Une bande de copains.

30 minutes de lecture

Nous étions une bande de copains. Après le lycée, on se retrouvait à la terrasse d’un café. C’était devenu un rituel, un point d’ancrage dans le tumulte adolescent.

Le soleil glissait sur les tables en formica, les verres tintaient doucement, et les discussions partaient dans tous les sens. La politique, la conquête spatiale, la mode, les chanteurs, le sport bien sûr, et tout ce qui n’était pas ordinaire — plutôt extraordinaire.

La petite bande d’ados, telle que je m’en souviens…

Je me présente : Jean, en seconde, archéologue en herbe. Je parlais des civilisations disparues comme si je les avais connues. J’enterrais des objets dans le jardin pour les “fouilles” du week-end, parfois même dans la vigne derrière chez nous. Je montrais mes trouvailles avec fierté : une vieille pièce de Louis XVI, un bouton, un caillou “probablement romain”. Mon imagination débordait.

Jacques, le matheux timide. Il ne parlait que lorsqu’il avait quelque chose de précis à dire, souvent une formule ou une vérité qui nous laissait perplexes. Il traînait toujours son vieux sac à dos, rempli de livres qu’il lisait en cachette pendant nos discussions.

Jean-Luc, fils unique, futur médecin autoproclamé. Il avait une passion pour les diagnostics improvisés : une entorse, un cas d’école. Il adorait le sport, surtout le rugby qu’il pratiquait régulièrement, avec un peu de natation pour équilibrer.

Françoise, en seconde, l’indécise attachante. Elle changeait de vocation comme de coiffure : un jour coiffeuse ou styliste, le lendemain pilote de chasse. Elle griffonnait des idées dans un carnet qu’elle oubliait toujours sur le coin de la table.

Freddy, déjà dans la restauration, sentait le basilic et le pain chaud. Il arrivait souvent en retard, les mains encore farinées, mais avec des anecdotes savoureuses sur les clients du restaurant familial. Il rêvait d’ouvrir son propre resto, avec des tables en bois et des guirlandes lumineuses.

Marie, en terminale, était un mystère à elle seule. Elle observait plus qu’elle ne parlait, et quand elle s’exprimait, c’était toujours avec des mots choisis, presque poétiques. Elle écrivait dans un carnet noir — son journal intime

— qu’elle ne laissait jamais traîner, contrairement à Françoise.

Et puis il y avait Mathieu. Lui, c’était autre chose. Il ne venait pas souvent, mais quand il débarquait, c’était comme si le monde entier s’invitait à notre table.

À 20 ans, géomètre-topographe déjà diplômé, il travaillait à l’étranger. Il nous racontait des histoires de volcans, de grottes perdues, de tempêtes de sable. On buvait ses paroles comme un cocktail d’aventure et de rêve. Surtout, il avait toujours des objets fantastiques : une rose des vents, un cristal étrange, une pierre volcanique. Quand il était là, même le café semblait changer de décor.

On ne le savait pas encore, mais notre bande, avec ses rêves, ses silences, ses formules, ses carnets oubliés et ses mains farinées… Allait bientôt être confrontée à quelque chose qui ne figurait dans aucun programme scolaire.

Pas tout à fait une aventure, encore moins une conquête. Plutôt une enquête. Une recherche de résonance.

Quelque chose qui nous regardait depuis longtemps. Quelque chose qui attendait que nous soyons prêts.

Et ce jour-là, à la terrasse du café, quand Mathieu posa sur la table une rose des vents gravée dans le sable, l’objet qu’il avait rapporté du Sahara, le monde a commencé à changer de décor.

Quelques jours plus tard, en sortant du lycée, je suis passé devant le cinéma Le Pathé. Une affiche colorée attirait le regard : Cycle “Connaissance du monde”, présenté par Francis Mazière, archéologue et explorateur. Un film sur ses dernières recherches sur l’île de Pâques. Projection unique : samedi à 10 h du matin.

Je suis resté planté là, hypnotisé par les mots île de Pâques, explorateur, archéologue. Le reste de la semaine m’a paru interminable. J’ai attendu samedi avec une impatience fébrile, comme si quelque chose d’essentiel allait se jouer.

Et je ne m’étais pas trompé. Ce film a marqué ma vie pour le restant de mes jours. Les statues géantes, les mystères enfouis, les récits de Mazière… Tout résonnait en moi comme un appel.

Ce jour-là, dans la pénombre du cinéma, entre les sièges rouges et les murmures du projecteur, j’ai su que je ne regarderais plus jamais le monde de la même façon.

— Le lendemain, au café, je n’ai pas pu attendre. À peine assis, j’ai lancé le sujet :
— Le reportage sur l’île de Pâques… Incroyable. Les statues sont gigantesques, impossibles à déplacer naturellement. L’explorateur évoque même l’hypothèse des extraterrestres. Franchement, je doute que ce soit la solution.

Aussitôt, le débat s’est enflammé.

Jean-Luc, fidèle à son esprit rationnel, a tranché net : les OVNI n’existent pas. Point. Ce sont des fantasmes pour fuir les vraies explications scientifiques.

Jacques, le matheux, a levé les yeux de son livre, il évoqua les lois physiques. : et si c’était une question de levier, de contrepoids ? Il y a des modèles physiques qui pourraient expliquer ça…

Françoise, les yeux brillants, a murmuré : — Moi, j’aime bien l’idée qu’il y ait eu des êtres venus d’ailleurs. C’est romantique, non ?
Elle griffonna ses idées dans son carnet.

Freddy, en croquant dans un croissant, a rigolé : — Tant qu’ils ne viennent pas commander une pizza quatre saisons, ça me va.

Marie, comme toujours, est restée silencieuse. Mais son regard… Parlait pour elle.

Puis, elle a murmuré :

— C’est peut-être une question de lévitation.

Jacques a hoché la tête, intrigué :

— Les scientifiques pensent pouvoir faire léviter de petits objets avec des ondes. C’est encore expérimental, mais ça existe.

