XLVIII

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La nuit avait été noire. Noire, car il n’y avait pas eu d’images. Il n’y avait eu aucun son. Cassandre en était soulagée. Et d’un autre côté, ce vide la troublait. Elle n’en avait pas l’habitude et serra les dents pour ne pas penser qu’il y avait eu un manque.

Jakab était encore endormi à ses côtés, le torse en partie découvert. Elle observa sa poitrine se soulever paisiblement au rythme de sa respiration, puis finit par rouler sur le ventre pour consulter son téléphone sur la table de chevet. On était vendredi, neuf heures avaient sonné.

Après être sortie du lit en prenant soin de ne pas réveiller son allié, elle se planta devant le placard à vêtements, réfléchit au programme de la journée et opta enfin pour un pantalon noir basique ainsi qu’un haut gris foncé un brin trop court qu’elle cacha avec son pull en grosse maille.

Elle referma la porte de la chambre derrière elle avec précaution et entendit son ventre gargouiller. Cette manifestation peu fréquente la prit quelque peu au dépourvu, étant donné qu’elle ne recommençait à prendre un petit déjeuner à peu près régulier seulement depuis l’arrivée de Jakab en novembre dernier.

Elle attendit patiemment que celui-ci se levât, après avoir envoyé un bref message à sa psychologue pour la prévenir qu’elle était prête à reprendre les consultations.

*

Ce n’est qu’aux alentours de onze heures que Jakab émergea, et après avoir tâté les draps froissés à côté de lui sans rien rencontrer qui arrêtât ses doigts, il en déduisit qu’il était seul. Le rayon d’ambre le percuta lorsqu’il entra dans le salon. Il apprécia le calme qu’il lut sur le visage de sa compagne et s’empressa de la rejoindre. Il lui prit la main et elle l’embrassa doucement, le laissant fermer les yeux et goûter la saveur timide de ses lèvres.

— Bien dormi ? demanda-t-elle.

— Tu veux rire ? répliqua-t-il d’un ton moqueur. Tu vois à quelle heure je me réveille ?

— Tu en avais besoin.

Il ne lui dit pas qu’elle en avait besoin elle aussi et se contenta de lui retourner la question. La réponse fut brève et positive, et il décida qu’elle était sincère.

— Tu n’as pas faim ? s’étonna-t-il une fois dans la cuisine en voyant que Cassandre ne prenait rien de plus qu’une tasse de thé.

Elle tapota distraitement le mug des doigts en jouant avec son piercing.

— Je vais sûrement déjeuner chez mes parents, annonça-t-elle en contournant soigneusement la question. Ils voulaient me voir, je ne peux pas trop refuser.

Il balaya mentalement l’intonation d’excuse qui sourdait dans sa voix.

— C’est une bonne chose, approuva-t-il. Restes-y tant que tu le souhaites.

Elle lui décocha un sourire désolé.

*

Cassandre dut attendre un certain temps avant que quelqu’un ne vînt ouvrir. Elle avait pris le risque de débarquer chez ses parents sans leur avoir téléphoné au préalable et espérait qu’ils étaient bien chez eux. Sa mère apparut finalement sur le seuil et eut l’air étonné en la voyant.

— Tiens, Cassandre ! s’exclama-t-elle avant de la serrer dans ses bras.

Elle la fit entrer volontiers et referma la porte derrière elles.

— Ça ne te dérange pas que je vienne à l’improviste ? demanda Cassandre en posant ses affaires sur le canapé du salon.

— Non, au contraire ! la rassura sa mère avec un grand sourire ravi. Je suis toute seule ce midi, ton père a repris le travail.

— Et Félix ?

— Oh, je crois qu’il a un examen.

Cassandre insista pour aider sa mère à préparer du poulet et du riz afin d’oublier la petite trace d’inquiétude qu’elle avait lue dans ses yeux bleu-vert. Elles s’installèrent dans le salon après avoir déjeuné, où Cassandre eut droit à un portrait plus que détaillé de Chypre, à tel point qu’il n’était même plus la peine qu’elle y aille. Non qu’elle en eût eu jamais envie. Malgré tout, elle était contente de voir sa mère parler avec autant d’enthousiasme.

— Nous sommes passés dans ta rue sur le chemin du retour, ajouta celle-ci. Nous avons essayé de t’apercevoir mais tout était éteint.

— Il faut croire que j’étais sortie, hasarda Cassandre en haussant les épaules.

Elle s’efforça de répondre aux questions qui lui étaient posées et déploya une énergie faramineuse pour alimenter la conversation de manière satisfaisante avant d’oser entreprendre ce qui l’avait démangée depuis son arrivée.

Elle s’agenouilla devant un meuble disposé dans un angle de la pièce et ressentit une pointe de triomphe lorsqu’elle mit la main sur Les Fleurs du Mal. Elle ne s’était pas trompée. Un exemplaire de l’ouvrage se trouvait bien dans l’ancienne bibliothèque de son grand-père paternel. Elle se rappelait qu’après sa mort, bien des années auparavant, son père lui avait expressément dit qu’elle pouvait en disposer. Ce fut le cœur battant d’excitation qu’elle se rassit sur le canapé, le livre entre les mains. La tranche supérieure était couverte de poussière dorée. Elle fixa un moment la solide couverture beige légèrement délavée par endroits et caressa les motifs de fleurs en relief. Puis elle brisa le mystère et ouvrit le livre. D’élégantes et ensorcelantes fleurs rouges se détachaient sur un fond couleur or. L’ouvrage avait été imprimé en 1978. Elle sourit alors en tombant sur un bout de journal soigneusement découpé et coincé entre deux pages.

