Chapitre 8 - VP Benjamin

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Assez rapidement, une fois qu’elle est entrée dans ma vie, j’ai arrêté de vouloir réussir pour me venger de mon ex-femme et j’ai voulu réussir pour l’impressionner, elle. Il faut dire qu’elle était pro, vraiment pro. Beaucoup trop en fait. Elle plaçait la barre très haut en gardant une distance entre nous d’environ cent-cinquante années lumières, ce qui devait lui sembler la norme entre un patron et sa directrice de développement écologique. Je rêvais de la prendre dans l’ascenseur. Quand j’étais un peu moins ambitieux, je rêvais simplement qu’elle me parle de la pluie et du beau temps. Quand j’étais vraiment trop frustré, je me voyais en train de lui mettre une fessée et ça me perturbait un peu parce que quand j’avais dit ça à Mathieu, je plaisantais vraiment.

C’était ma meilleure collaboratrice pour beaucoup de raisons. Tout d’abord parce que c’était une vraie bosseuse, qui ne comptait pas ses heures. Elle restait toujours très tard les lundi, mercredi et jeudi et j’avais appris qu’elle allait à ses entraînements de handball les mardi et vendredi soir alors je n’aimais pas beaucoup ces deux journées là. Je préférais la savoir à côté de moi. Par deux fois, alors qu’il ne restait plus que nous dans notre couloir, j’ai attendu d’entendre du bruit dans son bureau pour sortir du mien innocemment et prendre l’ascenseur avec elle. Nous avons parlé boulot comme d’habitude et quand elle a arrêté et que je n’ai plus eu d’excuse pour mon silence ridicule, j’ai failli tomber dans les pommes tellement je me sentais con.

En plus d’être bosseuse, elle était tenace. Elle avait réussi à faire changer le comportement de 4C, l’entreprise qui m’appartient aussi et qui construit les centres commerciaux. Nos projets comportaient forcément des spécificités écologiques, par exemple toits végétaux, récupération d’eau pour les sanitaires, isolation maximum et chauffage par panneaux solaires ou pompes à chaleur. Mais il faut avouer que nos ouvriers se foutaient pas mal de ce qu’ils faisaient pour construire tout ça. Elle et moi avions eu beaucoup de disputes à ce sujet et j’ai adoré chacune d’elle, même s’il est possible qu’elle m’en ai tenu une rancœur exagérée. Elle avait réussi à me convaincre en me disant que si un journaliste venait à enquêter sur n’importe lequel de nos chantiers, il aurait de quoi nous faire couler avec une seule photo de pots de peinture brûlés à même le sol avec des bidons d’eau de javel ou autres. J’avais donc fait pression sur le chef des travaux et nous répondions désormais à plusieurs normes européennes. Les comités de direction de cette période manquaient à tout le monde parce qu’elle était la seule femme et qu’elle tenait tête au chef des travaux qui faisait 95 kilos et 1m85 et qu’il finissait par baisser les yeux devant elle. Une fois, il lui avait dit qu’elle ne savait pas ce que c’était que bosser et elle lui avait étalé son parcours en calculant le nombre d’heures qu’elle avait toujours fait. Il se trouvait que même à la fin de sa vie, il n’en aurait pas fait autant qu’elle a 33 ans. Les gars de 4C lui en voulaient toujours un peu car ça leur compliquait le travail et ils l’appelaient « la chieuse écolo ».

C’était d’ailleurs les seuls à ne pas l’aimer, parce qu’au bureau, tout le monde était fan de Mademoiselle Delacre. Il faut dire qu’elle était sincèrement gentille, s’intéressait vraiment aux gens, connaissait les prénoms et les âges des enfants de chacun et demandait de leurs nouvelles. Cette histoire avec 4C lui avait donné une vraie respectabilité. Cette popularité m’agaçait presque quand je voyais que certains hommes venaient la voir un peu trop souvent dans la semaine.

Ce jour-là, dès son arrivée, je m’étais penché vers elle pour lui dire :

- Bonjour, Mademoiselle Biscuit !

Et elle avait à nouveau dû contenir sa colère parce qu’il y avait d’autres personnes un peu plus loin. C’était divin.

Je l’appelais comme cela dès que je le pouvais, chaque fois que nous nous trouvions tous les deux, ce qui arrivait atrocement rarement. C’était le seul lien d’intimité que nous avions. Elle détestait vraiment ça :

- Monsieur Fortet, si nous étions au collège, j’irais me plaindre auprès de la CPE pour harcèlement ! Je voudrais que vous arrêtiez cela !

- Allez donc au service RH !

