Puma Punku
Jean
Je médite seul dans mon coin. À quoi bon tout cela ?
Quand un message de Marie arrive. Quelques lignes, sobres, mais vibrantes :
> Jean, j’ai besoin de toi. Les fouilles à Puma Punku prennent une tournure étrange. Il y a des choses que je ne comprends pas. Viens.
Jean relut le message. Il hésita. Puis sourit.
> Je te rejoins avant la fin de la semaine prochaine. À bientôt. >
Après un long voyage, Jean descend du véhicule, le vent sec de l’Altiplano lui fouette le visage. Marie l’attend près du campement. Casquette vissée, carnet en main, posture droite.
Professionnelle. Froide.
Jean (sourit, hésitant) :
— Salut Marie. Je suis là. Comme promis. —
Marie (sans sourire) :
— Bien. On a du travail. Les relevés sont là. Tu peux commencer par les blocs du secteur nord.
Jean fronce les sourcils. Ce n’est pas l’accueil qu’il imaginait.
— Tu es fâchée ? Je… je ne comprends pas. —
Marie se retourne brusquement, les yeux brillants de colère retenue.
Marie :
— Tu ne comprends pas ? Tu veux vraiment que je te rafraîchisse la mémoire ?
Jean reste silencieux.
Marie (la voix tremble) :
— Tu as vécu le parfait amour avec Françoise. Tu m’as rejetée. Humiliée. Comme si je n’existais pas.
Jean recule d’un pas, abasourdi.
— Marie… Je ne savais pas. Toi et Mathieu. Je ne savais pas que tu…
Marie :
— Que je quoi ? Que je t’aimais ? Que je t’attendais ? Que chaque fois que Mathieu racontait ses histoires, je regardais toi, pas lui ?
Jean baisse les yeux. Il n’a pas de défense. Juste une vérité qu’il n’a jamais vue. (doucement) :
— Je suis désolé. Vraiment. Je n'ai rien vu. Je ne savais pas. Et si j’avais su…
Marie (le coupe) :
— Tu n’as pas su. Et maintenant, on est là. À Puma Punku. Pour le travail.
Un silence. Mais pas encore un mur.
Jean la regarde. Et dans ses yeux, il voit encore une lumière. Fragile. Mais vivante.
Jean s’immerge dans les relevés. Il mesure, il trace, il compare. Et les résultats sont clairs : le système métrique a été utilisé. Pas de proportions sacrées, pas de fréquences cachées. Juste des mesures précises, rationnelles, presque modernes.
Mais quelque chose cloche. Les blocs sont trop bien ajustés. Les angles trop nets. Les découpes trop parfaites pour les outils supposés de l’époque.
Jean (pensif) :
« Le système métrique, oui. Mais la technique… Elle dépasse ce qu’on attribue à cette époque.
La pierre ne parle pas. Elle transmet presque en silence. »
Il reste pensif.
Les chiffres ont une valeur symbolique. Et pour certains, avant tout… Il n’y avait rien. Disons : zéro.
Au commencement, l’unité = 1
L’opposition, la dualité = 2
L’harmonie, l’équilibre = 3
La stabilité, la matière = 4
La mutation, le mouvement = 5
La beauté, la résonance = 6
La spiritualité, la sagesse = 7
Le pouvoir, l’élévation = 8
L’altruisme, l’humanité = 9
À partir de là, l’univers peut être défini. Mais le sujet n'est pas là.
Il observe la croix, creusée au centre.
La suite de chiffres : 3, 5, 8, 13… Elle lui rappelle quelque chose.
Une progression où chaque terme est la somme des deux précédents.
Une cadence naturelle, présente dans les spirales, les coquillages, les galaxies.
Bien sûr. La suite de Fibonacci.
Ces nombres font partie de la célèbre suite où chaque terme est la somme des deux précédents :
- 3
- 5 = 2 + 3
- 8 = 3 + 5
- 13 = 5 + 8
Cette suite est omniprésente dans la nature : spirales de coquillages, disposition des feuilles, proportions du corps humain… et même dans l’architecture sacrée.
