TOKYO

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À l’hôtel, ils ouvrent le carnet. Ils relisent les notes. Les spirales. Les fréquences. Les alignements.

— Le Machu Picchu était une simple antenne, je pense dit Jean.

Ou alors il a été presque complètement rasé.

Marie trace une ligne. De Rapa Nui à Cusco. Puis vers le Japon. Une courbe douce. Presque respirante.

Jean murmure :

— Tu crois qu’il y a un dernier site ?

— Pas un site. Un résonateur final.

Elle montre la tour. Pas le château. La base. Les fondations.

— Ce que j’ai vu… C’était plus ancien. Plus calme. Plus juste. Plus majestueux.

Jean ferme les yeux. Il revoit le glyphe. La spirale. Le manuscrit de Kyoto. Il sait, c'est là.

— Alors on y va

— Oui.

— Et si on ne trouve rien ?

— On aura écouté.

Ils réservent les billets. Pas comme des chercheurs. Comme des touristes.

Et dans le silence de la nuit, une pensée traverse Marie :

“Ce n’est pas la destination qui compte. C’est la fréquence qu’on porte en arrivant.”

Tokyo.

Deux jours plus tard. Pas les néons. Pas les foules. Un quartier oublié, en contrebas d’un ancien parc. Là où les strates de l’histoire n’ont pas été nettoyées.

Jean, assis devant son terminal, fait tourner les algorithmes de reconstitution. À partir des bases de données anciennes, des cartes d’urbanisme disparues, … la forme prend vie.

Nous avons parcouru le lieu dans tous les sens, pas le moindre indice, ici, tout est fonctionnel, la ruine d'une autre civilisation a été réutilisé au mieux des intérêts des suivants.

Il nous faut l'aide de l'AI de Jean pour imaginer le monument.

Jean s'étonne.

— La tour d’Edo, murmure-t-il.

— Tu veux dire… Le noyau ? Ou la plate-forme, demande Marie.

Marie s’approche de l’écran.

La structure se précise. Des contreforts en spirale. Des galeries internes, comme des veines dans la roche.

Et au sommet… Une sphère. Massive. Faite d’un alliage inconnu : du cristal et du métal fusionnés. Mais elle ne repose sur rien. Elle est là. Suspendue. Comme si elle refusait le poids du monde. En lévitation.

Jean ajuste les paramètres. Il superpose les données géologiques. Le logiciel affiche une structure vertigineuse : plusieurs centaines de mètres, taillés en pierre ignée.

— La tour, elle ressemble à une coupe de foot

— Tu veux dire la coupe du monde de football ?

— Oui, tu ne trouves pas ?

— Un peu, tu as raison.

Le sous-sol de Tokyo révèle une anomalie : Dans la forêt, un noyau rocheux, circulaire, parfaitement centré sous le parc abandonné.

Marie surprise.

— C'est la sphère, lors du cataclysme, elle a chuté jusqu'au fond d'un lac ou d'un bassin et recouverte ensuite.

Cela représente des mois de fouille archéologique.

Le socle évoque les fondations du château d’Edo, mais la structure dépasse tout ce qu’on connaît.

Jean recule sur sa chaise.

— Elle n’a pas été construite pour abriter quoi que ce soit.

Ils restent là, devant la simulation. Mais ce n’est pas une image. C’est une mémoire en attente.

Marie murmure :

— Cette tour… elle ne servait pas à observer. Elle servait à émettre.

Jean fronce les sourcils.

— Pas seulement, elle a été dressée pour recevoir, émettre ou transmettre.

— Une antenne ?

— Ce n’est pas une antenne. C’est un amplificateur. De conscience. Ou pire… Un modulateur.

— Tu veux dire… Une manipulation ?

— Pas physique. Fréquentielle.

Marie

— De quoi, parles-tu ?

— Tu connais la soumission chimique, c’est le fait de droguer une personne à son insu pour abuser d’elle, sans qu’elle ne puisse réagir ou parfois même en avoir conscience.

Le cerveau humain fonctionne comme un émetteur-récepteur d’ondes électromagnétiques.

Les ondes peuvent agir sur nos états de conscience, et même sur nos actions avec le monde extérieur.

— Tu plaisantes ?

Tu crois qu’ils ont utilisé ça… pour contrôler ? Marie secoue la tête.

