XLIV

7 minutes de lecture

Jakab laissa ses lèvres sur son front et pressa sa main plus fort. Elle avait survécu. Elle était d’une force rare, sa présence aujourd’hui en témoignait. Peu importe les troubles qui survenaient, elle y arriverait.


Il aurait voulu la garder contre lui, saine et sauve, mais elle sortit du lit un moment plus tard. Il la regarda enfiler maladroitement un pantalon ainsi qu’un gros pull, ce qui l’amena à se lever à son tour. Il lui proposa de lui préparer un petit déjeuner mais son offre fut poliment déclinée.

Tandis qu’il faisait chauffer du café, il l’observa depuis la cuisine. Il ne la voyait que de dos sur le canapé, les cheveux rouges en désordre et le casque sur les oreilles. Il se demanda ce qu’elle écoutait. Sitôt le café prêt, Jakab la rejoignit sans bruit. Pas une fois il ne regarda ce qu’elle inscrivait avec passion dans le carnet doré, il savait seulement qu’elle faisait ce que lui dictait son cœur.

Il revoyait le bonheur sur son visage pas plus tard que la veille et aurait simplement souhaité qu’il fleurît de nouveau.

Il fleurirait.


*


Les mots étaient son arme. L’arme des faibles, des timides, des exclus, des perdants, des ratés.

Les mots étaient la mort et ils étaient la vie, ils étaient sa réponse ; sa perte et sa victoire.

Dans le flot des souvenirs, elle s’en remit à eux.

Écrire est effrayant mais écrire est un baume. Il en fallait des mots, des bons, des mauvais, des forts. Il fallait bourrer les textes, faire dérailler les lignes. Les mots parlaient pour elle, les mots exprimaient tout. Une fois face à vous-même, ils savaient désigner ces maux qui, d’une manière indéfinissable, vous brûlent et vous rongent ; ils savaient énoncer le plus profond en vous. Écrire est un voyage qui ne laisse pas indemne.

Le papier se déchirait, absorbait sa détresse, on sentait la colère dans le dessin des lettres. La violence des respirations avortées, tout ce cri inaudible, ces mots qu’on ne peut pas dire, ces pleurs inexprimés.

Écrire est une folie dont peu ont la maîtrise. Écrire est une survie. Écrire est une mission dont peu saisissent l’ampleur. Dans chaque lettre qui se formait et succédait à la précédente, dans le mouvement haletant du crayon qui avançait, se trouvait un effort, le cheminement poussif d’un esprit qui fonctionnait encore, la dernière trace d’une ardeur de vivre.


Cassandre referma le carnet, vaguement soulagée. Elle laissa le casque retomber sur ses épaules et posa la tête sur le dossier, ne sentant que le bras de Jakab qui l’entourait. Elle lui était infiniment reconnaissante d’être là. La gratitude qu’elle ressentait envers lui était immense et dépassait tout ce qu’elle connaissait d’autre. Elle n’arrivait pas à comprendre comment il pouvait l’aimer. Ce n’était pas possible. Ce n’était pas normal.

Elle demandait seulement qu’il la sauvât d’elle-même.


Jakab l’emmena dans la cuisine où il prépara un főzelék avec du chou et quelques pommes de terre, un plat en fin de compte assez riche qui les ferait tenir jusqu’au soir.

— Il ne reste plus grand-chose, constata-t-il en ouvrant le frigo. Peut-être qu’on pourrait faire un tour à Miskolc et en profiter pour acheter le nécessaire ?

Cassandre accepta la proposition. Bien qu’elle eût l’estomac noué, elle goûta à son plat pour lui faire plaisir. Le petit sourire qu’elle vit sur son visage témoignait d’une gentillesse si rare qu’elle en fut profondément émue. Et elle se dit que sous le masque le plus dur pouvait se cacher la plus belle des âmes.


Ils sortirent en début d’après-midi faire le tour de Répáshuta, que Cassandre put découvrir de façon plus approfondie. Les routes qui traversaient le village, toutes blanches, se comptaient sur les doigts d’une seule main. Quelques chiens rêvassant derrière les portails des maisons colorées les saluèrent par des aboiements. Une petite fille en luge faisait des boules de neige. En passant devant la poste, à côté de l’église, on pouvait remarquer une couronne de Noël et quelques guirlandes qui n’avaient pas encore été enlevées. La vue d’une crèche sur un rebord de fenêtre ainsi qu’une croix en bois à un croisement laissait penser que la Hongrie profonde était encore très chrétienne.

En revenant sur leurs pas, ils avisèrent un groupe de personnes âgées monter dans un car à l’embranchement du chemin de la Liberté. Au vu des cabas et paniers que les femmes tenaient, elles descendaient probablement se ravitailler à Miskolc. En passant près d’elles, Cassandre fut attendrie par leur mine heureuse. Bien qu’elle ne comprît pas un mot de ce qu’elles racontaient, l’une d’entre elles semblait s’exclamer avec ravissement en montrant le paysage enneigé du doigt, ce à quoi les octogénaires répondirent en s’esclaffant. Cassandre se demanda comment elles faisaient pour vivre seules là-haut compte tenu de la rudesse du terrain et des conditions météorologiques. Elle n’était pas sûre que leurs chapeaux à l’ancienne les coiffant joliment fussent très efficaces contre les caprices du vent.

Ils regagnèrent la voiture et se retrouvèrent quelques minutes plus tard derrière le car qui dévalait paisiblement la route menant à la ville. Ils le suivirent une partie du trajet, observant les branches qui fouettaient de plein fouet les vitres de l’autocar, puis Jakab se décida à le doubler.

