de fil était arrivé au petit matin et Jakab aurait souhaité ne jamais avoir décroché.

Ayant à peine eu le temps d’assimiler la nouvelle, il se crispa lorsque vinrent les reproches. Les mots avaient beau être différents, il les connaissait sans même les avoir entendus. Il n’était pas foutu de répondre quand on avait besoin de lui. Il n’était jamais là. Il croyait revivre son enfance, inlassablement. Il n’évoluerait jamais. Bien sûr, l’appel de la veille l’avait étonné, mais il l’avait ignoré. Il était tard. Il n’avait pas voulu se prendre la tête. Il n’avait pas voulu entendre la voix de son père. Sciemment, il l’avait écarté.

— D’accord, lâcha-t-il.

Elle s’était cognée contre un meuble et avait perdu connaissance. Si bêtement que c’en était ridicule. Il sentit tous les bruits s’assourdir, la brusque chute de pression dans son corps. L’esprit vide, il laissa la souffrance brute râcler contre son cœur alors que l’hideuse compréhension le giflait avec toute la violence dont elle était porteuse.

Il n’était jamais là pour elle.

Il s’était dépêché d’aller dans le salon pour ne pas importuner Cassandre encore endormie. Lorsqu’il revint, elle était assise, les yeux levés vers lui.

— Ma mère a fait une rechute. Elle est hospitalisée depuis hier soir à Miskolc.

Il resta à l’entrée de la chambre, le téléphone toujours en main. Il n’avait aucune envie de s’y rendre. La douleur éclatait ses yeux, le déni le clouait au sol. Il ne voulait pas la voir. Pas comme ça.

Parfois il est trop dur d'être témoin de la souffrance des autres.

Il se reconcentra sur Cassandre. Elle lui avait parlé.

— Tu devrais y aller, répéta-t-elle d’un ton un peu plus hésitant.

Elle non plus ne savait pas comment réagir. Il aurait voulu la prendre dans ses bras, ne jamais la mettre dans l’embarras.

— Tu penses ?

Il se raccrocha à sa réponse comme à la vérité.

— Oui.

Il la regarda, refoula ses frayeurs et finit par s’animer, étranger à ses propres mouvements. Verrouillant ses pensées, il s’agrippa à la résolution qu’elle avait instillée en lui et qui ne tenait que sur un fil.

Il devait y aller, pour toutes les fois où il était resté immobile.

— Tu n’es pas obligée de venir, rétorqua-t-il comme Cassandre s’activait. Ça risque de ne pas être drôle…

Elle ne s’arrêta pas, et Jakab ressentit un curieux soulagement en comprenant qu’elle était décidée à l’accompagner.

Il claqua la porte de la maison en se remémorant leur conversation de la veille, trop proche, trop réelle, d’un prophétisme absurde. Il ne pensait pas que cela se réaliserait si vite, dans ces circonstances. La vie était imprévisible.


L’hôpital central ne changeait pas. Point d’ancrage de sa vie, il semblait que ses pas l’y ramenaient régulièrement pour rejouer la même scène. À l’appréhension s’ajoutait cette fois la gêne. Il se mordit les doigts d’avoir amené Cassandre. Là n’était pas sa place.

Des deux silhouettes qui se tenaient dans la petite chambre, sa mère fut la première à rayonner. La vague d’émotion qui le submergea le prit au dépourvu. Il ignora la peau écorchée de ses mains, le tissu qui s’enlevait peu à peu, oublia les plaques rouges sur son visage. Il en aurait presque oublié son père. Comme s’il pouvait puiser dans son regard la force pour faire face à toutes les insultes. Il lui était reconnaissant. Si reconnaissant d’exister et d’être là, encore. Elle avait l’air contente de le voir et l’accueillit avec une exclamation. Sa récente blessure à la tête ne faisait pas disparaître l’aura de bienveillance dont elle resplendissait. Elle avait creusé un puits de souffrance tout en lui donnant la douceur. Elle avait été son appui, la boussole de ses plus jeunes années.

Il resta debout à côté du lit, adressa un bref hochement de tête à son père. Il se tourna ensuite vers celle qui l’accompagnait.

— Voici Cassandre. Une amie.

Son père ne contourna pas le lit pour lui serrer la main et se contenta d’un salut réservé ; sa mère parut enchantée d’apprendre qu’elles avaient leur pays en commun.

— Comment vas-tu ? lui demanda-t-il ensuite.

— Tu me connais, essaya-t-elle de plaisanter. Je serai vite sortie.