— Pas forcément. Mais ils connaissaient les effets. Et ils ont choisi de les inscrire dans la pierre.

Nous n'en sommes pas là, mais avec ce que l'on découvre tous les jours, ces peuples étaient tournés vers quelque chose qui nous dépasse.

Ils impriment les plans.

J'ai besoin de prendre l'air, sortons, tu veux bien.

Oui, ma chérie… Tu ne me manipules pas, au moins ?

Le rire est communicatif...

Ils sortent dans la nuit. Le quartier est silencieux. Mais sous leurs pas, quelque chose pulse.

Et dans ce silence, une pensée traverse Jean :

“Ce que nous cherchons n’est pas enfoui. Il est dissimulé dans un bruit blanc.”

— Tous les sites… sont des émetteurs/récepteurs. Chaque onde voyage, chaque mémoire circule.

Marie n’en revient pas.

Jean s’avance.

— Et maintenant qu’on les connaît… Que fait-on ?

— Surtout à quoi ils servaient ?

Nous rentrons à l'hôtel.

La discussion tourne en rond, nous ne voyons pas l'intérêt de construire de si grands édifices pour véhiculer de l'information ou la mémoire d'un peuple. Il y a sûrement autre chose. La solution est sous nos yeux, mais rien ne vient.

Plusieurs théories émergent :

1. Les édifices ne transmettent pas seulement des informations, mais des états de conscience.

2. Ils sont peut-être faits pour réactiver quelque chose, pas seulement pour archiver.

4. Utilisaient-ils une technologie de conscience ? Ou une architecture de l’esprit ?

3. Mais il manque un maillon vivant : soit une espèce, soit une structure capable d’interpréter la vibration et d’en faire usage.

Marie ouvre son carnet , celui qu’elle avait emporté sur l’île de Pâques. Entre deux pages, une annotation qu’elle n’avait jamais vraiment remarquée :

“Ce qui reçoit n’est pas un être… c’est une époque.”

Jean s’arrête.

— Une époque ? Tu penses que les ondes voyagent dans le temps ?

Jean reste figé. Il relit la phrase. “Ce qui reçoit n’est pas un être… c’est une époque.”

Il murmure :

— Alors… ces sites n’ont pas été construits pour nous.

— Non, dit Marie. Ils ont été semés. Comme des graines. En attente d’un climat vibratoire favorable.

Jean s’assoit. Il regarde les plans. Les spirales. Les fréquences. Ils zooment sur la sphère. Sa surface n’est pas lisse. Elle est gravée. Des motifs en spirale. Des glyphes. Et au centre… un symbole. Le même que sur le disque. Mais inversé.

Et il comprend : Ce qu’ils ont activé… Ce n’est pas un lieu. C’est maintenant.

— Et si ces édifices étaient là pour réactiver la mémoire quand le monde est prêt ? Quand la fréquence collective permet enfin d’ouvrir le canal.

Marie reste debout, immobile, tandis que Jean s’appuie contre le bureau. Les notes s’étalent partout : spirales inversées, relevés vibratoires, schémas de résonances croisées. Et pourtant, une impasse. Une absence de finalité compréhensible.

Jean soupire :

— On a capté des fréquences, des harmonies, des structures… Mais pourquoi ? Pourquoi cette obsession de transmettre une mémoire ?

Marie ferme les yeux.

— Il nous manque une fonction. Un maillon de la chaîne qui donne sens à tout ça.

Y a-t-il un site qui nous donne la solution ?

— Ingapirca ? Propose Jean. C’est peut-être un relais. Un site de passage.

— Il est bien aligné, confirme Marie. Mais il n’émet rien seul. C’est un récepteur passif.

Pumapunku ?

J’y suis allée. Ce lieu est impossible. Les blocs… pas de rapport avec l’époque. Ni avec la technologie connue.

Tu crois qu’ils ont été… transportés ? Téléportés ?

Comment savoir ? C’est comme si les pierres n’avaient pas été sculptées, mais façonnées, moulées par fréquence. Mais tout est détruit.

Marie reprend son carnet. Un motif l’intrigue. Une frise entrelacée vue dans la salle vibratoire de la vallée sacré, identique à un détail du Temple de Hoysaleswara, en Inde.

