I. 1.

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1. Après de nombreux virages au bord des falaises le bus se gare, nous descendons froissés par le voyage et le chauffeur monte sur le toit et nous tend nos bagages, sacs de sport à moitié vides et que nous portons sur l’épaule– Imane met sa main en visière et respire la vallée, désertique et crépusculaire– nous logeons dans la même pension que l’année précédente, petites chambres aux petites fenêtres petit déjeuner et dîner, l’aubergiste une femme menue et à la peau ravinée et qui nous regarde manger en silence le lait fermenté, les galettes, les haricots.

2. Au bord des routes nous marchons d’un pas las et sans aller vraiment nulle part nous cueillons les figues, leur sucre blanc qui accroche sur les doigts– les dernières de l’année.

3. L’école est vide. Le proviseur va de pièce en pièce et ouvre les volets sur la sécheresse des vallées, c’est le territoire c’est Camino et Pechua et tous ces villages aux maisons de torchis villages de vent villages de poussière. À midi on voit les flammes monter de Kerué, on s’attroupe aux fenêtres, ce doit être Santa Maria dit le proviseur, cent-quinze ans survivante de trois révolutions et d’autant de guerres, Santa Maria dont on attendait la mort depuis si longtemps. Les yeux du proviseur sont noirs et creusés. Nous dépoussiérons les tableaux et les bureaux et par la fenêtre les mules zigzaguent couvertes de sacs, le muletier qui détache les bouteilles de gaz et crache un jus de tabac épais et serre les mains avec fermeté, juste à temps dit le proviseur, fier de pouvoir servir repas chauds dès la rentrée. Le soir nous buvons un thé de peu de feuilles et rencontrons la nouvelle professeure d’histoire, Alba, première année de service civique– jeune et enthousiaste.

4. La pluie tombe dru, les chats sortent de leurs cachettes et écument les rues de leurs pelages tristes et mouillés, sentent l’automne arriver, cherchent des propriétaires pour l’hiver et se bagarrent au crépuscule.

5. Nous jouons aux dames près du feu et les courants d’air se font entendre à la croisée des couloirs, sifflements aigus que nous apprendrons vite à ignorer. Vers minuit le vieux Sixto entre et pose son chapeau et demande à l’aubergiste des verres de whiskey– les fait tourner sous la pâle lumière de l’applique puis les boit d’un mouvement sec– nous apprend que Santa Maria vit, c’est sa petite fille, Isha, soixante ans, qui est décédée d’une pneumonie. Imane propose de sortir regarder les étoiles car nous en perdront l’envie après la rentrée– nomme les constellations une à une– son visage très beau dans la pénombre des rues d’ici. Les prostituées fument devant la maison close et l’une d’elle a été mon étudiante, bat des cils comme devant un mirage et les clients qui vont et viennent et baissent leurs chapeaux et se faufilent par la grande porte, entrée sombre dont on ne perçoit que de lourds rideaux de velours.

6. Les enfants arrivent poussiéreux par la crête, leurs visages emmitouflés d’épais foulards et le commissaire appuyé contre sa jeep militaire, l’œil torve– remet ses lunettes de soleil et demande au proviseur qu’on note tous leurs noms. Depuis le seuil je regarde Imane se présenter calmement, distribuer le petit recueil qu’ils devront lire ce trimestre– les filles s’échangent des signes de main, langage secret de ces vallées– les garçons parlent à voix basse, Tuwa ou Kirgo selon leurs familles– et deçà delà je déchiffre quelques mots comme mère et cheveux et fiancée. Des conversations qui m’échappent. Imane tapote sur son bureau pour les reprendre et le premier cours, comme tous les premiers cours, est teinté d’admiration, de peur et de jugement.

7. Zig essaye d’apprendre la défense sicilienne, s’entraîne avec Roberto, sourit à pleines dents et côté dame se fait transpercer– ainsi la nuit s’écoule et le café et le raki et Roberto s’endort menton contre buste. Zig nous emmène faire un tour dans sa voiture, nous passons la tête par la fenêtre et l’air froid tire nos joues et l’automobile dévale les collines. Nous nous arrêtons le long de la rivière, un joint qui tourne de main en main et la lune grande sur le capot– Alba éclate de rire et se penche vers Zig qui rit à son tour. Zig est fils d’un riche exploitant minier, a une voiture et des dents carrées, chose rare dans la vallée.
Sur la banquette arrière sans un mot Imane prend ma main.
Nous roulons toute la nuit et passons près de la frontière avec ses cantinas ses bordels et ses panneaux publicitaires, à même le trottoir nous buvons des bières bouteilles, nos souffles montent sous les lampadaires et de l’autre côté de la rue avec sa barre de contention une bouche géante nous aspire : MÊME SANS ASSURANCE FLIXODENT ET LE DOCTEUR RAMON CABALLO REDRESSENT VOTRE SOURIRE ! Zig lance une bouteille contre la bouche, la barre vacille un instant et il semble que les dents tombent– ce n’est que la pluie, fine et froide. Nous rentrons dans une aube triste, pâle.

8. Eliza et Lupe rentrent dans la salle pendant que je corrige des copies, me remercient car leurs fils sont heureux de venir tous les jours malgré un long trajet, leur patois hésitant avec du Kirgo de çà de là– prendre le temps de chaque mot pour nous faire comprendre– les mains et les yeux– disent plus que les bouches. Enfin elles me demandent si j’ai des enfants et je dis que je suis jeune / quel âge / vingt-neuf ans / plus âgé que nous et nos enfants ont bientôt treize ans.

