XLIII

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Tout son corps avait tressailli. L’empreinte des doigts qui avaient pincé sa peau le temps d’une seconde était encore vive et brûlante. Elle se retourna par réflexe, et ne vit qu’Iris pousser son voisin du coude. La main devant la bouche, elle ne cachait même pas son rire.

Alors qu’elle prenait conscience de ce qui venait de se passer, elle se figea. Elle ne pouvait plus bouger. Elle les entendait remuer dans les rangs derrière. Elle avait tout détaché, d’un geste précis et net. Ses voisins masculins lui jetaient des regards amusés et les chuchotements prenaient des proportions désagréables.

Elle sentit son cœur accélérer.

La bretelle aussi avait lâché, elle glissait le long de son bras.

Sans réfléchir, elle se leva. Elle ne pouvait pas rester.

Ils étaient une centaine à la regarder, sa poitrine formant une bosse oblique car le sous-vêtement ne tenait plus.

Elle sentait ses jambes trembler tout en descendant les marches, la chaleur de la honte lui montant au visage. Elle avait osé mettre un T-shirt bleu ciel. Une des premières fois depuis des mois, alors qu’elle essayait de remettre un peu de couleur dans sa vie.

Elle se haïssait. Quel droit avait-elle de leur imposer une face aussi moche ?


Elle poussa la porte et atterrit dans la pièce carrelée. Il n’y avait personne. C'était dur de respirer. Elle n'arrivait pas à remplir ses poumons tant un poids compressait sa cage thoracique. L'air ne venait pas. Elle posa ses mains sur le rebord d’un lavabo et focalisa son regard sur ses doigts qui tremblaient, précipitée vers une panique silencieuse.

Ses sens s’affaiblirent ; elle n’entendait plus qu’un sifflement rauque qui semblait provenir de sa bouche.

Oui elle en avait envie. Il fallait qu’elle sorte de l’engourdissement qui menaçait de l’envahir. Tout son corps en demandait.

Dans un geste irréfléchi, elle parvint à refermer ses doigts autour de la lame qu’elle gardait au fond de sa poche de pantalon et qu’elle n’avait plus utilisée depuis des semaines.

La guerre.

La guerre contre soi-même, la guerre contre les autres.

Il n'y a que ça de vrai.

Elle ne contrôlait plus sa respiration et eut juste le temps de pousser la porte d’une cabine avant de s’adosser à la cloison. Ses yeux se brouillèrent, tout devint trouble et elle observa son corps monter, monter, grossir pour prendre des proportions difformes.

Avec un soulagement démesuré, elle souscrivit de nouveau au vertige.


Son prénom lancé par une voix féminine la poussa à sortir de sa torpeur. Elle déverrouilla la porte et la sensation de flottement s’effaça pour faire place à une sueur froide qui paralysa ses muscles.

Elle était revenue.

— Je pensais pas que ça lâcherait.

Elle gloussa en y repensant.

Elle pensait pas que ça lâcherait.

Iris la déshabilla du regard.

— C'est juste que c'était transparent, alors...

Les larmes lui picotèrent les yeux. Genre ça justifie, c’est ça ? Ils feraient ça à leurs amis ? Ou à n’importe qui d’autre ?

Elle tenta de trouver les mots pour lui faire comprendre.

— Ça ne se fait pas. C'est pas une chose que tu fais... Vraiment.

— Oh, ça va...


Non, ça n’allait pas.

Elle voyait bien que ça n’allait pas.


Elle se réveilla avec un son qui lui vrilla le crâne. Le cri continuait et elle porta les mains à sa tête, se demandant si elle recommençait à dérailler. Les murs bougeaient et elle se sentait trembler tout en ayant l’impression qu’elle n’était pas vraiment là. Son corps lui paraissait étranger mais les griffes s’immisçaient dans son esprit comme elle l’avait si bien anticipé.

Jamais elle n’avait revu la scène avec autant de netteté.