Freddy, fidèle à lui-même, a éclaté de rire :

— Dans mon micro-onde, le plat ne se transforme pas en soucoupe volante… Il a mimé une assiette qui s’envole, provoquant un éclat de rire général.

Et moi, je les regardais tous. Ce simple film, vu dans la pénombre d’une salle obscure, avait ouvert une porte. Une porte vers l’ailleurs, vers un horizon inconnu, que je voulais vraiment comprendre. Pas seulement les statues, ni les légendes… Mais ce besoin de savoir, de creuser, de relier les mystères du passé aux questions du présent.

Les semaines passaient vite. Et puis, un jour, Mathieu est revenu. Comme toujours, il nous rejoignit au café, et comme toujours, nous l’accueillîmes avec une curiosité fébrile. Ses aventures nous fascinaient. Il avait ce don de transformer chaque récit en énigme vivante.

Ce jour-là, il nous parla du lac Shira, en Sibérie.

— Construit comme une lavogne de chez nous, disait-il, mais avec des blocs de pierre de plusieurs dizaines de tonnes. Le lac faisait entre vingt et trente kilomètres. Les dalles étaient assemblées au millimètre près. Mais le plus étrange, c’était l’eau : salée.

—Pas très pratique pour faire boire les dinosaures, ajouta-t-il en souriant.

Comme toujours, Mathieu nous laissait avec plus de questions que de réponses. Et c’est peut-être là que tout a commencé.

Il ne parlait jamais frontalement. Ses récits ressemblaient à des expériences, mais sans jamais les nommer ainsi. Il semait des idées comme on sème des graines, et nous, on les faisait germer.

Françoise, intriguée, lança :

— Mon père m’a dit que Baalbek, au Liban, a été construit par les Romains avec des blocs eux aussi de dizaines de tonnes, voire de centaines de tonnes.

Mathieu acquiesça, puis ajouta :

— Mon patron est architecte. Il en connaît un rayon sur les constructions. Pour lui, il nous manque une connaissance fondamentale pour comprendre certaines réalisations anciennes. Il y en a dans tous les coins de la planète. Il est allé voir Baalbek. Là-bas, on trouve des techniques surprenantes : certaines pierres sont imbriquées dans deux murs différents, comme si elles reliaient des structures indépendantes. Et puis il y a ces chapiteaux, d’une dizaine de tonnes, encore debout, en équilibre à plus de vingt mètres de haut… Personne ne sait vraiment comment ils tiennent. Ni comment ils sont arrivés là-haut.

Les archéologues avancent que les Romains disposaient de machines pour soulever de telles charges. Mais pour les spécialistes, rien de sérieux n’explique ces prouesses. Il manque quelque chose. Une clé. Une logique qu’on n’a pas encore retrouvée. Ni les Romains. Pas même nous.

Il marqua une pause.

— Les soubassements sont faits de blocs de 900 tonnes. Il y a même un bloc taillé encore dans la carrière qu’on appelle la pierre de la femme enceinte. Elle pèse environ 1 000 tonnes. Pourquoi les Romains ne l’ont-ils pas utilisée ? Ils ont continué avec des blocs bien plus petits et disparates. Comme si les Romains avaient bâti sur quelque chose de bien plus ancien.
Ce qui reste des anciennes constructions dépassent les vingt mètres de haut.

Jean-Luc fronça les sourcils, puis demanda :

— Tu penses que ce sont des géants qui les ont construits ?

  • Mathieu sourit, comme s’il attendait cette question.
  • Des géants ? Non, je ne crois pas. Mais je pense qu’on sous-estime les civilisations anciennes. Il marqua une pause, puis reprit : _
  • Ce n’est pas qu’ils étaient plus forts. C’est qu’ils savaient des choses qu’on a oubliées. Des techniques, des principes physiques, peut-être même une manière de penser le monde différente.

Jacques fronça les sourcils :

— Tu veux dire… une science perdue ?

— Pas forcément perdue, répondit Mathieu.

Disons… enfouie. Comme si elle avait été mise de côté, volontairement ou non. Il se pencha légèrement vers nous, baissant la voix :

— Mon patron parle souvent d’une “mémoire fragmentée de l’humanité”. Des savoirs qui ont circulé, puis disparu, puis réapparu sous d’autres formes.

Marie leva les yeux de son carnet, sa voix douce mais assurée :

— Comme des échos. Des réminiscences.

Je complétai, presque instinctivement :

— Les bâtisseurs de cathédrales.

Mathieu sourit, comme s’il attendait cette connexion.

— Oui. Eux aussi travaillaient avec une précision qui dépasse l’entendement. Il se pencha légèrement, comme pour nous confier un secret :

Certains chercheurs pensent que les cathédrales ne sont pas seulement des lieux de culte. Ce sont des machines à résonance, des instruments géants conçus pour capter ou canaliser quelque chose. Il marqua une pause.

L’énergie ? Le son ? La lumière ? On ne sait pas. Mais les proportions, les alignements, les matériaux… tout semble pensé pour une fonction qu’on ne comprend pas encore.

Jacques, intrigué, murmura :

— Comme si les bâtisseurs avaient hérité d’un savoir ancien, sans toujours en comprendre l’origine.

Marie nota quelque chose, puis ajouta :

— Ou comme s’ils avaient obéi à une intuition collective. Une mémoire enfouie.

Mathieu acquiesça.

— Exactement. Des réminiscences. Et Baalbek, comme l’île de Pâques, comme le lac Shira, sont peut-être des fragments de cette mémoire.—

Un silence s’installa. Pas un silence vide, mais un silence dense, chargé de questions, de vertiges, de possibles.

Je les regardais. Ce jour-là, au café, entre les verres qui tintaient et les rayons du soleil sur le formica, j’ai compris que nous étions en train de toucher quelque chose.

Je sentais que quelque chose changeait. Ce n’était plus seulement de la curiosité. C’était une quête.

La connaissance de notre passé collectif donne les atouts nécessaires pour affronter la vie, déjouer les préjugés, résister à la manipulation. Ce jour-là, quelque chose s’est ouvert. Pas une porte. Un appel vers la connaissance.