Jean, en voyant cette croix en creux au centre du bloc, ressent un frisson. Ce n’est plus seulement de la pierre. C’est un code, une intention, une harmonie.
- Il se demande :
— Est-ce que les bâtisseurs de Puma Punku connaissaient cette suite ?
Il pense à Léonard de Vinci, à l’homme de Vitruve, à la divine proportion.
Il se dit que le système métrique, utilisé ici avec rigueur, pourrait avoir été calibré selon ces proportions.
Et si cette croix était un repère géométrique, un point d’ancrage dans une structure pensée pour résonner avec les lois universelles ?
Jean note les dimensions. Il trace. Il superpose la spirale de Fibonacci. Et là… quelque chose s’aligne.
Une constellation.
Une mémoire mathématique du vivant. Une onde qui se répète sans jamais se figer.
Une pulsation cosmique.
Marie s’approche du plan de travail. Jean est penché sur ses relevés, concentré. Les chiffres s’alignent, les mesures tombent juste. Mais ce qui la frappe, ce n’est pas la rigueur. C’est l’élan.
Elle voit les croquis, les spirales, les annotations griffonnées à la hâte.
Et au centre, cette suite : 3, 5, 8, 13, 21.
Marie, fronce les sourcils :
— C’est la suite de Fibonacci… —
Jean lève les yeux, surpris qu’elle ait reconnu. (sourit doucement) :
— Oui. Elle est là. Gravée dans la pierre. Pas comme une décoration. Comme une intention.
Marie s’approche, pose son doigt sur le tracé.
— Tu vois cette courbe ? Elle épouse parfaitement le creux de la croix. C’est trop précis pour être un hasard.
Jean :
— Et regarde ici. Il pointe un angle, une intersection. Si on prolonge la spirale, elle passe par trois autres blocs. Et si on relie ces points… on obtient une constellation.
Marie (intriguée) :
— Tu veux dire que le site est aligné avec les étoiles ?
Jean :
— Pas seulement aligné. Résonant. Comme si chaque bloc était une note, chaque creux une fréquence. Et l’ensemble… une partition cosmique.
Marie reste silencieuse. Elle regarde les blocs, les tracés, les chiffres. Puis elle murmure :
— Et si les anciens bâtisseurs n’étaient pas des ingénieurs… mais des musiciens du monde ?
Jean (ému) :
— Alors Puma Punku est une symphonie fossile. Et nous… nous sommes les premiers à l’entendre depuis des millénaires.
Oui. Elle est partout ici. Dans les proportions, les angles, même dans les ombres. Ce site n’est pas seulement construit. Il est composé. Comme une musique. —
Marie ne répond pas tout de suite. Elle regarde Jean. Il n’est plus le garçon maladroit du passé. Il est habité, lumineux.
Jean me sourit avec une infinie tendresse. Une chaleur irrésistible m’envahit. Il me regarde comme si l’on n’avait pas été six ans sans se voir, sans se parler. Comme si c’était notre première rencontre. Notre premier rendez-vous.
L’espoir qui l’habite — celui de concrétiser notre lien, de nous revoir encore — me touche profondément. Mais ce qui m’émeut le plus… C’est de voir cet amour comme une vibration qu’il n’arrive pas à contrôler. À maîtriser.
À travers sa bonhomie, son regard ému d’ado émerveillé, quelque chose en moi se fissure. Se brise. Comme une digue. Et l’amour que j’ai tant refoulé surgit. Me submerge.
Je m’assois à côté de lui. Le silence est doux.
Marie (à voix basse) :
— Tu as changé.
Jean (sourit) :
— Ou peut-être que je commence seulement à comprendre.
Elle le regarde. Et dans ses yeux, elle voit autre chose. Pas un homme. Un chercheur de vérité. Un poète de la matière.
Et sans un mot de plus, l’amour qu’elle avait enfoui recommence à vibrer. Doucement.
Comme une onde.