*


Jakab sentit une terreur sourde s’infiltrer en lui en voyant à quel point ses mains tressautaient, pressées sur ses tempes. Encore assommé, il resta à la regarder sans comprendre ce qui se passait. Elle était en larmes et ses yeux fixaient le vide, loin devant elle. Puis il aperçut les marques que ses ongles avaient laissées sur sa peau et il lui saisit violemment les poignets afin de la sortir de sa trance. Elle ne résista pas longtemps et finit par se rallonger fébrilement à son côté. Il se pencha sur elle, essayant de nouer un contact avec ses yeux de façon à s’assurer qu’elle était consciente de sa présence. Il embrassa le sel de ses larmes en attendant qu’elle se calmât. Sa respiration revint peu à peu à la normale. Le soleil pointait déjà et commençait à filtrer à travers la fente des rideaux.

Ils restèrent immobiles, mais il savait parfaitement qu’elle ne fermerait plus l’œil. Après un moment, Jakab prit sa main glacée dans la sienne.

— Raconte-moi, la pressa-t-il.

Il redouta un instant sa réaction et se demanda s’il ne faisait pas preuve d’un excès de cruauté. Il ne le pensait pas.

Elle tourna brièvement la tête vers lui avant de fixer de nouveau ses yeux quelque part au-delà.

— J’étais dans une salle. Nous assistions à une conférence. Je voulais venir car le sujet m’intéressait. J’étais vers le fond de l’amphi, près du mur. Il y avait beaucoup de monde. Les gens ont dit des choses. Ils ont…

Elle déglutit.

— Tout est devenu oppressant, je ne me suis pas sentie bien et j’ai dû partir. J’ai quitté l’amphi. Ça arrive que des étudiants sortent de la salle, l’homme qui faisait la conférence ne m’a pas fait de remarque. J’essayais de ne pas penser à ce qu’il pourrait dire. Rien n’était normal, je… Je ne pouvais pas revenir.

Elle ferma les yeux et Jakab crut un instant qu’elle ne pourrait pas continuer.

— Je suis allée aux toilettes les plus proches, je me suis enfermée. J’ai fait une crise. J’avais laissé mes affaires. Au bout d’un moment, il a dû demander à un étudiant de me les rapporter. Je suis sortie lorsque j’ai entendu quelqu’un appeler mon nom, je ne pensais pas que ce serait elle. Je l’ai vue quand j’ai poussé la porte. Iris. Elle n’aurait plus jamais dû poser les yeux sur moi. Je ne pouvais plus supporter son visage ni entendre sa voix. Et elle m’a regardée, longtemps. Elle a tout vu. Elle m’a tendu mon sac avec son grand sourire perfide. Je voulais lui claquer la porte au nez mais j’étais incapable de faire quoi que ce soit. J’aurais pu enfoncer mon couteau dans sa gorge, la détruire de mes mains. Je l’ai suppliée de partir, je ne sais même pas pourquoi j’ai dit « s’il te plaît ». Puis un de ses amis est venu. Il s’est avancé vers moi mais elle lui a commandé de ne pas me toucher. Comme si j’étais la chose la plus dégoûtante au monde. Elle a planté ses yeux dans les miens… « T’auras pas de futur, toi. »

Jakab demeurait muet et la regardait alors que sa voix devenait de plus en plus inaudible.

— Je suis restée tard, j’ai attendu qu’ils aient tous quitté l’établissement pour partir à mon tour.

— C’est un souvenir ? risqua-t-il.

— Oui.

Il se rendait compte qu’ils n’avaient jamais vraiment abordé le sujet. Ou plutôt, ils n’avaient jamais osé réveiller les souvenirs, avaient été raisonnables et ne s’étaient jamais aventurés à franchir la porte maudite du passé. Les sujets personnels étaient délicats et odieux à évoquer. Jakab aurait voulu qu’ils n’eussent jamais à le faire. Il ne voulait pas voir ses yeux devant lesquels redéfilait l’armée indomptable des persécutions.

— C’était en janvier, j’étais en dernière année de licence, murmura-t-elle. Ils sont arrivés l’année d’avant, en deuxième année. Je pensais que l’été aurait mis un terme à tout ça. Mais ça a continué. J’ai tenu tout du long, mais j’ai fini par abandonner en mars. Je n’en pouvais plus. Ce qu’ils ont fait…

Sa voix se brisa.