Nos études avançaient. Nous avons tous poursuivi des études universitaires. Mais chacun dans une direction inattendue.

Marie, elle, n’avait jamais prévu de devenir archéologue. Personne ne l’avait prévu.

Elle voulait faire de la littérature. Ou peut-être de la biologie. Elle aimait les mots, les plantes, les silences. Mais un jour, au lycée, un professeur remplaçant est arrivé. Il s’appelait M. Dumas. Il parlait lentement, comme s’il déterrait chaque mot. Il montra une photo : un fragment de poterie, à moitié enfoui dans le sable. — Ce n’est qu’un tesson, dit-il. Mais il a traversé trois mille ans pour arriver jusqu’à nous.

Marie ne dit rien. Mais elle ne regardait plus la photo. Elle regardait le sable autour.

Elle commença à lire des articles, à visiter des musées, seule. Elle s’inscrivit à un stage d’été, juste pour voir. Et là, en creusant dans une tranchée poussiéreuse, elle trouva un petit objet en pierre. Un poids de métier à tisser. Rien d’extraordinaire. Mais elle le tint dans sa main comme on tient une mémoire.

Ce soir-là, elle écrivit dans son carnet :

“Je ne veux pas seulement lire l’histoire. Je veux la toucher, l’écrire.”

Et sans bruit, sans tambour, elle changea de voie. Elle devint celle qui écoute les pierres muettes.

Jean-Luc s’était inscrit en première année de médecine, avec la détermination de ceux qui veulent réparer le monde, un corps à la fois. Mais la sélection était impitoyable. Les concours, les nuits blanches, les cours à rallonge… Il a tenu bon, un temps. Puis il a bifurqué.

Il s’est orienté vers des études de kinésithérapie, et cette voie lui a bien réussi. Il y retrouvait ce qu’il aimait : le contact humain, le soin, le mouvement. Il disait souvent :

— Je ne soigne pas seulement les muscles. Je réveille les corps.

Et quand il nous retrouvait au café, il nous racontait ses stages, ses patients, ses projets. Il avait gardé son sérieux, mais il souriait plus souvent. Comme si, finalement, il avait trouvé sa place.

Jacky, quant à lui, avait une ambition qu’il partageait avec son frère. Ensemble, ils avaient repris un établissement en gérance. C’était leur projet, leur défi, leur fierté.

Mais c’est un métier ingrat, où le temps ne se compte pas, où les week-ends s’effacent, où les nuits sont courtes et les responsabilités lourdes. Après plusieurs années de lutte, de fatigue accumulée, de compromis, Jacky a baissé les bras.

Il est devenu cuistot dans une maison de retraite. Un poste plus modeste, plus calme. Il était cassé, oui. Mais pas tout à fait brisé. Il avait retrouvé un rythme, une forme de paix. Il cuisinait pour des gens qui attendaient son plat comme un petit bonheur du jour. Et dans ce quotidien plus simple, il avait gagné quelque chose qu’il n’avait plus : du temps. Du temps pour penser, pour respirer, pour exister autrement. Fonder une famille. Jacky avait trouvé un autre rythme, une autre forme de vie. Plus simple, plus discrète. Mais peut-être plus essentielle.

Nous ne le voyions plus très souvent. Il passait parfois, en coup de vent, saluait d’un sourire, racontait une anecdote sur ses enfants ou sur une recette qu’il avait testée à la maison de retraite. Puis il repartait, comme s’il appartenait désormais à un autre monde. Un monde fait de routines tendres, de responsabilités silencieuses, de petits bonheurs domestiques.

Et nous, on restait là, à la terrasse du café, un peu plus vieux, un peu plus dispersés. Mais toujours liés par ce fil invisible : celui des souvenirs, des rêves partagés, des questions qui n’ont jamais cessé de nous habiter.

Françoise, toujours aussi fantasque, cherchait finalement une certaine stabilité. Elle avait longtemps papillonné entre les idées, les envies, les possibles. Styliste, pilote de chasse, décoratrice, coiffeuse… chaque semaine apportait une nouvelle vocation. Mais derrière ses sourires et ses carnets griffonnés, il y avait une quête plus profonde : celle d’un ancrage.

Un jour, elle a décidé de tout arrêter. Elle a fermé ses carnets, rangé ses rêves en vrac, et s’est inscrite à une formation d’éducatrice spécialisée. Elle voulait aider ceux qui, comme elle, avaient du mal à trouver leur place. Et là, dans les regards des enfants en difficulté, elle a trouvé ce qu’elle cherchait : du sens.

Elle n’a pas renoncé à sa fantaisie, elle l’a mise au service des autres. Ses ateliers étaient pleins de couleurs, de musique, de jeux inventés. Elle disait :

— La stabilité, ce n’est pas l’immobilité. C’est savoir où poser ses pieds pour mieux danser.

Et nous, on la regardait avec tendresse. Elle avait changé, oui. Mais elle était toujours Françoise. Juste un peu plus ancrée. Un peu plus lumineuse.

Jacques, le plus déterminé d’entre nous, n’a jamais dévié de sa trajectoire. Il a enchaîné les diplômes, les concours, les stages, avec une précision presque militaire. Son objectif était clair : entrer dans l’aviation. Et il y est parvenu. Direction Bordeaux, où il a intégré une unité technique spécialisée.

Il nous disait souvent, avec son calme habituel :

— Il est facile de se connecter en visio. Comme si la distance n’était qu’un détail, une variable négligeable dans son équation de vie.

Mais les appels se sont espacés. Les messages aussi. Jacques était toujours là, quelque part, mais plus tout à fait avec nous. Il avait pris son envol, au sens propre comme au figuré.

Et pourtant, quand il parlait de ses avions, de ses calculs, de ses missions, on retrouvait ce regard précis, ce feu discret qui l’animait depuis toujours. Il n’avait pas changé. Il avait juste trouvé son ciel.

Et moi, Jean, je les regardais évoluer. Chacun trouvait sa voie, son ciel, son ancrage. Et moi… je cherchais encore.