- C’est exactement ce que je vais faire !

- Arrêtez un peu, ce n’est pas méchant ! Vous êtes toujours tellement coincée, c’est pour vous détendre un peu.

- Cela me stresse au plus haut point !

- Alors disons que cela me détend, moi ! Même moi, vous me mettez mal à l’aise, tellement vous êtes stricte !

- Je ne suis pas stricte, je suis professionnelle ! Vous ne savez pas de quoi je parle, vous êtes en jean !

- Etes-vous en train de me faire une réflexion sur mon manque de professionnalisme, Mademoiselle Delacre ?

- Heu…Non…

- Je suis canon, en jean, Mademoiselle Biscuit !

Je l’ai entendu marmonner « Vous rêvez, Monsieur con-forté » et quand je lui ai demandé ce qu’elle venait de dire, elle s’est enfuie comme elle a pu, me permettant de mater à outrance son petit derrière qui semblait m’appeler.

Au siège de Comexp, absolument tout le monde se tutoyait. Sauf Mademoiselle Biscuit, qui avait d’ailleurs une drôle de façon de gérer ça : elle vouvoyait tous ceux qu’elle n’aimait pas, et moi-même. Je me suis demandé cent fois si les deux catégories se rejoignaient. Elle semblait toujours m’en vouloir pour quelque chose. Par exemple, elle ne me disait jamais « bonjour », ni « au revoir ». Je faisais exprès de passer à son bureau en disant du bout des lèvres « Bonjour, Mademoiselle Biscuit », et son regard noir éclairait ma journée : au moins, elle m’avait regardé, bon sang !

Ça rendait les choses très bizarres, cette histoire de vouvoiement : en réunion par exemple, elle tutoyait tout le monde, sauf les gars de 4C, Jessica, et moi. D’autant plus bizarre que c’était réellement la seule de mes salariés à me vouvoyer. Au lieu d’exaspérer tout le monde comme cela aurait dû le faire, ça lui donnait une certaine respectabilité, peut-être parce que je la vouvoyais aussi. Je crois même que certains trouvaient qu’elle avait raison et que notre tutoiement « à l’américaine » était un peu léger.

L’autre chose bizarre entre nous, c’était la porte directe qui existait entre son bureau et le mien. Ce bureau aurait dû être celui de ma secrétaire, et il était pourvu de trois portes : une qui menait à l’entrée de l’ascenseur, une du côté de son équipe, et une de mon côté, qui était fermée à clé. Cette dernière était sur la serrure de son côté à elle, je ne sais pas trop pourquoi. Il y avait aussi une petite fenêtre opaque toute en longueur, qui me permettait de détecter certains mouvements, sans pour autant voire distinctement ce qui se passait.

Certains soirs, quand nous restions juste tous les deux, cette porte me torturait à n’en plus finir : je rêvais qu’elle l’ouvre et qu’elle me fasse tout un tas de choses. Je m’imaginais avoir le courage d’y toquer, pour qu’elle sache. Je fantasmais de la fracasser et que moi, je la prenne dans mes bras et que je l’embrasse passionnément, en la prenant sur son bureau toujours parfaitement rangé. Cette frustration avait quelque chose de stimulant. Ou alors, c’était l’espoir, même irréalisable, de l’avoir un jour enfin à moi, qui me faisait me lever le matin.

Dans ces délires qui n’en finissaient pas, je culpabilisais de notre différence d’âge. J’avais l’impression d’être un vieux dinosaure à côté d’elle et que je ne méritais même pas de penser à elle.

Cela me rendait terriblement jaloux des jeunes de son âge. Il y avait un homme en particulier que je détestais, alors que je devais faire semblant de le considérer tout à fait normalement parce qu’il n’y avait, professionnellement parlant, aucune raison : Julien Trimayet, le bras droit de Laetitia. Elle le regardait dans les yeux, le tutoyait, lui touchait l’épaule quand elle lui parlait et riait régulièrement. D’abord, ça devrait être interdit d’être aussi beau que lui. Toujours bien habillé, il arrivait même à porter des couleurs sans avoir l’air ridicule, ce qui, franchement, n’est pas donné à tout le monde. Pas à moi en tous cas. Bref, je devais supporter de voir ses pantalons jaune moutarde ou bien ses écharpes bleu nuit par la petite fenêtre rectangle quand il était au bureau de Laetitia, tout contre elle et ça, c’était vraiment déconcentrant.

Notre relation professionnelle était vraiment spéciale. Tout le monde le savait au siège, et personne n’évoquait jamais le fait que je semblais laisser passer à Laetitia tous ses caprices.

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