Jean est plongé dans ses relevés, il vérifie, calcule, interprète... Marie, s'est retirée avec pudeur, elle l'observe du coin de l'œil. Jean si sérieux aujourd'hui, lui qui rigolait tout le temps avec des devinettes ou des farces. Ce côté lui manque.
Marie intervient :
— Tu te rappelles le menhir de Plouguerneau. Tu disais, il a fallu un géant de plus de vingt mètres de haut pour imprimer sa main sur la pierre.
— Oui, je me rappelle. Les archéologues plaisantent, ce n'est qu'une vulgaire sculpture.
Par curiosité, j'y suis allée, j'ai mesuré la dureté de la roche, ensuite sur l'empreinte, tu ne vas pas le croire, sur l'empreinte la dureté est presque le double.
— Ce qui veut dire ?
— Que l'empreinte est bien réelle.
— Tu es sérieux, il faut toujours que tu plaisantes.
Emporté par sa fougue, il renchérit.
— Tu ne me crois pas, et si je te le prouve.
Marie ne sait plus quoi dire, il a l'air si sérieux.
— je plaisante.
— Moi pas du tout.
Jean prend une roche dans sa main. Pas pour la lancer. Pour l’écouter.
Marie le regarde, troublée. Il a ce regard qu’elle n’a vu qu’une fois, celui qu’il avait devant le menhir, quand il avait dit en riant :
“Un géant de vingt mètres, ou un sculpteur très inspiré.”
Mais là, il ne plaisante pas. Il ferme les yeux. Il respire lentement. Il s’accorde.
La roche est froide. Mais elle vibre. Jean la sent. Comme une tension, une mémoire, une résistance.
Il pense à l’empreinte. À cette zone où la dureté est le double. À ce mystère que personne ne prend au sérieux.
Jean (à voix basse) :
— Si la pierre a changé… Ce n’est pas qu’on l’a sculptée. C’est qu’elle a été modifiée de l’intérieur. Une mutation métamorphique. Comme si sa structure avait été réaccordée…
Marie (hésitante) :
— Par quoi ? Par qui ? —
— Par une fréquence. Une intention. Par une mémoire plus ancienne que la matière. Une force qu’on ne comprend pas encore.
Il serre la roche. Et dans ce geste, il ne cherche pas à prouver. Il cherche à reproduire sans force.
Un léger frémissement parcourt sa paume. La roche semble… s’alléger. —
Marie recule d’un pas.
— Jean… —
Il ouvre les yeux. Il sourit. Mais ce n’est pas un sourire de farceur. C’est celui d’un homme qui vient de franchir une limite.
Jean :
— Tu vois, je ne plaisante pas. —
L'empreinte de la main de Jean est imprimée dans la pierre.
Marie s’approche doucement. Elle ne dit rien d’abord. Elle le regarde, ce Jean qu’elle croyait connaître par cœur, le farceur, le rêveur, le passionné de pierres et de mystères. Mais là, dans ce silence chargé, elle voit autre chose. Quelque chose qu’il a toujours porté, mais qu’il n’a jamais osé montrer.
Elle tend les bras. Lentement. Comme si le moindre geste trop brusque pouvait briser l’instant.
Et elle le prend tout contre elle. Pas pour le consoler. Pour le reconnaître, le connaître.
— J’ai toujours su… murmure-t-elle. —
Jean ne répond pas. Il ferme les yeux. Il sent le poids de la roche dans sa main. Et celui, plus léger, de Marie contre lui.
Il se dit que parfois, il faut une empreinte dans la pierre pour qu’on ose laisser une empreinte dans le cœur.
Marie est songeuse :
— Tu communiques avec le serpent passe encore, mais avec une pierre, là, je ne comprends pas.
Peux-tu m'expliquer ?