Les choses n’ont jamais été simples. Ni faciles. Les choix, les détours, les déceptions… ils ont jalonné mon chemin comme autant de pierres qu’il faut apprendre à contourner ou à apprivoiser.

Mais rien n’a jamais freiné mon enthousiasme. Ni ma positivité. Je n’ai pas suivi la voie des diplômes, des concours, des titres. Ce n’était pas pour moi. Mais j’ai trouvé autre chose. Une passion pour la technique, pour ce qui fonctionne, ce qui transmet, ce qui capte et transforme.

L’audiovisuel m’a attiré comme un aimant. L’informatique m’a ouvert des mondes. Je suis devenu un explorateur de câbles, de logiciels, de caméras, de micros, de montages. Pas toujours académique, mais toujours curieux. Pas toujours reconnu, mais toujours motivé.

Je bricolais, j’apprenais, je testais. Je me formais sur le tas, je posais des questions, je recommençais. Et chaque fois que je réussissais à faire fonctionner quelque chose, je ressentais cette petite victoire intérieure. Ce sentiment d’avoir compris, d’avoir créé, d’avoir avancé.

Je n’étais pas toujours dans les amphithéâtres. Mais j’étais dans les coulisses. Là où les choses prennent vie. Où les idées deviennent images, où les sons racontent des histoires, où les câbles, les lumières et les logiciels forment une langue que je comprenais instinctivement.

Ma curiosité et mon sens inné de la découverte ont guidé mes pas. Je n’avais pas de plan tracé, pas de diplôme prestigieux à encadrer. Mais j’avais des mains qui apprenaient vite, un esprit qui voulait comprendre, et une envie tenace de créer.

Et à seize, j’avais déjà construit un drone avec une caméra thermique. Pour voir les ruines autrement.

Mais Je n’étais pas seulement un bricoleur. Je posais des questions que personne n’osait formuler.

— Et si les anciens avaient une technologie qu’on ne comprend pas ?

— Et si les blocs de Baalbek avaient été déplacés par des moyens qu’on n’a pas encore redécouverts ?

Je cherchais à comprendre.

Rien ne m’étonnais, mais les farfelus ou les imbéciles m’indisposaient.

Pour moi, seule la logique comptait.

Je suis passé par des plateaux de tournage improvisés, des salles de montage mal ventilées, des labos bricolés dans des caves. J’ai appris à capter une émotion dans un regard, à faire parler une image, à donner du rythme à une séquence. L’audiovisuel m’a offert un terrain de jeu infini. L’informatique, une boîte à outils sans fond.

Je suis devenu un touche-à-tout, oui. Mais pas par défaut. Par passion.

Je ne cherchais pas à prouver. Je cherchais à comprendre. Et quelque part, dans les pixels, les fréquences, les ruines… une mémoire m’attendait.

Mathieu, de par son métier, parcourait le monde. Toujours à la recherche de sensations fortes, de terrains inconnus, de défis à relever. C’était l’image que nous avions de lui : l’explorateur, le géolmètre intrépide, celui qui marchait là où les cartes s’arrêtent.

Il passait souvent des mois sans venir nous voir. Des silences longs, mais jamais inquiétants. On savait qu’il était quelque part, entre deux montagnes, deux grottes, deux fuseaux horaires.

Et pourtant, s’il le pouvait, on pouvait compter sur lui. Il avait cette loyauté discrète, cette présence invisible mais solide. Un message, un appel, une visite surprise — il revenait toujours, comme un vent chaud après l’hiver.

Quand il était là. Il nous parlait de terres rouges, de pierres qui chantent, de peuples oubliés. Et nous, on l’écoutait, fascinés, comme des enfants devant un conteur.

Mathieu n’était jamais tout à fait là. Mais il n’était jamais tout à fait loin non plus.

Nos discussions sont toujours passionnées, les sujets sont divers, mais la plupart sont culturels.

Ce jour-là, ce fut Marie qui amena la conversation sur l’histoire de la planète. Ses lectures l’avaient tourmentée, et notre opinion lui importait beaucoup.

— Saviez-vous qu’au XIXᵉ siècle, les savants pensaient que toutes les espèces vivantes étaient là depuis toujours ?

— Depuis Adam et Ève ? lança Jacky, espiègle.

— Oui, à peu près. L’Église y est pour beaucoup, mais l’ignorance encore plus. C’est Georges Cuvier qui, le premier, a démontré que certains fossiles appartenaient à des espèces de vertébrés éteintes. Avant lui, on pensait que les fossiles étaient forcément liés à des espèces connues. Et si leur taille était surprenante, on les classait comme une sorte d’éléphant ou de lion. La science aime la classification. Les civilisations sont étiquetées sur une échelle du temps. Il est hors de question de chambouler cet ordre. Si une découverte vient la remettre en cause, on préfère l’ignorer… ou pire, la détruire.

Jean-Luc, un peu provocateur, réagit :

— C’est pas vrai, Marie. Tu découvres la société. Les gouvernants ne veulent pas de remise en cause. Ça pourrait donner des idées.

La conversation a alors bifurqué. On a parlé des civilisations disparues, du déluge, des récits anciens qui traversent les cultures. Mathieu évoqua les tablettes sumériennes. Françoise parla des mythes amérindiens. Et moi, je me demandais : Et si l’histoire qu’on nous enseigne n’était qu’un fragment ? Un récit parmi d’autres, choisi, poli, simplifié ?

Marie avait ce quelque chose d’élégant et de singulier, une manière de parler qui suspendait le temps. Elle ne se contentait pas de dire les choses — elle les déposait, comme des fragments précieux, avec cette diction soignée, presque théâtrale, qui donnait à chaque mot une gravité inattendue. On l’écoutait, parfois sans comprendre tout ce qu’elle disait, mais toujours avec l’impression qu’elle touchait à quelque chose d’essentiel.