Elle tenta de se redresser mais la force lui manqua et son regard se voila un instant. Elle récupéra son souffle avec difficulté, comme si l’effort l’avait épuisée. De nouveau stable, elle voulut rire avec ses yeux mais fut trahie par la grimace qui tordit son visage.

Jakab porta son regard sur le sol. Il ne comprenait pas. La période de rémission avait duré plus de six mois la dernière fois, et voilà que son état se dégradait de nouveau. Elle voulut reprendre mais s’étrangla dans sa phrase et les mots terminèrent leur course dans une bouillie inintelligible. Il souhaita avoir imaginé la honte qu’il lut sur son visage et l’expression désolée qu’elle adressa à Cassandre. Il résista à l’envie de partir et resta immobile, laissant les sons s’enfuir autour de lui. Il ne pouvait plus voir, plus entendre. Il resta là, insensible aux sifflements de ses poumons, sourd à sa toux qui montait dans les aigus.

Il ne pouvait que sentir. Son ventre se bloquer en l’entendant inspirer. Chaque inspiration était une déchirure. Chaque inspiration était annonciatrice du pire. Prier. Anticiper. C’était comme si tout son corps voulait crier.

Il ne bougea pas alors qu’elle suffoquait. Devant lui ne se dressait qu’une image, celle de la voir cracher ses boyaux devant ses yeux effarés de douze ans. La maladie s'était interposée entre eux, un mur infranchissable, maculé de dégoût, piteux de maladresse et terni par la peine. Puis elle avait grossi, pris possession de son corps pour en devenir indissociable. Il la détestait. Il la détestait tant. La répulsion le paralysait, il ne pouvait plus la regarder en face. Il ne pouvait même plus approcher sa propre mère.

Il détestait l’agacement qu’il ne pouvait contenir, il détestait l’amour qu’il ne pouvait exprimer. Il aurait tant voulu montrer qu’il se souciait d’elle, qu’elle comptait plus que tout, mais il ne savait pas. Alors la pudeur ressemble à de l'indifférence. Tout n’est plus que méprise. La lâcheté était reine, la honte si profonde qu’il en aurait crevé.


*


Retrouver l’hôpital était étrange. Celui-ci était inconnu, les noms n’offraient aucun repère, mais l’impression restait la même. Une boule se forma dans sa gorge tandis qu’ils parcouraient les couloirs, les murs lui renvoyant les souvenirs de son propre séjour. Il avait fallu ce voyage pour qu’elle connaisse la situation dans laquelle ses parents avaient été. Ils étaient venus, comme elle à présent, du côté visiteurs. Mal à l’aise, elle porta son regard sur les plaques de portes pour couper court à ses pensées.

Cassandre n’avait jamais pensé rencontrer les parents de Jakab. La peur avait percé, mais il avait eu l’air si retourné qu’elle n’avait plus réfléchi. L’urgence et l’imprévu avaient tu ses craintes. Elle n’avait pu le laisser seul. Sitôt franchi le seuil de la chambre, elle ne put pourtant s’empêcher de se sentir de trop. Elle ne put qu’avoir le sentiment d’être entrée dans leur intimité, d’avoir posé le pied dans un de ces moments où les témoins sont déplacés.

La femme qui se tenait devant elle n’était pas bien âgée. De légères zones rouges s’étendaient sur son visage et ses bras, ses doigts étaient curieusement éraflés. Cassandre ne savait presque rien de cette maladie et supposa qu’elle pouvait prendre plusieurs formes. Malgré la faiblesse qui pointait dans ses gestes, Cassandre fut touchée par son sourire affable. Il était étrange de se dire qu’elle était française, qu’elles auraient pu parler. La crise l’avait impressionnée et elle avait eu mal pour elle, mais plus encore pour son fils. Lui d’habitude si assuré, elle voyait bien que cela le terrassait. Elle était peinée de le voir rester imperturbable tout en la regardant s’effondrer. Il n’avait rien besoin d’expliquer. La détresse transpirait par tous les pores de sa peau.

La porte s’ouvrit peu après sur un homme en blouse blanche. En voyant le père de Jakab s’entretenir avec le médecin, même si elle ne saisit rien de leur échange, son jugement s’envola. Il n'est pas nécessaire de comprendre une langue pour entendre le poids dans les mots. Le chagrin est universel. Elle songea au mystère qui reliait les gens entre eux et à celui, plus compliqué, qui les en éloignait. Oui, il tenait à sa femme. Elle le voyait. Et elle se dit que Jakab lui ressemblait, finalement. Ils étaient tous les deux désarmés face à la maladie. Ils réagissaient chacun à leur manière, comme ils pouvaient. Elle n’était personne pour leur jeter la pierre.

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