Jakab sentit son cœur se détacher. Il lui prit la main et aurait voulu qu’elle se tût. Qu’elle n’y pensât plus. Il aurait voulu que la souffrance qu’elle avait vécue fût enterrée à jamais, il aurait voulu l’étrangler de ses propres mains. Il ne supportait pas la pensée que Nocturnal eût pu être leur cible. L’imaginer seule et si frêle, face à un tel acharnement délibéré lui faisait mal. Il ressentit une haine indéfinissable pour ceux qui l’avaient abîmée de l’intérieur en lui retirant toute estime de soi, pour ceux qui en avaient fait une victime.


*


À mesure que les mots affluaient, les souvenirs gagnaient en vivacité et elle craignit qu’ils l’envahissent de nouveau. Mais elle continua, elle ne pouvait que continuer.

Tout avait commencé par des rires. Puis étaient venus les réflexions et les regards. Les gestes et le rejet. L’humiliation physique. Puis ils ne l’avaient plus touchée, ils n’en avaient pas eu besoin. Elle s’était détruite toute seule. Ils n’avaient eu qu’à contempler.

C’était depuis ce jour de janvier que venir en cours avait été une torture. Savoir qu’ils seraient près d’elle, à la guetter, à la traquer. Elle voulait continuer de s’y rendre pour valider les crédits et parce que les sujets l’intéressaient, mais sa volonté s’était étiolée peu à peu et elle n’arrivait plus à suivre. Elle avait juré de se venger, à distance, mais justice n’avait toujours pas été faite. Il y avait bien eu assez de moyens pour qu’elle arrivât à ses fins, mais sa détermination avait craqué. Peut-être s’était-elle dit qu’ils avaient eu raison de s’en prendre à elle. Elle s’en était persuadée, s’était attelée à se convaincre. Pour trop bien réussir.


Il y avait eu les matins. Calculer l’heure à laquelle elle devait partir pour arriver pile à l’heure dans la salle. L’expérience enseignait qu’il valait mieux arriver en retard qu’en avance, quitte à s’asseoir sur le sol. Dans le cas contraire, la probabilité qu’ils la repèrent et aient une soudaine envie de venir lui tenir compagnie était haute. On n’était jamais à l’abri. Monter les huit étages à pied était préférable pour avoir à ne croiser personne dans l’ascenseur. Vouloir disparaître. Sentir leurs regards, imaginer ce qu’ils faisaient, ce qu’ils pensaient. Ils voyaient tout. Ils la cassaient en s’y acharnant avec une passion digne des plus grands arts. Ils regardaient les marques, guettaient la peur dans ses yeux. Ils aimaient ça. Ils voulaient toujours plus.

Et le soir, revenir le chaos dans les oreilles à essayer d’oublier la journée. Devoir travailler tout en ne pouvant que fixer le vide. Contempler le plafond, sachant pertinemment qu’elle ne dormirait pas. Son estime était partie dans leurs rires.


Au fond, ce n’était même pas nouveau.

Il y avait eu le collège, il y avait eu le lycée. Il y avait eu la peur lorsque les professeurs faisaient l’appel, qu’il fallait clamer son nom et que les autres ricanaient. Il y avait eu les dîners de classe, les sorties, dont elle avait toujours souffert. Ses parents étant irrémédiablement au courant, elle était forcée d’y aller. Ne rien avoir à expliquer. Elle sentait encore à présent l’appréhension dans son ventre, lorsqu’il fallait trouver une place dans le car et qu’elle se retrouvait toujours seule. Lorsqu’il fallait s’asseoir dans l’herbe au pique-nique et que tous les groupes lui étaient fermés. Elle avait toujours rêvé de grandir, pour avoir la possibilité de ne jamais se rendre aux fêtes et aux activités organisées. Ses parents ne sauraient rien, elle n’aurait qu’à rester chez elle, oublier et jouir de sa liberté.

Puis elle avait grandi, et enfin apprécié. Pour se retrouver livrée à elle-même et tenter de se tuer.