Il faut dire qu’elle avait la classe, oui. Pas celle qu’on affiche, mais celle qu’on incarne. Et ses études le confirmaient : un doctorat en archéologie à l’Université Paul Valéry de Montpellier. Elle creusait dans les strates du passé comme d’autres cherchent des réponses dans les étoiles. Avec méthode, avec passion, avec cette curiosité tranquille qui la rendait unique.

Marie ne parlait pas fort. Mais quand elle parlait, on se taisait. Parce qu’on savait qu’elle allait nous emmener quelque part. Et souvent, c’était loin.

Françoise me lançait parfois des regards qui me troublaient. C’était discret, au début. Un regard un peu trop long. Une complicité dans les silences. Des phrases inachevées, des sourires partagés sans raison apparente.

Puis il y a eu les absences. Les projets à deux. Les secrets.

La liaison entre Françoise et moi n’a pas éclaté comme une bombe. Elle s’est insinuée, doucement, comme une brume qui enveloppe. Et elle a brisé notre groupe. Pas par jalousie. Mais parce que, sans le vouloir, nous avons commencé à penser seuls. À décider sans les autres. À croire qu’il était possible d’aller plus vite, plus loin, sans le poids du collectif.

Ce soir-là, on s’était tous retrouvés chez Jean-Luc. Il avait préparé des lasagnes, Françoise avait apporté une bouteille de vin, et Mathieu avait ramené des épices d’Éthiopie qu’il voulait nous faire sentir. La table était encombrée de verres, de carnets, de rires. Marie parlait d’un site archéologique découvert par hasard, Jacky faisait des blagues sur les datations au carbone 14 de carottes ou de poireaux, et Jacques, en visio depuis Bordeaux, hochait la tête avec ce petit sourire discret qu’on lui connaissait bien.

C’était ça, notre groupe. Un mélange d’idées, de souvenirs, de projets fous jamais réalisés. On se coupait la parole, on se lançait des défis, on se comprenait sans avoir besoin d’expliquer.

Et puis, au milieu de tout ça, il y avait Françoise et moi. Nos regards se croisaient un peu trop souvent. Nos silences étaient plus longs, plus chargés. On se retrouvait dans la cuisine pour “chercher le sel”, on riait à des choses que les autres n’avaient pas entendues. C’était encore discret. Mais déjà, quelque chose changeait.

Le groupe était là, entier. Mais une autre complicité naissait. Plus intime. Plus intense. Et sans qu’on le sache encore, elle allait tout bouleverser.

Nous étions sincères, mais aveugles. Et ce qui nous unissait tous, cette curiosité partagée, cette quête commune, s’est effiloché. Un fil après l’autre.

La complicité du groupe, c’était une harmonie diffuse. Un équilibre fragile mais chaleureux, fait de regards croisés, de blagues partagées, de silences compris. On se retrouvait sans se prévenir, on débattait sans se blesser, on rêvait sans se juger. Chacun avait sa place, son rôle, sa voix. Et ensemble, on formait quelque chose de rare : une intelligence collective, une curiosité commune, une amitié qui ne disait pas son nom mais qui se vivait pleinement.

Avec Françoise, c’était autre chose. Une complicité étroite, presque secrète. Un fil tendu entre deux êtres, invisible aux autres mais palpable dans chaque geste. Un regard un peu trop long, une phrase murmurée à l’écart, une décision prise à deux. C’était doux, intense, troublant. Mais c’était aussi exclusif.

Et peu à peu, cette intimité a redessiné les contours du groupe. Ce qui était partagé est devenu privé. Ce qui était collectif est devenu confidentiel. On ne pensait plus en “nous”, mais en “elle et moi”.

La fracture n’a pas été brutale. Elle s’est glissée dans les interstices. Dans les absences, les non-dits, les projets lancés sans les autres. Et un jour, on a compris :

Ce n’était plus une constellation ni un cercle. C’était une ligne.

Mathieu s’est renfermé.

Il ne disait rien. Il souriait, poliment. Mais ses récits s’étaient tus. Plus de grottes, plus de pierres chantantes, plus de peuples oubliés. Juste des silences. Et dans ses yeux, une fatigue nouvelle. Comme s’il portait un secret trop lourd pour être partagé.

Marie a continué ses études, mais elle ne venait plus aux réunions.

Et moi, je suis resté là, à regarder les plans, les sourires de Françoise, comme on regarde une carte qui ne mène plus nulle part.

Ce n’était pas une trahison.

C’était une fracture.

Ce jour-là, le groupe était réuni.

Il ne manquait que le couple.

Marie n’en revenait pas.

Son amour. Celui pour qui elle aurait tout lâché.

Jean. Et Françoise.

Pourquoi ?

Elle ne posait pas la question à voix haute.

Mais elle la portait dans ses yeux, dans ses gestes, dans son absence de mots.

Jacques était bien sûr absent.

Jean-Luc fixait son verre comme s’il contenait une réponse.

Freddy tentait une blague, mais personne ne rit.

Mathieu, lui, observait.

Comme toujours.

Mais cette fois, il ne disait rien.

— Ils ne viennent pas ? demanda-t-il enfin.

Personne ne répondit.

Marie se leva.

Elle marcha jusqu’au bord de la terrasse, là où le soleil commençait à décliner.

— Ce n’est pas leur absence qui me fait mal, dit-elle.

— C’est leur silence.

Elle resta là, immobile.

Et dans ce silence, chacun comprit que quelque chose s’était terminé. Où n’avait pas commençait.

Pas l’amitié.

Mais l’élan. Le couple idéal, Marie et Jean Bien sûr.

Quand enfin, ils sont là, la tension est à son comble.

J’entre le premier, suivi de Françoise.

Ils sourient.

Un sourire trop large.

Trop tard.

Marie ne bouge pas.

Elle ne les regarde pas.

Je prends la parole :

— Il est arrivé quelque chose ? Vu la tête que vous faites...

Silence.

Jean-Luc se lève.

— Tu plaisantes, là ?

Je fronce les sourcils.

— Non. Pourquoi ?

Marie se retourne enfin.

Son regard est calme. Trop serin.