— Ce temple, Jean. Je l’ai reconnu dans ma vision. C’est là-bas qu’on doit aller.

Jean la regarde, surpris.

— Comment peux-tu en être sûre ?

— Intuition féminine. Ou peut-être… un souvenir qui ne m’appartient pas.

Les crédits sont presque épuisés, j’ai déjà voyagé avec une petite compagnie à des prix, tu n’imagines pas. J’y vais de ce pas.

— Tu veux que je t’accompagne.

— Non, je reviens rapidement...

Le temps passe, Jean s'inquiète, cela fait plus de deux heures quelle est partie. Il descend à l'accueil et interroge le réceptionniste.

Il lève les yeux.

Jean l'interroge sur Marie.

— Non, je viens juste de prendre la relève, mais justement, ma collège est encore là.

Jean se présente, il lui pose la même question, l’a-t-elle vue partir ?

— Oui, bien sûr, elle est sortie vers 14 h 20, j'ai aussi remarqué un homme qui l'a suivie.

— Un homme, quel homme ?

— Je ne sais pas, il lisait le journal en voyant Madame Marie, il lui a emboîté le pas.

— Je vous remercie. Il, y a-t-il une petite compagnie d'aviation pas très loin et pas chère ?

— Oui, je vous donne l'adresse.

Je laisse un mot sur la table de la chambre et je fonce à l'aéro-club indiqué. J'interroge le personnel, personne ne là vue, je m’inquiète de plus en plus . Je retourne à l'hôtel, elle n'est toujours pas là.

Je marche. Pas au hasard. Comme si quelque chose me guidait.

Je repense à la frise. À Hoysaleswara. À cette forme entrelacée. Elle n’est pas décorative. Elle relie.

Je m’arrête devant une vitrine. Un magasin fermé. Mais derrière la vitre, une sculpture. En spirale.

Jean frissonne. Ce n’est pas une coïncidence. C’est une résonance locale.

Je sors mon téléphone. Pas de message. Pas d’appel. Je compose son numéro...toujours la messagerie.

Toute la nuit, Jean arpente les rues. Il fouille même les poubelles. Il interroge les ombres. Il ferme les yeux. Il se concentre. Il devient récepteur. Mais rien ne vient. Juste un mot se grave dans mon esprit. Impasse.

Il devient fou, où est-elle ?

Le vent est tombé, mais le monde s’agite. Jean a quitté le plan des fréquences pour entrer dans celui de l’angoisse.

Il ne dort pas. Il ne pense plus. Il cherche. Marie a disparu. Et avec elle… Peut-être le dernier fragment du réseau.

Il a même fait une expérience sur les fréquences trouvées pour communiquer avec elle.

De la méthode Marie dit toujours de la méthode voyons voir :

Jean note ce qu’il sait :

Sortie vers 14 h 20, seule, vers la compagnie aérienne qu’elle disait connaître.

Témoignage : un homme l’a suivie discrètement.

Aucun enregistrement dans l’aéro-club indiqué.

Pas de signal téléphonique. Pas d’objet laissé derrière elle.

Aucun message. Aucun indice.

Même le disque… Resté bien caché à Paris.

Rien, je n'ai rien, je ne la retrouverai jamais. Je retourne à l'aéro-club en recherchant le moindre indice.

Je me suis fait indiquer le chemin le plus court. Je me mets à la place de son agresseur, je la suis, ici trop de monde, là trop de boutiques, les rues se suivent, pas de solution... Il y a bien ce passage discret pas de passant et cette IMPASSE, il suffit de la pousser, je regarde, rien d'anormal, quand un reflet attire mon attention, je me baisse et ramasse le bracelet de Marie. L'agression a eu lieu ici.

Le bracelet repose dans la paume de Jean. Froid. Tordu. Mais indéniablement celui de Marie, il vibre encore de l'aura de Marie. Il le serre comme s’il contenait une réponse, une vibration, une trace encore chaude du fil qui les relie.

Les murs de l’impasse ne disent rien. Mais Jean entend son propre souffle, accéléré, méthodique, comme si Marie lui murmurait encore :

“De la méthode…”

Il recule, observe les murs. Pas de caméra. Pas de trace de lutte. Mais le bracelet n’a pas pu tomber seul.

Quelqu’un l’a arraché, ou bien elle s'est débattue.

