Prologue

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La nuit était tombée sans prévenir sur Galmanar. Pas de crépuscule apaisant, pas de ciel en feu, juste un rideau de ténèbres, brutal, étouffant, comme si quelqu'un avait recouvert le village d'un voile funèbre.

Erelis le sentit avant même de le voir. Il y eut ce frisson, cette morsure glacée qui grimpe le long de la colonne et vous serre la nuque. Les anciens disaient que le monde avait déjà connu une telle obscurité, autrefois, quand la Chute avait tout englouti. Mais pour lui, ce n'étaient que des histoires qu'on chuchote aux enfants. Jusqu'à ce soir.

Les torches s'étaient mises à vaciller, leurs flammes s'étirant vers le ciel comme pour fuir quelque chose. Puis elles s'étaient éteintes d'un seul coup, avalées par l'obscurité.

Le garçon était seul, assis sur les marches effondrées du vieux temple. Il aimait s'y réfugier après le repas, loin des regards, à écouter la forêt. Mais ce soir, la forêt retenait son souffle. Pas de vent. Pas de branches qui craquent. Pas un cri d'oiseau. Rien. Un silence qui vous avale. Il n'y avait que son cœur, tambour battant dans ses oreilles.

C'est alors qu'il la vit.

Au loin, entre deux troncs, se tenait une silhouette. Une ombre plus noire que la nuit. Humanoïde, mais floue, comme une brume vivante, dont les contours ondulaient. Elle ne bougeait pas. Elle le regardait. Il en était sûr.

Il voulut crier, mais aucun son ne sortit. Ses jambes, par réflexe, reculèrent d'un pas. Et le froid s'infiltra plus profondément dans sa peau, dans ses os.

Puis les cris commencèrent.

D'abord un. Puis d'autres. Des hurlements. Le fracas des portes. Des bruits de course, de griffures, de bois qui cède. Et pire encore : un sons qu'il n'avait jamais entendus, mi-grognements, mi-souffles.

Il courut.

Chaque foulée l'enfonçait davantage dans les ténèbres. Les maisons de Galmanar surgirent comme des ombres monstrueuses. Arrivé sur la place centrale, il s'arrêta net.

Le monde était devenu un cauchemar.

Des corps partout. Du sang, des membres éparpillés comme des poupées cassées. Et là, près de la fontaine, elle : la vieille femme qui l'avait recueilli lorsqu'il n'était qu'un bébé. Il croisa son regard mais le voile de la mort dansait déjà devant ses yeux.

Un sanglot lui échappa.

Un bruit assourdissant le sortit de sa torpeur. Elles étaient là.

Les créatures grouillaient dans l'obscurité. Décharnées. Rapides. Pas vraiment comme l'Ombre dans la forêt. Moins humaines. Leurs silhouettes laissaient derrière elles des traînées de fumée noire. Leurs gueules brillaient de dents comme des lames. Leurs griffes labouraient le sol et les murs. Même les lourdes portes du village n'avaient pas résisté.

Il sentit le vent de leur passage avant même de les voir bondir.

Une douleur déchira son dos. Il hurla. Les griffes avaient transpercé sa chair, le projetant au sol. Le goût du sang emplissait sa bouche. Le monstre au-dessus de lui soufflait la mort : un souffle humide et putride, six yeux blancs qui le fixaient.

La fin.

Mais elle n'arriva pas.

Un rugissement humain. Un choc. Le poids énorme du tavernier s'écrasant sur la créature. L'homme frappait, hurlait, repoussait l'abomination. Erelis croisa son regard, et dans ses yeux, il n'y avait ni peur ni désespoir. Juste une certitude : cours !

Alors il rampa.

Il n'avait plus la force de se relever, juste des bras tremblants qui le traînaient à travers la place. Le monde brûlait autour de lui, mais il n'entendait plus que le battement de son propre cœur et le feu dans son dos.

Là-bas, au fond de la place, se dressait l'arbre du sanctuaire. Immense, noueux, fendu en son centre. Autrefois, les anciens y accrochaient des rubans pour apaiser les esprits. Ce soir, il n'y avait plus que des cendres et une gueule noire entre ses racines.

Il s'y glissa. L'écorce déchira sa peau. Il étouffa un cri, se replia sur lui-même, recroquevillé dans le tronc comme dans un cercueil.

Et à travers l'ouverture, il la vit.

L'Ombre.

Au milieu de la place, immobile. Trop grande. Trop mince. Ses contours tremblaient comme une flamme inversée. Elle n'avait pas de visage. Pas d'yeux. Mais Erelis sut qu'elle le regardait.

Elle leva un bras, lentement, comme pour le désigner.

Et tout s'effaça.

Le matin mit du temps à naître. Quand le soleil finit par percer les brumes, Galmanar n'était plus qu'un tas de cendres et de débris calcinés. Les corbeaux s'étaient déjà rassemblés.

Ils arrivèrent peu avant midi. Six silhouettes en capes usées, les bottes couvertes de poussière, les armes encore marquées par le voyage. Leur démarche n'avait rien de celle de simples voyageurs : ils avançaient avec la prudence de ceux qui savent que la mort n'est jamais loin.

— On n'était pas passés par là il y a trois jours ? demanda une voix derrière.

C'était une jeune fille, fine, pas plus de seize ans, qui serrait contre elle un bâton gravé de runes.

— Si, répondit un autre. Et il y avait encore des enfants qui jouaient sur la place.

Le silence retomba. Personne n'ajouta rien.

Leur chef, un homme à la carrure large et aux cheveux noirs striés d'argent, s'arrêta au centre du village. Il resta immobile un moment, les yeux fermés, respirant l'air chargé de cendres. Quand il parla enfin, sa voix résonna grave, comme une sentence :

— Cherchez les survivants.

Ils s'éparpillèrent. Fouillant les maisons éventrées, écartant les débris, inspectant chaque recoin où un souffle de vie pourrait subsister. La jeune fille, qui marchait toujours près du chef, finit par souffler d'une voix basse, presque coupable :

— Père, nous aurions dû...
— Ce n'était pas notre rôle, répondit-il, sans la regarder. Nous avions une mission.

Elle serra son bâton contre elle, les lèvres tremblantes. Il posa brièvement une main sur son épaule.

— Tu n'es pas responsable de ça, ajouta-t-il, plus doucement.

Elle hocha la tête, sans répondre, mais ses yeux ne quittaient pas les ruines.

C'est l'un des hommes qui trouva le garçon. Sous l'arbre du sanctuaire, entre les racines calcinées, recroquevillé comme un enfant dans le ventre d'une mère morte. Inconscient. Le dos ouvert par des griffures profondes.

— Ici ! appela-t-il.

Le chef accourut, se pencha et posa deux doigts sur la gorge du gamin.

— Il vit, dit-il simplement.

La jeune fille s'accroupit à son tour. Son regard s'attarda sur le visage du garçon, couvert de sang et de suie.

— C'est un miracle qu'il ait survécu, murmura-t-elle.

Le chef se redressa. Un instant, sa main se posa dans le dos de la jeune fille, comme pour la rassurer, avant de fixer les ruines, la mâchoire serrée.

— Ou un présage.

Personne ne répondit.

Le vent se leva soudain, dispersant un peu les cendres. Mais même en plein jour, il sembla à la jeune fille que l'ombre de cette nuit ne s'était pas dissipée. Pas tout à fait.

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