— Tu veux vraiment qu’on parle de ce qui est arrivé ?

Françoise baisse les yeux.

J’hésite.

— Je ne vois pas ce que tu veux dire.

Marie s’avance.

— Moi, je vois très bien.

Et je ne suis pas la seule.

Jean murmure :

— On aurait dû vous le dire. Mais on pensait que ça passerait.

— Passer ? Répète Marie.

— Vous pensiez que ça passerait ?

Elle rit.

Un rire sec, sans joie.

— Ce n’est pas une grippe, Jean.

C’est une trahison.

Je baisse les yeux.

Mais c’est Jean-Luc qui prit la parole, plus prosaïque, plus tranchant :

— Jean, tu étais le lien entre les idées et les mains.

Marie étais le cerveau, vous formez le moteur de notre groupe.

Le Paul et Marie Curie.

Tu as tout détruit.

Surtout Marie.

Avec ces quelques mots, tout fut dit.

Françoise voulut parler, mais sa voix se perdit dans le vent.

Jacky se leva sans un mot et parti.

Mathieu regarda Marie qui s'éloignait, puis détourna les yeux.

Et il n’y eut plus jamais de conversation à bâtons rompus sur la terrasse de notre café.

Le soleil continuait de se coucher, comme si de rien n’était.

Après le plein, ce fut le vide.

Ce silence nous a suivis longtemps. Même quand la vie a repris son cours, même quand nos chemins se sont séparés.

Ce n’est que des années plus tard que Jean-Luc est tombé sur un site : *Les copains d’abord*.

Avec *Copains d’abord*, retrouver ses anciens amis ou partager ses photos de classe, c’est un vrai jeu d’enfant !

C’est ce que disait la page d’accueil.

Jean-Luc réfléchit.

Et pourquoi pas ?

Après le fameux jour, plus personne ne s’était parlé.

Pas un message.

Pas une lettre.

Le groupe s’était dissous comme une encre dans l’eau.

Il cliqua.

Il chercha.

Il trouva une vieille photo : la terrasse du café, les verres vides, les sourires encore entiers.

Marie regardait Jean.

Jean dessinait un schéma.

Françoise riait.

Mathieu levait les yeux au ciel.

Et lui, Jean-Luc, tenait le cadrage.

Il resta là, longtemps, devant l’image.

Puis il écrivit un message.

Rien de grand.

Juste :

> “Et si on se retrouvait ? Pour parler. Pour comprendre. Pour finir ce qu’on n’a jamais commencé.”

Il hésita avant d’envoyer.

Puis il cliqua.

La réponse

Les jours sont passés.

Puis les semaines.

Jean-Luc, toujours très occupé, avait presque oublié son message sur *Les copains d’abord*.

Le travail, les réunions, les trajets, les silences.

Tout s’était enchaîné comme d’habitude.

Et puis, un soir, en rentrant tard, il a vu la notification.

Un message.

Il a cliqué.

C’était Marie.

> “Jean-Luc… Je ne pensais pas te revoir ici.

> J’ai lu ton message.

> Je ne sais pas quoi dire.

> Mais, j’ai envie de te répondre.

> Tu te souviens du carnet de Jean ?

> Je l’ai retrouvé.”

Jean-Luc sentit son cœur battre un peu plus vite.

Le carnet.

Le fameux carnet.

Celui que Jean ne quittait jamais où il notait toutes ses idées.

Celui qu’il avait fermé ce jour-là, sans un mot.

Il relut le message.

Puis il répondit :

> “Marie, je me souviens.

> On doit en parler.”

Marie ne répond plus.

Jean-Luc relit son dernier message, se demandant s’il a dit quelque chose de trop, ou pas assez.

Mais un jour, une nouvelle réponse arrive.

Jacques.

> “Salut Jean-Luc,

> Je suis tombé sur ton message.

> Ça m’a fait bizarre.

> J’ai une famille maintenant, trois enfants.

> Je travaille dans l’aviation, comme tu sais, ça me prend tout mon temps.

> Mais j’ai repensé à vous.

> À ce jour-là.

> Je ne sais pas si je veux rouvrir tout ça.

> Mais je vous souhaite le meilleur.”

Jean-Luc sourit.

Jacques avait toujours été franc.

Il ne viendrait pas, mais il avait répondu.

C’était déjà quelque chose.

Petit à petit, les réponses arrivent.

Jean.

Mathieu.

Marie, enfin.

Jacky.

Françoise pas de nouvelles.

Nous sommes les seuls à vouloir poursuivre.

Les seuls à vouloir comprendre.

Les seuls à vouloir finir ce qu’on n’a jamais commencé.

Mais, Il manque Françoise et Jacques.

Jean-Luc créa un groupe.

Un simple titre : *Ce jour-là*.

Et il écrivit :

> “On se retrouve ? Pour de vrai.

> Pas pour effacer.

> Pour éclairer et poursuivre.”

L’idée était belle. Mais la réunion en présentiel ne put se faire. Chacun avait un empêchement, une date incompatible, un contretemps. Les vies s’étaient remplies, les calendriers s’étaient figés. Alors, une réunion sur Visojournal s’imposa. Plus simple. Moins contraignante. Moins incarnée.

Mais l’élan restait intact. En partie, du moins. Il y avait encore cette envie de comprendre, de renouer, de poser des mots sur ce qui avait été tu. Mais il y avait aussi les silences, les hésitations, les regards absents derrière les écrans.

On n’était plus tout à fait les mêmes. Mais on était là. Et parfois, c’est déjà beaucoup.

La réunion débuta à l’heure prévue. Sur l’écran, les visages s’affichaient un à un, dans une mosaïque familière. Pas de protocole. Juste un tour de table, comme Jean-Luc l’avait proposé :

“Chacun raconte son parcours. Ce qui l’a amené ici. Ce qu’il cherche encore.”

Jean-Luc est le premier, bien sûr. Toujours ponctuel, toujours prêt.

Puis Marie, dans son bureau encombré de livres, les cheveux relevés, le regard un peu plus dur qu’avant.