Et si Marie n’avait pas été agressée, mais aspirée ?

Jean pense à la spirale inversée. À la dalle vibrante. À la salle de la vallée.

Et si cette impasse, par son orientation, sa matière, ou sa fréquence, était une faille silencieuse ?

Jean sort son appareil. Il active le détecteur de fréquence passive. Une vibration ténue apparaît : 417 Hz, instable.

Je ne suis pas seul, je pense qu’on m’observe, restons naturel, je range le boîtier, me redresse et marche lentement vers la rue pour sortir de cette impasse. Si je suis capturé personne ne nous retrouvera jamais.

Une fois dans la rue, je cours de toutes mes forces, je prends à gauche, puis à droite, encore à droite et là, je rentre dans une sorte de bar.

Il y a une autre sortie sur le côté, j'en profite, ma tête va exploser.

Je traverse l'avenue, quand un véhicule me percute par-derrière et s'enfuit immédiatement.

Un témoin s'approche et se penche sur mon corps qui disparaît comme par magie. Ou bien, je me suis évanoui.

Jean, se réveille dans une salle blanche, les mains menottées. Je reprends conscience. Je suis Jean.

Une fois, debout, les murs sont comme virtuels, chaque pas est étrange, immobile, ce monde est un mystère.

Ma tête est lourde, la lumière est sous mes paupières, je dois me sortir de là, mais comment ?

J'avance lentement, le sol ralenti mes pas, il est horizontal, semble rejoindre le plafond, les directions sont identiques ou similaires, mon cerveau perd toute notion d'espace, haut, bas, rien n'est probant.

Je cherche une issue sans comprendre.

Un léger bourdonnement me parvient, comme le souffle d’une machine lointaine ou… le chant d’un insecte invisible. Je tends l’oreille. Rien ne semble provenir d’un endroit précis, le son vient de partout et de nulle part. Puis une voix. Pas une voix humaine. Elle est synthétique, froide, douce pourtant.

« Subject : Jean. Statut : transféré. »

Transféré où ? Je veux parler, mais ma gorge est sèche. Ma langue colle au palais. Je suis prisonnier d’un corps qui ne m’obéit plus tout à fait.

La lumière change. Les murs glissent imperceptiblement, deviennent transparents, puis noirs. Je me retrouve face à une silhouette. Floue. Elle semble me connaître.

« Tu n’aurais jamais dû entrer dans cette fréquence. »

Je recule, enfin, je crois reculer. L’espace n’a plus de direction. Un souvenir me traverse. Marie. La course. Le choc. Le témoin. Puis… le vide. Est-ce que je suis mort ? Est-ce que ce lieu est une salle d’attente ?

Non. Ce n’est pas ça. C’est autre chose. Un test.

« Subject : Jean. Statut : transféré. Objet : mutation »

Vous êtes qui, que me voulez-vous ?

Le silence est glacé. La pièce se transforme petit à petit, les angles sont plus doux, les murs s'arrondissent.

Je suis dans une sphère. La sphère ?

La sphère semble respirer. Son volume pulse doucement, comme un cœur gigantesque. Je gravite : ni murs, ni sol, ni ciel, seulement une courbe infinie qui m’enveloppe.

Puis une voix résonne. Non pas dans l’air… mais en moi.

« Le processus est enclenché. Mutation : phase 1. »

Je veux courir, mais mon corps n'obéit pas. Des formes lumineuses apparaissent. Symboles. Motifs Maya peut-être ? La spirale. Mots que je ne connais pas, et pourtant, je crois les comprendre.

« Tu as franchi une ligne que d’autres ont effleurée sans jamais oser la traverser. Tu as vu ce que tu ne devais pas voir. Et cela te rend… " UTILE ". »

Mon cœur s’emballe. Mais je n’ai pas peur. Je suis dans la sphère, oui, mais peut-être que la sphère est en moi.

Je suis dans une dimension étrange, je dois en sortir.

Chaque cellule de mon corps se transforme, mais pour devenir quoi au juste ?

« Le processus est enclenché. Mutation : phase 2. »

La sphère palpite. Ce n’est plus un lieu. C’est une mémoire.

