LXII

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Les premiers jours d’avril furent doux. Seule une réminiscence se dressa sur la route et ils l’oublièrent bien vite. Chose étrange, ils en avaient même ri. Ri. Cassandre avait du mal à comprendre ce changement si simple qui s’était opéré en eux, à l’instar d’une bulle protectrice qui filtrait les mauvaises ondes pour ne garder que les bonnes.


Ils sortirent se promener afin de couronner le premier jour de travail de Jakab. En sortant de l’immeuble, Cassandre contempla un moment la curieuse lueur rougeâtre que le coucher de soleil projetait dans la rue, puis ils se rendirent calmement sur les quais pour rejoindre l’Île de la Cité en savourant l’air printanier. Ils arpentèrent le quai aux Fleurs avant d’emprunter le pont Saint-Louis, où ils s’accoudèrent à la balustrade, les yeux rivés sur l’eau claire qui s’écoulait en contrebas.

Sur le chemin du retour, Jakab détaillait ses impressions sur l’équipe au sein de laquelle il travaillait dorénavant lorsqu’il s’interrompit pour consulter son téléphone. Cassandre vit cette fois-ci le coin de sa bouche tressaillir nerveusement et l’appel qu’il avait reçu peu de temps auparavant lui revint en mémoire. Elle n’aurait cependant pu déterminer si ce geste involontaire trahissait du mécontentement, de la crainte ou de l’incrédulité. Il marqua un temps d’arrêt au milieu du trottoir, fixant l’écran d’un air pensif, puis se tourna vers elle.

— Une connaissance vient de me faire signe, expliqua-t-il. Il est dans la rue des Blancs Manteaux, tu sais où c’est ? Je n’en aurai que pour quelques minutes.

Cassandre accepta sa demande et, ignorant tous deux où se situait la rue en question, ils cherchèrent l’emplacement de celle-ci sur leur téléphone. Leur objectif ne se trouvant pas trop loin, ils s’y rendirent en suivant l’itinéraire proposé par le GPS et arrivèrent bientôt dans une rue tout à fait ordinaire et peu fréquentée. Jakab s’arrêta devant le numéro 30 et le petit signe qu’il esquissa fit comprendre à Cassandre qu’il valait mieux qu’elle restât là. Alors qu’il s’engouffrait dans l’étroit couloir, les émotions avaient déjà déserté ses traits et son expression était redevenue impassible.

Elle s’appuya contre le mur du trottoir d’en face, derrière la rangée de Vélib’, et se disposa à attendre.


*


L’Ukrainien n’avait pas changé. Que cela fût ici ou ailleurs, le moindre de ses gestes brassait autour de lui des relents fétides. Il gardait sur lui la même sempiternelle veste en cuir usé que Jakab estimait avoir déjà trop vue. Sa mine n’était ni féroce, ni revêche ; elle ne lui était que plus hostile. Il l’ennuyait profondément.

Après l’avoir accueilli sans chaleur particulière – l’Ukrainien n’était pas un homme chaleureux –, il l’avait invité à prendre place autour d’une table ovale dans une pièce peu meublée et il se tenait face à lui, une bouteille de Khortytsa à portée de main. Jakab se demanda un instant s’il avait loué l’endroit pour quelques jours ou s’il y avait élu domicile, puis il empêcha ses pensées d’évoluer. Voir l’Ukrainien à Paris, dans la ville même où il passait désormais ses jours, le mettait profondément mal à l’aise.

— Merci d’avoir accepté mon invitation, dit l’Ukrainien de sa voix coupante.

— Bogdan, le salua Jakab d’une voix égale. Qu’est-ce qui t’amène à Paris ?

— L’amour, Kátai, fit-il en souriant de travers.

Jakab était plus dubitatif quant à cette réponse, l’homme qui lui faisait face lui inspirant plus un collectionneur de femmes qu’un conjoint fidèle et éperdu. Il se contenta de le regarder boire et s’essuyer la bouche d’un revers de main. L’Ukrainien ne l’avait jamais appelé autrement que par son nom de famille, renforçant le lien de subordination qui se hérissait entre eux.

— Je voulais également profiter de mon séjour pour clarifier quelques petits points avec toi, continua-t-il, arrivant enfin au vif du sujet. Personne n’a tellement compris la raison de ton départ. J’ai bien sûr été soucieux et je souhaitais simplement savoir si tu comptais garder contact et continuer à travailler pour nous. Tu comprendras que nous avons besoin d’un statut clair et définitif.

Jakab avait préparé mentalement sa réponse avant de venir, n’ayant fait que résumer la conclusion à laquelle il avait abouti depuis plusieurs semaines.

— Je crois que tu connais l’opinion que je me fais de vos activités, lui signifia-t-il en veillant à garder son calme. Ce n’est plus ma priorité, et je ne suis plus sur place, désormais. Je ne compte pas revenir.

L’Ukrainien hocha la tête, les traits inhabituellement détendus, et finit par valider sa réponse sans problème.

— Parfait, déclara-t-il. C’est mieux si nous sommes fixés. On ne peut pas accepter que des éternels indécis courent dans la nature, tu sais bien.

Jakab l’écouta un moment exposer la situation actuelle des affaires et se fit violence pour écouter jusqu’au bout.

L’Ukrainien se leva et Jakab l’imita. Il se posta près de la porte et attendit que son invité fût à son niveau pour approcher son visage du sien.

— Tu n’as jamais rien su, lui fit-il promettre.

Il mesura un instant son regard scrutateur, transperçant la perle calculatrice et froide qui habitait ses yeux bleu glacé, lesquels savaient si bien manier la menace.

Et Jakab promit.


*


Cassandre avisa enfin Jakab ressortir accompagné d’un homme dont les traits rudes et la carrure musclée rappelaient le type oriental, peut-être âgé d’une quarantaine d’années. Ses cheveux châtain clair étaient coupés ras et sa mâchoire carrée renforçait l’impression d’autorité qu’il dégageait.

— Au revoir, Kátai, l’entendit-elle dire.

Il lui tendit une main et son sourire laissa entrevoir ses dents. La poignée de main fut cordiale. Cassandre fut néanmoins apaisée lorsque Jakab la rejoignit et l’homme à qui il avait rendu visite tourna le dos. Son attitude appelait à la méfiance, pas la sorte de méfiance que l’on pouvait éprouver devant des individus à l’apparence farfelue, mais une méfiance profondément véritable, intrinsèque.

Elle trouva à Jakab un air quelque peu troublé, mais au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient, il parut se dérider comme si un soulagement inouï gagnait progressivement son être.

— Qui était-ce ? se risqua-t-elle à demander.

Jakab répondit de façon succincte, sans toutefois paraître ennuyé.

— Un collègue ukrainien avec qui j’ai eu l’occasion de faire affaire ces dernières années.

Ils laissèrent la petite brise du soir résonner à leurs oreilles, complétant les pensées qui tourbillonnaient certainement parallèlement dans leurs têtes.

— C’est terminé à présent, conclut-il. Je n’en ai plus rien à faire, je n’ai plus rien à voir avec toute cette histoire.

Cassandre leva les yeux et lui trouva l’air presque guilleret, empreint d’une légèreté nouvelle. Elle vit que son sourire était beau et, si elle ne savait pas ce que signifiait tout ce dont il parlait, elle était simplement heureuse de le voir ainsi.

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