Mathieu arrive en dernier, comme à son habitude, avec un fond flou derrière lui et une tasse de café à la main.

Jean est là aussi. Mais pas Françoise.

Le silence s’installe. Pas gênant, mais dense. Chacun cherche les mots, les gestes, les souvenirs.

Le tour de table commence, un peu maladroit, comme si le passé hésitait à se montrer.

Jean-Luc prend la parole :

— Merci d’être là. Je ne savais pas si ça marcherait.

Marie hoche la tête.

— Moi non plus. Mais je suis là. Et j’ai le carnet.

Elle le montre à l’écran. Un vieux carnet noir, usé sur les bords. Celui de Jean. Celui qui s’est refermé ce jour-là.

Mathieu s’éclaircit la voix :

— Tu l’as lu ?

Marie hésite.

— Pas tout. Juste une page. Celle du dernier jour.

Elle ouvre le carnet. Elle lit :

“Ce jour-là, j’ai compris que les idées ne suffisent pas. Il faut les porter ensemble, ou les laisser mourir.”

Personne ne parle. Le silence est lourd, mais nécessaire.

Jean baisse les yeux.

— Oui, ce soir-là, j’étais dévasté. J’ai compris.

Et je suis parti. En oubliant le carnet.

Moi, Jean, je regarde Marie. Et je comprends que quelque chose s’est rouvert. Pas le groupe d’avant. Mais un espace. Un possible. Une coopération entre adultes, avec nos cicatrices, nos doutes, nos élans.

Jean-Luc sourit doucement.

— On ne pourra pas tout réparer. Mais on peut recommencer. Autrement.

Il poursuit :

J’ai créé un serveur. Un espace où chacun pourra déposer et consulter des dossiers. Il y a aussi une zone libre pour exposer et discuter les idées. Et une messagerie, pour écrire à tous, ou à l’un d’entre nous.

Marie prend la parole :

— À la fac, on avait un espace comme ça.

Ça marche super bien. Je déposerai un compte-rendu de ma thèse.

Et oui… Notre discussion sur les Géants m’a inspirée.

Je crois qu’on est prêts. Pas pour retrouver ce qu’on était. Mais pour écouter ce qu’on est devenus.

Jacky intervient, fidèle à lui-même :

— Je vais être largué, moi. Je n’ai fait que polycuisine.

Nous avons tous bien ri.

Comme avant.

Un rire franc, libérateur, presque oublié.

Jean-Luc le rassure aussitôt :

— Il y aura un lexique. Et on sera le plus clair possible.

La glace était rompue. Et les discussions ont duré.

Sur tout. Sur rien.

Jusque tard le soir.

Ou jusqu’à l’aube, pour certains.

Quelques jours plus tard, Marie a tenu parole et a téléchargé son texte :

Début 1800, à l'époque de M. Cuvier l'étude de la stratigraphie (La stratigraphie est une science qui étudie la superposition des couches sédimentaires pour comprendre leur formation et les événements géologiques passés. Elles se lisent comme un livre à ciel ouvert, feuille par feuille, strate par strate.)

N'en était qu'à ses balbutiements.

Des strates de roches différentes se sont formées et chaque couche renferme des spécimens fossiles d'une même époque.

Dans les premières couches près de la surface, nous trouvons les restes d'animaux comme les Mastodontes, Ours des cavernes, Tigre à dents de sabre... Appartenaient à des espèces qui existent encore de nos jours.

Si l'on creuse plus profondément, on découvre des animaux qui n'ont pas de parenté avec ceux d'aujourd'hui.

Plus on creuse, plus on remonte dans le temps. Et plus les êtres vivants grandissent. Jusqu’à devenir… des géants.

Je me suis penché sur le sujet pour ma thèse, car pour moi, cela était dû à quelque chose.

Après de nombreuses recherches, j'ai découvert que l'apesanteur de la terre varie avec le temps, en effet chaque jour, des milliers de roches frappent la terre, parfois les météorites sont bien plus grosses. La masse augmente. Et avec elle, l’apesanteur, et elle joue un rôle dans la taille du vivant, végétaux compris.

Ma seconde découverte est plutôt biologique. L'air que nous respirons n'est pas le même que celui des dinosaures.

Sans entrée dans le détail. La proportion de dioxygène (O2) dans l'air est d'environ 21 % en volume.

Alors que dans le Crétacé la teneur en dioxygène avoisiné les 40 % en volume.

Les dinosaures disparurent presque entièrement à la fin du Crétacé, il y a 66 millions d’années.

Mais au paravent des éruptions volcaniques de grande envergure ont modifié la composition de l'atmosphère, suivie par l’impact d’un astéroïde de grande taille avec la Terre qui a eu des conséquences dévastatrices, comme des vagues de pressions destructrices, des incendies à l’échelle mondiale (incendie, plus puissant avec plus de dioxygènes), des tsunamis, et une « pluie » de roche fondue qui rentrerait dans l’atmosphère. (réduisant le dioxygène ou pas).

En conclusion, je pense que des géants ont très bien pu peupler la terre, et avec une apesanteur moindre construire des édifices ou statues géantes.

Quand pensez-vous ?

Quelques heures plus tard, les premières réponses commencent à apparaître.

Jean-Luc écrit :

“Marie, ton texte est passionnant. J’ai toujours pensé que les mythes de géants avaient une part de vérité. Ton approche sur l’apesanteur et la composition de l’air donne une vraie cohérence à cette idée. Je vais chercher dans mes archives, j’ai peut-être des croquis de structures anciennes qui pourraient entrer en résonance avec ta thèse.”

Mathieu, plus pragmatique, réagit aussi :

“C’est audacieux, Marie. Je ne suis pas sûr que l’augmentation de la masse terrestre soit suffisante pour modifier sensiblement la gravité… mais l’idée mérite qu’on creuse. Et sur l’oxygène, tu as raison : les incendies du Crétacé ont été d’une violence inédite. Je peux te mettre en lien avec un paléoclimatologue que j’ai croisé en Islande.”