Jean (calme, concentré) :
— La pierre, bien qu’inerte en apparence, est constituée d’atomes, de particules en mouvement. Même dans sa stabilité, elle vibre. Ces vibrations sont infimes, mais elles existent. C’est ce qu’on appelle l’agitation thermique ou les oscillations quantiques. —
Marie (le regardant, intriguée) :
— Tu veux dire qu’elle bouge… sans bouger ? —
Jean :
— Exactement. Je suis en état de résonance, grâce à la fréquence gamma de 40 Hz. Je ne cherche pas à lui parler. Je m’accorde à elle. Et dans cet accord, je perçois des modulations, des variations… comme une danse silencieuse. —
Marie (sourire en coin) :
— Une danse silencieuse avec une pierre. Tu te moques de moi. —
Jean (sérieux, presque blessé) :
— Non. Je la ressens. Et dans ce ressenti, je découvre une forme de présence, de savoir silencieux, de mémoire. Toute la structure de la pierre est enregistrée. Je peux le modifier en accord avec elle, grâce à une harmonisation vibratoire. —
Marie (plus douce, mais encore sceptique) :
— Tu parles comme un poète. Mais tu agis comme un chercheur. —
Jean (sourit enfin) :
— Peut-être que les deux ne sont pas si différents. Avec qui veux-tu souper ce soir, le poète ou le scientifique ?—
— Les deux bien sûr — .
Au cours du repas Jean lui parle de ces visions avec le serpent.
— Il me montrait : une souris, des cailloux, un chemin, de l’herbe le soleil, un trou, une mue de serpent.
Ce n’est pas un message mais une intention : La liberté.
— Tu es un doux génie rêveur.
Le repas se déroule dans une lumière douce, entre vin rouge et pain chaud. Entre deux plats leurs doigts s'entrelacent.
Jean parle enfin de ses autres visions :
— Tu sais le serpent me montrait un oiseau. Un aigle, je crois. Mais pas comme ceux qu’on connaît. Il avait quelque chose de... primitif. Comme s’il venait d’avant les mots. —
Marie repose son verre. Elle regarde Jean, attentivement.
— Un aigle… mais primitif ? Tu veux dire… comme un ancêtre ? Une forme originelle ?
Jean hoche lentement la tête.
— Oui. Il n’avait pas de plumes. Pas vraiment. Plutôt une texture… minérale. Comme s’il était fait de roche et de vent ou d’écailles. Et ses yeux… c’était comme deux vortex. Pas menaçants. Juste… anciens.
Marie (à voix basse) :
— Tu crois que c’est une vision symbolique ? Ou… une mémoire ?
Jean :
— Je ne sais pas. Mais le serpent ne me montrait pas un animal. Il me montrait une idée. Quelque chose qui plane au-dessus de nous depuis toujours. Un messager peut être.
Marie reste silencieuse. Elle pense à Puma Punku, aux blocs, aux spirales, aux empreintes. Et maintenant, à cet aigle de roche et de vent.
— Tu devrais en parler à Mathieu. Il adore les oiseaux. Il pourrait t’aider à le nommer. —
Jean hoche la tête, pensif.
— Il avait un bec énorme, presque disproportionné. Et des yeux... de feu. Comme s’il avait vu les premières lueurs du monde. —
Marie se lève, fouille dans son sac, en sort un portable, elle tape avec ses deux pouces à toute allure, puis envoie le message.
Mathieu va nous répondre.
Le lendemain, Jean reçoit un message de Mathieu. Pas de mots, juste une image.
Un aigle gigantesque, perché sur une branche enneigée, au regard perçant. Sous l’image, une seule phrase :
— Il existe. Viens. —
Jean reste figé. C’est lui. L’aigle de ses visions. Celui que le serpent lui avait montré. Celui que Marie avait évoqué, mais qu’il n’avait pas encore vu.
Il appelle Mathieu.
— Où es-tu ? —
— Hokkaido. Il est là. Pas tous les jours. Mais aujourd’hui, il est là. Je t’attends —
Jean raccroche. Il ne réfléchit pas. Il prépare son sac. Il sait que ce voyage n’est pas seulement pour voir un oiseau. C’est pour rencontrer ce qui veille en lui depuis toujours.
Marie comprend, Jean est impatient d'avoir des réponses.
Après un long voyage, Jean arrive enfin au Japon. Il loue une voiture pour se rendre au rendez-vous avec Mathieu.
Mathieu prend place dans la voiture.

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