« Le poète d’Émaux et Camées, Théophile Gauthier, venait de faire la connaissance du jeune Charles Baudelaire. D’emblée, il l’interrogea :

— Lisez-vous des dictionnaires ? »

Près du titre majestueux était glissée une photographie de l’écrivain à l’expression éternellement torturée. Une note annonçait que la présente œuvre serait agrémentée de gravures, dont Cassandre eut un aperçu prometteur. Elle referma le livre avant d’aller plus loin. Lorsqu’elle leva la tête, sa mère posait sur elle un regard interrogateur.

— Connais-tu Baudelaire ? s’enquit Cassandre de but en blanc.

— Je ne me suis jamais plongée dedans…

— Tu devrais.

Elle rangea le livre dans sa sacoche noire, s’emmitoufla dans son manteau et noua son écharpe.

— Je vais devoir y aller.

Sa mère la serra dans ses bras.

— Je reviendrai.

Le vent furieux du vendredi 13 la transit à peine eut-elle fermé la porte.

Cassandre trouva Jakab confortablement installé dans le canapé, plongé dans Szindbád hazamegy[1], un roman qu’il avait rapporté avec lui de son pays natal. Selon ses mots, ce livre contenait la Hongrie.

Après s’être rafraîchie, Cassandre regagna le salon où elle fut accueillie par des bras brûlants. La plénitude prit doucement possession de son esprit, anesthésié avec une couleur nouvelle.

Elle sentit un sourire fleurir sur son visage alors qu’elle posait sur ses genoux le trésor inestimable qu’elle avait à présent la chance de posséder. La courte préface de Baudelaire en personne laissait déjà présager le sombre caractère de l’œuvre dans laquelle le poète s’était attaché à « extraire la beauté du Mal », avec une efficacité que seul un lecteur ayant un jour posé les yeux sur ces pages pouvait être en mesure d’apprécier. De ces propos s’échappait un aspect éminemment lovecraftien, bien que celui-ci naquît une vingtaine d’années plus tard. Cassandre se dit qu’entre eux auraient pu se nouer des liens d’amitié. La noirceur la plus pure était là, précisément maniée et habilement maîtrisée, si bien qu’elle était persuadée que de tels mots ne pouvaient avoir été écrits que par un parfait connaisseur de la chose. Puis elle tourna la page et plongea dans l’Ombre.

Ils passèrent la soirée ainsi, à voyager à travers les mots et les ténèbres. Et le temps s’écoulait sans eux.

*

Nocturnal avait posé des bougies en différents endroits de la chambre. Dans la pièce régnait une obscurité chaude, ponctuée par les lueurs des flammes vacillantes. Elle était allongée sur le dos ; il aurait pu distinguer son aura s’il s’était concentré. Jakab laissa passer une seconde avant de la rejoindre et s’allonger à côté d’elle. Il admira les reflets orangés sur sa peau et glissa son doigt sous la fine bretelle de son haut aux nuances marron clair. Il caressa la texture plissée du tissu et la sentit frémir à ce contact. Son cœur s’accéléra lorsqu’il sentit la pression de ses lèvres et sa main dans son dos, il s’abandonna à mesure que la confiance imprégnait ses gestes.

L’aura autour d’elle était d’or.

Cassandre se redressa après un long silence. Jakab la vit du coin de l’œil ouvrir le tiroir de la table de nuit et en extirper un bloc de feuilles blanches.

— Il faut que j’écrive à Laurine, dit-elle.

Ses yeux étaient sérieux. Jakab fut surpris du moment qu’elle avait choisi pour cette tâche, mais n’objecta pas et se contenta de l’observer s’adosser au mur, crayon en main. Les flammes des bougies ondulaient doucement sur les murs dans un brasillement spectral. Jakab ne lutta pas assez longtemps pour les voir se noyer.

Il se réveilla un moment plus tard avec la désagréable impression d’être épié par le Diable. Les bougies étaient mortes ; le silence, total. Il récupéra à tâtons son téléphone sur le sol et fut dérouté en constatant qu’il était près de cinq heures du matin. En sortant du lit pour aller chercher un verre d’eau, ses yeux tombèrent sur la lettre que Cassandre avait dû rédiger plus tôt dans la nuit. Puis son regard se posa sur sa silhouette endormie. Il guetta en vain un signe de respiration capricante ou un battement de paupières. Mais son visage était paisible, et ses yeux étaient clos. La tentation était grande. Alors tout doucement, il ramassa le papier et posa le regard sur les lignes succinctes.

Laurine,

Je me permets de t’écrire pour te remercier d’avoir été sur un quai, en octobre dernier. Les choses vont mieux et désormais ma vie a trouvé un sens.

Peut-être qu’il serait important que je te le dise de vive voix.

Elle signait et laissait son adresse email. Le mot était d’une simplicité touchante. Jakab reposa soigneusement la feuille et resta debout, à fixer celle qui avait écrit de si curieuses lignes sous la plume de Nocturnal à la fin de l’été, et qui depuis ne l’avait plus quitté. Il ressentit au fond de lui un soulagement fulgurant et intense, et pria pour que ce qu’elle avait écrit fût vrai.

- // -


[1] Dernier jour à Budapest, Sándor Márai (Albin Michel, 2017 pour la traduction française)

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