9. Il neige. Le proviseur démarre la chaudière. Elle ronronne crachote et tombe en panne.

10. Les randonneurs sont au village avec leurs corps mutilés et leurs vestes raides de poussière– sur la grande place ils allument un feu et l’on y vient griller des cochons boire du thé et s’informer de ce qu’il se passe là-bas. Les randonneurs troquent des plantes et des pierres rares qu’on ne trouve que plus loin dans le désert creusé par les bombes– me racontent les dunes les oasis les falaises et tous ces paysages qu’aucun autre homme n’a vu. Une femme pose son unique main sur mon avant-bras, des yeux me montre son joint éteint– je saisis son briquet et, la protégeant du vent, le lui rallume.
Les arbres dégouttent dans le silence des flammes.

11. Alba m’emmène au marché de bonne heure, me questionne sur Imane, pourquoi je la regarde comme ça et de ses yeux imite mes yeux. Elle saisit les poteries les scrute les repose, j’achète des galettes de pomme de terre huileuses et que je mange à pleine bouche, une adolescente tresse les cheveux d’Alba avec des fils de couleur, d’autres s’approchent et tirent nos vêtements et nous raconte des histoires à propos de femmes-chèvres qui hantent les vallées et égorgent les hommes mauvais– l’une d’elle me demande si je suis un homme mauvais, je hausse les épaules– que faire d’autre– lui donne mes dernières pièces.

12. Las de sa cuisine sèche de galettes de haricots trop cuits je demande à l’aubergiste de me prêter les fourneaux, légère résistance puis elle finit par s’asseoir et je prépare un bouillon de légumes, tous ensemble sur la grande table en bois le pain que nous trempons et l’aubergiste qui nous raconte son enfance dans ces régions montagneuses, son père qui dressait les chevaux sauvages chassait les loups et buvait à se tuer– tous les pères de notre vallée sont des alcooliques se conclue le dîner.

13. Eliza et Lupe viennent me chercher après la fin des cours pour une cérémonie, sorte de baptême me disent-elles, rituel de joie. Eliza tire ma main à travers des ruelles étroites, nous débouchons au sommet de la colline face au cimetière une immense demeure et je lui demande qui la possède, un ancien trafiquant qui s’est enrichi sur le dos des morts elle crache, mais ça ne nous empêche pas de faire la fête. La maison possède une dizaine de pièces et un patio avec un grand figuier, des encensoirs brûlent, Eliza me montre comment me rincer avec la fumée. Je pousse les nuages gris sur mon visage, les aspire. Te voilà purifié dit Eliza de ses canines pointues. Des enfants drapés de sarapes chantent. Lupe me maquille le visage d’une poudre rouge, lentement la corne de ses doigts sur mes sourcils– mon nez– mes joues– et l’on se met à danser serrés les uns contre les autres et je bois plus que de raison et la lune tombe dans le patio son ombre laiteuse qui étire les visages– je ne reconnais plus personne– on m’embrasse et je me laisse faire plus par tristesse que par envie. Au petit matin nous fumons assis sur le perron, la vallée enneigée et Lupe qui pose sa tête sur mon épaule– me remercie de ma tendresse, quelle tendresse ai-je envie de demander mais je ne dis rien– la neige durcie par la nuit fond et brille comme mille aiguilles.

14. Un taxidermiste entre dans l’auberge et bois des bières tandis que nous jouons aux cartes. Il nous demande qui peut le guider sur ces crêtes dangereuses et nous lui indiquons la maison d’un traqueur de loups. Le taxidermiste est engagé par un musée lointain pour un diorama du désert– sort des tirages de sa poche et nous montre des lions des antilopes des chouettes sur fond de savanes et de jungles touffues– plus vraies que vraies– nous explique comment recréer un animal de chair et d’os, la structure de bois, les muscles de laine et de fil de fer puis l’argile pour le visage et la peau que l’on étale délicatement et Roberto demande ce qui est le plus difficile.
L’expression du visage– des yeux– on ne remplace pas les yeux.

15. Anniversaire d’Imane– je laisse devant sa porte une figurine de cheval simple, élancée et d'un bois à peine verni– sur mon bureau son double, au cou un peu plus courbé.

16. La neige redouble et nous nous endormons sur nos bureaux et les nuits spirales une étrange pesanteur.

17. Nous avons appris la mort d’une ancienne élève que nous suivions depuis deux ans– tombée dans un ravin– élève discrète et que j’avais à vrai dire oubliée– soudain cependant elle me revient au fond de la classe– derrière ses cheveux bouclés ses yeux– timides et apeurés.
Les enfants me regardent en silence.
Je tiens la craie sans bouger, cela ne dure qu’un instant, puis je reprends le cours.

18. Le prêtre arpente les couloirs et les enfants courent sous son œil mauvais, envoyé par ordre divin dans cette terre où la bombe est sainte et le café sans goût, ce qu’il répète à tour de bras le café est pisseux l’église déserte le froid lourd sur les jambes. Je lui demande pourquoi il vient ici à l’école / pour la jeunesse dit-il en levant les bras, personne n’a jamais béni ces enfants qui les sauvera quand ils tomberont dans le ravin comme cette pauvre petite / Esperanza dis-je– elle s’appelait Esperanza Flores. Je demande au proviseur pourquoi il a été envoyé ici, ce prêtre, car il y a déjà les temples Tuwa et Kirgo aux dieux nombreux et sévères. Il agite sa main en l’air, ah on envoie ici les hommes pour les punir, mieux vaut ne pas savoir ce qu’ils ont commis.

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