Elle était pitoyable.


Cassandre ne se souvenait plus du jour exact où les intimidations avaient commencé. Peut-être avaient-elles toujours chanté. Peut-être que quelque chose en elle les avait toujours attirées. Cela atteignait des âmes au hasard. Elle ne savait pas par quels critères elles étaient sélectionnées. Il semblait que certaines personnes avaient simplement la malchance d’être désignées, sans doute choisissaient-ils les proies qui avaient le plus de chances de se briser. Parce que c’était drôle. Parce que c’était jouissif. Parce que c’était terriblement excitant de regarder une personne ne pas arriver à masquer sa peur malgré l’air détaché qu’elle s’efforçait d’afficher. Il y a des cas où l’indifférence est impossible.

Ils l’avaient brisée. Laissée sans défense, à la merci de tous. La cruauté des autres est sans limite et la chose la plus ignoble qui soit. Ils ne se rendent pas compte qu’ils sont la cause d’un suicide. Ou bien ils en ont terriblement conscience. Et aiment savoir l’effet qu’ils causent. L’enfer qu’ils apportent. Ils savourent, et savoureront jusqu’à leur dernier souffle. C’est encaisser sans bruit, sans avoir encore l’illustre idée de vouloir mourir.

Personne ne sait comment vient l’instant où vous commencez à guetter les espaces entre les battements de cœur.

Qui n’a pas vécu cela ne peut pas comprendre à quel point cela peut rendre quelqu’un malade. Ils ne savent pas qu’ils tuent, qu’ils participent à la mort d’une âme. Que la personne se détruit un peu plus chaque jour. Qu’elle n’oubliera jamais. Qu’elle ne vivra jamais normalement. Jamais normalement.

Et les faibles, les victimes restent ainsi. Les rôles ne s’inversent pas. Elle reste dans sa solitude et sa souffrance, son esprit seul témoin de son déchirement intérieur. Elle se prend à espérer qu’ils souffrent, qu’ils souffrent pour tout ce qu’ils ont fait et font. Qu’ils fassent l’expérience, qu’ils ressentent et vivent ce qu’elle vit. Mais elle sait que ce ne sont que des rêves, car ces gens-là ne paieront jamais.


Cassandre se rappela ce qu’elle avait ressenti lorsqu’elle avait détruit les photos et toutes les traces matérielles qu’elle avait gardées d’eux. Coupés en plein visage. Éliminés, les uns après les autres. La figure trouée, les yeux béants, les sourires morcelés. Lorsqu’elle avait quitté l’université et juré de ne plus jamais y remettre les pieds. Au milieu de la douleur, elle avait senti un rire monter en elle, qui voulait éclater. Se dire que jamais elle ne reverrait ces gens. Qu’elle ne leur parlerait plus. Qu’elle n’aurait plus jamais affaire à ce monde.

Même si cela impliquait sortir du chemin et perdre pied. Peut-être n’y avait-il rien de mal avec les pensées de mort, elle y songeait juste un tout petit peu plus souvent que la moyenne.

Parfois, vous ne savez même plus à quoi devraient ressembler ces sentiments. Vous vous perdez en eux, à mesure qu’ils vous envahissent. Les brumes dans sa tête n’étaient pas encore là à cette époque ; elles étaient apparues pour combler le vide. Tranquillement, ils avaient semé les graines de la folie.


— Encore à présent, je suis toujours sur le qui-vive, murmura-t-elle. J’ai peur de croiser des visages que je connais. Lorsque j’entends des voix, lorsque j’entends des rires, j’ai l’impression qu’ils sont dirigés vers moi.

Elle n’avait pu en parler et ne le pourrait jamais. Ce qu’elle faisait à présent n’était pas une trahison envers elle-même, mais un acte nécessaire qu’elle ne pouvait freiner. Elle plongea dans les yeux noirs qui la fixaient, et sut que ce qu’elle disait n’appartiendrait qu’à eux.

— Je ne peux pas oublier, dit-elle. Je le vois la nuit, je l’entends dans ma tête, et ça ne tournera jamais bien rond.

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