Jacky, fidèle à lui-même, commente :

“Moi je dis : si les géants ont existé, ils devaient avoir faim. Et vu la taille des légumes à l’époque, je comprends mieux pourquoi les brocolis sont devenus si petits.”

Rires dans les réponses. Des emojis, des clins d’œil. Mais aussi des liens vers des articles, des extraits de thèses, des schémas.

Jean, lit les réponses. Il sourit. Il hésite. Doit-il parler ?

Je prends le temps. Puis j’écris :

“Marie, ton texte m’a remué. Pas seulement pour ce qu’il dit, mais pour ce qu’il ose.

Tu as rouvert une porte. Tu nous invites à participer à tes recherches.

Tu es où ?

Sur quel site de fouilles ?

Moi aussi j’ai un texte à vous proposer.

Une civilisation fondée sur les fréquences

Les peuples très anciens ne comptaient pas nécessairement comme nous. Leur rapport au monde était moins abstrait, plus sensoriel. Ils ne mesuraient pas les choses en unités fixes, mais en cycles, en vibrations, en fréquences.

Par exemple :

Si un phénomène se répétait 10 fois par seconde, ils le percevaient comme une fréquence de 10 Hz — une base 10.

Si un autre se répétait 999 fois par seconde, la fréquence était 999 Hz — une base 1000.

Autrement dit, la base de calcul dépendait du rythme du monde, pas d’un système arbitraire. Les calculs étaient complexes, mais les possibilités surprenantes :

Des structures acoustiques capables de manipuler le Son pour produire des effets sensoriels

Des monuments conçus pour résonner à des fréquences précises, comme à Göbekli Tepe, Malte ou Baalbek

Une compréhension intuitive du temps, du mouvement, et de l’énergie

J'ai eu cette idée en réfléchissant ignorant si cette hypothèse est crédible.

Je pense donc qu'une discussion entre amis est possible.

Marie répond rapidement, enthousiaste :

“Jean, ton texte est magnifique. Je suis sur un site près de Tautavel, dans les Pyrénées-Orientales. On a retrouvé des fragments de coquillages percés, peut-être utilisés comme instruments. Ton idée sur les fréquences me parle énormément. Et si certaines structures anciennes étaient des amplificateurs naturels ? Je vais chercher dans mes relevés.”

Mathieu, intrigué, ajoute :

“J’ai lu un article sur les chambres de résonance dans les pyramides. Certains sons y durent plus longtemps que dans l’air libre. Ce n’est pas prouvé, mais ça rejoint ton intuition. Je peux modéliser ça si tu veux.”

Jean-Luc, toujours pragmatique, propose :

“On pourrait créer une carte interactive. Localiser les sites anciens liés aux fréquences, aux sons, aux vibrations. Et croiser ça avec les données géologiques et archéologiques. Je peux m’en charger.”

Jacky, fidèle à lui-même, commente :

“Moi, j’ai une casserole qui résonne à 400 Hz quand je tape dessus. Je vous la prête si vous voulez faire des tests.”

Rires. Mais derrière les blagues, une vraie effervescence. Les idées fusent.

Les messages s’enchaînent.

Jean-Luc (moqueur) : — Donc si je tape sur la table dix fois par seconde, je suis en base 10 ?

Bravo, Jean. Tu viens d’inventer la calculatrice musicale. —

Le temps passe. Puis Jean répond.

— Je viens de charger un fichier MP3 écoutez le :

Un son à 100 Hz

Puis un autre à 200 Hz

Puis un à 300 Hz

Maintenant écoutez ce que ça donne quand je les superpose.

Il lance les fréquences. Le son se tord, se dilate, se densifie. Une interférence harmonique. Presque hypnotique. Comme si l’espace lui-même commençait à vibrer.”

Marie écrit :

— C’est passionnant continu

Jean :

— Ce que vous entendez, ce sont des interactions mathématiques. Les fréquences s’additionnent, se multiplient, se divisent. C’est une forme de calcul. Et certains peuples, comme les Sumériens ou les constructeurs de temples mégalithiques, auraient pu utiliser cela pour mesurer, transmettre, ou même coder des informations.

Mathieu (impressionné malgré lui) :

— Tu veux dire que les temples résonnaient à des fréquences précises ?

Jean :

— Exactement. Et si tu changes la fréquence, tu changes la base. C’est une logique fluide, adaptative.

Marie :

— C’est... fascinant.

Jean-Luc (plus calme) :

— Bon. Je retire ma blague sur la calculatrice musicale. Tu viens peut-être de me convaincre.

Jacky, qui jusque-là écoutait en silence, intervient :

— Et si on testait ça dans un lieu réel ? Un endroit ancien, avec une acoustique particulière. Je connais une chapelle abandonnée dans les Cévennes. Elle résonne comme une cathédrale.

Marie :

— C’est une idée géniale. On pourrait y faire des relevés sonores, tester différentes fréquences, voir comment l’espace réagit.

Mathieu :

— Je peux apporter du matériel. Des micros directionnels, un analyseur de spectre. Et j’ai un ami qui bosse en acoustique architecturale. Il pourrait nous aider à interpréter les données.

Jean-Luc :

— On pourrait même filmer. Faire un petit documentaire. Pas pour prouver quoi que ce soit, mais pour explorer.

Jean :

— Oui. Explorer. C’est exactement ça. Pas démontrer, mais ressentir, comprendre autrement.

Une manière d’être ensemble. De penser à plusieurs voix. De chercher sans certitude, mais avec passion.

Marie sourit.

— Je vais préparer un protocole. Et je déposerai un dossier sur le serveur.

Jean-Luc :

—On se retrouve dans deux semaines ? Sur le terrain. Pour écouter les pierres.

Silence. Puis un à un, les membres du groupe répondent :

— Oui.

— Ok pour moi.

— Oui.

— Moi aussi je dis : Oui.

Bonsoir à tous. Demain, je poursuis ma démonstration.

Le rendez-vous est pris. Et cette fois, nous sommes à nouveau sur la même longueur d’onde.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Jean Michel Dreumont ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0