— Le car dessert tous les villages alentours, commenta-t-il. Le trajet dure plus d’une heure et demie, mais je dirais que c’est à faire au moins une fois dans sa vie. C’est parfois assez rocambolesque.

À partir de là, la route s’avéra aussi déserte qu’à l’accoutumée, encadrée par des cheveux d’ange immaculés. Cette fois-ci, Jakab choisit de se garer en périphérie et de prendre le tramway jusqu’au centre-ville.

— Je n’aime pas vraiment conduire dans Miskolc, avoua-t-il.

Cassandre pouvait comprendre. Regrettant la sécurité et l’intimité de l’habitacle, elle se dit néanmoins qu’elle aurait l’occasion de prendre les transports en communs hongrois. L’arrêt le plus proche ne se trouvait qu’à une centaine de mètres et marcher aux côtés de Jakab était apaisant. Une forte brise soufflait ce jour-là, lui giflant les joues et renvoyant ses cheveux dans la figure. Le tramway arriva rapidement. Quelques lycéens se tenaient dans l’allée et Cassandre fut sidérée lorsqu’une dame leur intima de baisser le ton, alors que le volume de leur conversation lui paraissait tout à fait acceptable – ils étaient en tout cas bien plus discrets que les jeunes Français. Les interpellés se turent instantanément et n’osèrent pas reprendre leur conversation avant d’être descendus. Une telle remarque aurait été invraisemblable dans l’Hexagone, il aurait même été étonnant qu’un adulte osât s’y risquer.

Jakab se rendit d’abord à la banque et Cassandre fut surprise par l’atmosphère décontractée et sympathique qui y régnait. Habillés simplement, les clients se mettaient à l’aise en attendant posément qu’un guichet se libère. Elle s’aperçut alors que les Français – en tout cas les Parisiens – sous leurs airs de révolutionnaires, étaient conservateurs et guindés. On aurait serré les dents en considérant la queue, on aurait râlé car la vieille machine à tickets ne fonctionnait pas. C’était ça qui était sympathique, ici. Aucune urgence, aucune impatience ne polluait l’air.

Ils effectuèrent quelques achats et en profitèrent pour arpenter le centre. Ils passèrent devant l’hôtel de ville et marchèrent au gré des rues pavées, leurs yeux volant sur les vitrines qui agrémentaient leur chemin. De temps à autre, Jakab pointait du doigt une inscription ou un panneau et lui expliquait ce qu’il signifiait. Ils complétèrent leurs courses en achetant des pogácsa qu’ils engloutirent en cours de route. La nuit tombait vite, aussi finirent-ils par rejoindre la rue principale, dans laquelle les décorations de Noël subsistaient. En tant que ville de province, Miskolc était très calme, bien moins vivante que Budapest. À part la voie piétonne, les rues latérales baignaient dans une obscurité assez lugubre, dont Cassandre n’avait pas l’habitude.

Jakab avisa un arrêt de bus. Le vent avait fini par tomber, mais avait laissé place à un froid pénétrant. Un jeune homme assis sur le banc nourrissait gentiment les pigeons sur le trottoir, avec un flegme qui n’existait pas en France. Les gens avaient simplement l’air heureux.

Jakab posa le sac de courses contre la paroi de l’abribus et se pencha sur elle jusqu’à ce que le mur vînt rencontrer son dos. Pas grand monde ne patientait avec eux. Elle sentit son souffle lorsqu’il embrassa discrètement ses lèvres gercées. Puis il se recula et s’amusa à fermer toutes les petites écoutilles et cordons de son manteau. Il soutint son regard si longtemps qu’elle dut se résoudre à ciller. Le bus arriva et mit fin à leur jeu silencieux.

Dès lors qu’on quittait le centre, Miskolc retrouvait une allure fantomatique. On aurait presque dit une ville morte. Alors qu’ils étaient arrêtés à un feu rouge, ses yeux furent attirés par une masse sombre qui se profilait à l’extérieur.

Le bloc de béton se dressait, mutilé par les trous béants des fenêtres noires, et les arbres penchés jetaient leurs branches foudroyées dans les airs, hérissées comme des fourches, dans la lumière glauque et blafarde des lampadaires oubliés.

Cassandre esquissa un sourire furtif. Elle n’en aurait pas attendu moins de Jakab Kátai.


*


Il y avait eu une accalmie. Si toutefois, par mégarde, elle se laissait corrompre, elle avait érigé des grilles qui empalaient les assaillants avant qu’ils franchissent la zone fatidique.

— Comment ça s’est terminé ? demanda-t-il une nuit.

— Eux gisant sur l’asphalte.

— Bien. Bon travail.

Elle mettait au point sa défense. Jakab en était fier.


Jakab l’aperçut derrière la porte prendre un cachet de ce qu’il supposa être des somnifères. La scène se répéta le lendemain, et les soirs suivants. Il ne dit rien. Il ne pouvait rien dire. Il la voyait seulement aller mieux, c’était tout ce qui comptait.


*


Les jours passèrent, d’une sobriété blanche et merveilleuse, ils passaient et le temps perdit son sens. Elle aima cela plus que tout, le fait de ne connaître aucune contrainte et se sentir pour la première fois loin des tourments. Les visions nocturnes s’affaiblissaient, elles n’avaient pas leur place dans leur exil. Elle les massacrait avec une joie exultatoire et les jetait aux flammes. Elle put même croire que les perfides lamentations ne reviendraient plus.

Le feu brûlait dans l’âtre de la cheminée, lors de ces froides soirées d’hiver. Ils parlaient en regardant les flammes, ou regardaient les flammes et ne parlaient pas.

Ils étaient dans leur temple.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Parallel ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0