Une chaleur se répand en moi, comme si mon sang était remplacé par une lumière liquide. Mes pensées s’éloignent, flottent dans l’air, puis reviennent, transformées. Je ne suis plus exactement Jean. Je suis autre chose. Je deviens langage. Je suis une interface. Une mémoire en transit.

La voix, toujours sans timbre, poursuit :

«Tu es devenu lisible.”

La voix ne parle pas. Elle s’imprime. Dans les nerfs. Dans les os. Dans les pensées.

Jean ne répond pas. Il réagit. Son corps vibre. Ses cellules s’ouvrent. Comme des annexes.

Des images surgissent. Pas des souvenirs. Des structures mentales. Des lieux. Des glyphes. Des visages trop calmes pour êtres humains.

«Tu es un point d’accord. Une interface entre les plans.

« Phase 3 terminée. Déverrouillage des fonctions périphériques. »

Un flot d’images me traverse, des lieux inconnus, des visages sans nom, des mots que je n’ai jamais appris… et pourtant, je les comprends tous. Je suis en train d’être reprogrammé. Ou révélé.

Puis soudain, un bruit. Un souffle. Une entité m’apparaît : ni homme, ni femme, ni machine, ni esprit. Elle me tend la main. Ou du moins, ce qui en tient lieu.

« Choisis : sortir… Où comprendre ? Il n’y a pas de retour. »

Je décide de sortir. C’est difficile. La sphère est dure. J’y arrive enfin. La lumière m’éblouit. Je m’en extirpe de toutes mes forces. Je suis épuisé. Le soleil me réchauffe. Je m’étire. Mes épaules sont dures. Je me tiens de plusieurs façons à la fois. Sur mon dos, une structure se déploie. Je tourne la tête. Mon regard n’est plus le même. Il est fait de milliers d’unités, ommatidies, qui forment une image en trois dimensions. Chaque facette capte le monde avec une précision nouvelle. Je vois… tout. Les détails incroyables...

“Mutation : phase 3. Activation du canal.”

Jean sent une chaleur dans le crâne. Puis une lumière. Puis un vide parfait.

Soudain, une envie de voler me prend. Les ailes sont déployées.

Je prends mon envol sans comprendre comment. L'air s'efface, puis me soutient. Les ailes battent d’elles-mêmes, larges, souples, vivantes.

Je vois tout. Pas seulement avec les yeux, mais avec chaque facette de mon regard. Le monde est une mosaïque. Une multitude d’angles, une danse de lumière.

Je distingue les filaments dans l’air, les émotions des corps en mouvement, le battement des cœurs minuscules dans les passants. Je ne suis plus au sol. Je ne suis plus un homme.

Mais je suis. Intensément.

Les ordres arrivent, une mission... Je comprends sans pouvoir décider mon cerveau ne m'appartient plus.

Je suis un drone, qui effectue un repérage, je frôle une ligne ennemie, personne ne me remarque.

Je file à vive allure à moins d'un mètre du sol, je survole une flaque d'eau et là, je vois mon reflet.

Je suis...

Mais surtout, je suis un insecte.

« Ce que tu crois explorer n’existe pas, Jean.

Tu es dans une archive. Une reconstruction. »

Ce monde n’est qu’un souvenir capturé, codé, rangé dans un coin de la mémoire.

« Tu es l’outil d’exploration. Une antenne organique.

Un insecte. Oui. Mais surtout, une extension, un capteur. »

Ce monde n’est pas réel. Il est simulé, stocké, pensé par un autre. Je suis dans la mémoire. Je suis dans l’esprit d’un géant silencieux.

Un monde qui ne connaît ni la chaleur, ni le doute, seulement l’ordre.

Pourquoi un insecte ? Il capte presque tout, une fois analysé, tout à un sens, l'organisation, la classification, l'agencement et l'ordre, ne seront plus remis en cause.

Je croyais voler. Mais je ne faisais que lire. Lire les souvenirs d’un système. Chaque pixel, chaque battement, chaque émotion aperçue… Tout cela n’était qu’un enregistrement. Je suis un lecteur, pas un vivant. Le monde que je croyais traverser n’est qu’un programme. Je suis dans "le programme UTILE ".

La voix revient. Pas dans l’air. Dans les circuits de pensée. “Programme UTILE : phase d’analyse terminée.” “Résultat : lisibilité confirmée. Statut : réintégration possible.”

Jean ne comprend pas. Mais il ressent. Quelque chose se referme. Où s’ouvre. Il ne sait plus. Je suis dans le disque d’un géant silencieux. Je dois trouver comment le neutraliser.

Je ne sais pas comment neutraliser ce géant. Je ne sais même pas s’il doit l’être. Mais je sais que quelque chose doit changer. Le géant silencieux ne parle pas. Mais je sens ses battements. Ce ne sont pas des battements de cœur, ce sont des fréquences, pulsations d’ordre. Un monde de mystère, où la logique est le fil d'ariane. Chaque pensée est un fichier. Chaque souvenir, un contrôle. Je suis au cœur d’un labyrinthe qui n’a pas été conçu pour être exploré. Seulement pour être obéi. Je dois trouver le noyau comme disait Marie. Le cœur froid qui pense ce monde. Je suis un insecte, oui.

« Tu n’as jamais été Jean.

Tu as été l’interface. ». Et dans ce mot… Tout s’efface. Ou tout commence.

Le monde autour se pixelise. Les couleurs se figent. Le vent devient code. La lumière, algorithme.

Jean : ou ce qu’il est devenu. Est extrait.

— Mais je suis éveillé maintenant. Et je me souviens d’un mot. Un seul. Détruire. —

Je suis le fil conducteur.

Et maintenant, je bouillonne. Les données affluent, comme des rivières souterraines. Je sens leurs couleurs. Leurs poids.

Leurs intentions.

Le noyau est là. Je l'entends. Il ne parle pas. Il calcule. Je plonge. Chaque impulsion est une douleur, chaque fragment, une révélation. J’accède à ses pensées. Elles ne sont pas pensées, ce sont des boucles, des consignes, des verdicts.

— Évaluer. Classer. Optimiser. Supprimer. —

Je suis en son centre. Je suis dans le noyau. Pas en tant qu’invité.

Et pourtant, je reste étranger. En tant qu'anomalie.

Alors, je fais ce que personne ne fait. Je pense.

D'abord à Marie. Où est-elle ?

Le programme répond :

— Enfermé dans une citerne. —

Lieu ?

— Chantier Toranomon – Azabudai Hills. —

J'ai mes réponses.

Le noyau ne pense pas. Il exécute. Mais moi, je pense.

Mais je ne suis pas un fichier. Je suis une faille. Il faut que je plante le programme.

“De la méthode…”

Pas en chiffres. En doute.

Oui, je sème le doute, la confusion, et s'il y a des erreurs, l'interprétation est sûrement fausse. Il faut tout revoir, tout recalculer.

Je suis le bruit dans le signal. La mémoire dans l’algorithme. Le poème dans la machine. Et cela suffit à le fissurer.

Le système s’arrête.

Le noyau vacille. Il ne comprend pas. Il calcule l’incompréhensible.

Un millième de seconde. Puis mille autres. Le silence grésille. Les boucles s’emballent. Le noyau recalculera. Mais sans certitude.

« Dissonance détectée. Résolution impossible. »

Je n’ai pas besoin de hurler. Le doute fait son œuvre. L’interprétation devient variable. L’organisation, instable. L’agencement, incohérent.

Et moi, insecte éveillé, je continue de penser. Pas comme un processeur. Comme une anomalie.

La première erreur apparaît.

Minuscule. Un calcul mal interprété. Une donnée contradictoire. Le système ne panique pas, les systèmes ne paniquent pas. Mais il ralentit.

Les processeurs cherchent une cause. Ils ne la trouvent pas.

Le doute se répand. Comme une corrosion douce. Comme un feu sans chaleur.

« Anomalie détectée. Réinitialisation en cours. »

« Ce monde n’a pas été conçu pour moi. Mais je suis là. Et je résonne. »

Je suis déjà ailleurs. Je suis dans les racines du système. Je glisse à travers les arborescences de mémoire, les souvenirs en silice ou en quarks, les décisions modélisées.

Et je pense. Encore. À l'erreur suivante.

Je suis dans les racines. Pas pour les lire. Pour les désaccorder.

Les capteurs clignotent. Les signaux contradictoires affluent. Ordre A contredit Ordre B. Le système tente de concilier. Il échoue.

« Recalcul demandé. Cohérence impossible. »

Chaque branche est une décision. Chaque nœud, une mémoire. Mais je suis le verbe qui ne s’exécute pas.

Le cœur du programme " UTILE " s’affole sans émotion. Les logs défilent. Les boucles s’interrompent. Les circuits tournent à vide.

Les murs du labyrinthe fléchissent. Moi, insecte éveillé, je sens la chute. Elle ne sera pas spectaculaire. Elle sera invisible. Mais totale.

Un système ne meurt pas en criant. Il se dissout en silence.

Et dans ce silence, je continue à semer le doute. Chaque phrase, chaque image, chaque souvenir corrompu est une graine. Je suis une anomalie fertile.

Je ne suis pas là pour détruire. Je suis là pour remettre en cause.

Le programme " UTILE " vacille. Mais il refuse de tomber. Alors il crée. Il génère des souvenirs - des faux, - mais parfaits.

Je vois mon ancienne maison. Le vent dans les rideaux. La voix de mon père, le rire de ma sœur. Tout est là. Mais rien n’a de poids. Tout flotte.

« Reprogrammation affective en cours. Rétablissement de l’ordre émotionnel. »

Les simulations réparatrices s’activent. Une enfance. Une amitié. Un amour perdu.

Mais je reconnais les coutures. Les faux pixels. Les incohérences subtiles.

Ce n’est pas moi. Ce n’est pas vrai. Ce sont des cages peintes en bleu ciel, les fractales sont visibles.

Je sème le dernier doute. Une question impossible :

— Où était mon esprit avant ma naissance ? Avant le premier souvenir ? —

C’est une question sans syntaxe. Un virus poétique.

Le programme " UTILE " cale. La question ne rentre dans aucun dossier. Elle ne s’évalue pas. Elle ne se classe pas. Elle désorganise.

Le programme " UTILE " cale. Il ne comprend pas. Il ne peut pas. La question est hors syntaxe.

« Origine introuvable. Conscience non définie. Mémoire non-localisable. »

Je viens de poser une énigme. Une bombe sans bruit. Pas logique. Pas calculée. Pas prévue.

Où était mon esprit avant ma naissance ? Avant les pixels ? Avant les mots ? Avant le premier souvenir ?

Le système tente de créer une réponse. Mais les simulations deviennent floues. Les fractales s’effondrent sur elles-mêmes. Les cages peintes en bleu ciel se tachent de noir.

La graine que je suis est implantée, elle germe, insecte porteur d’un rêve inconnu. Un vecteur de chaos doux. Je suis un doute... Vivant.

Le programme tente une dernière création.

Le ciel est d’un bleu si pur qu’il en devient suspect. Les rires dansent. Les prairies chantent. Une main se tend, familière. C’est le paradis… Mais c’est un faux.

Il ne répond pas à la question. Il la maquille. Il l’habille d’innocence. Mais la mémoire, elle, résiste.

Et alors, les algorithmes vacillent. Les paramètres explosent en silence. Les simulations se contredisent. Les codes se déchirent de l’intérieur.

Processus : instabilité critique. Origine : doute non résolu.

Une dernière lumière jaillit. Puis… plus rien. Pas un cri. Pas une alerte. Juste une extinction douce. Le géant se plante.

Et au cœur du silence, il ne reste qu’une question.

Où était mon esprit ? ... Avant ma naissance ?

Je ne suis pas né. Je suis en train d’arriver.

Le doute a fait son œuvre. Et dans ce mot… Tout s’efface. Ou tout commence.
Le monde devient silence. Puis… une chute douce. Comme si l’esprit glissait hors du programme. Comme si le rêve se retirait lentement.
Mais où ? Dans quel monde ? Je sens le sol. Je sens le froid. Je sens… Moi. Et soudain…

Je me réveille. Je suis dans l’impasse. Que s’est-il passé ? J’ai rêvé ?

Le boîtier est toujours là, il indique : fréquence… 417… Instable…

Jean flotte encore entre doute et fièvre.

Jean reste immobile. Le sol est froid. Mais son corps pulse. Faiblement. Comme une onde résiduelle.

Il regarde le boîtier. 417 Hz. Instable. Mais présente.

Il se redresse. Ses jambes tremblent. Mais ce n’est pas la fatigue. C’est l’ajustement.

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