La cargaison

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Le poste de pilotage n'avait rien de spécial. Aucun ordre de mission dans l'ordinateur de bord et le NavCom (navigation-computer) contenait le plan de vol vers le chantier spatiale. La décharge stellaire. La poubelle galactique. En fouillant le cockpit, il n'y trouvèrent qu'une palette graphique avec des choses griffonnées dessus. A part ça, rien d'intéressant ou qui sortait de l'ordinaire.

— Bizarre ce truc. Qu'est ce qu'il y a d'écrit, là dessus? Je ne connais pas cette langue.»

Yamato fixa intensément les mots de son regard bleu bleuté.

— Il est écrit : "Wenn Sie am Ende des Tages heimkehren, vergessen Sie nicht Ihre Kinder zu küssen".» Yamato garda le silence en fixant le capitaine.

— Je ne parle pas le russe, tu le sais très bien.
— C'est de l'allemand, Capitaine, qu'on pourrait traduire par "Quand vous rentrerez à la fin de la journée, n'oubliez pas d'embrasser vos enfants". Je ne comprends pas le sens de cette phrase, capitaine. Mais mon module linguistique est à jour, je suis certaine de ma version.
— J'imagine mal ces deux-là avoir des petits, je confirme. Mais on verra ça plus tard. Regarde ça.

Comme ils l'avaient suspecté, le système de guidage avait déclenché le signal de détresse qui pulsait sur le tableau de bord. Ils se rendirent sans tarder dans la soute blindé.

— Et si c'est quelque chose de dangereux?
— Un peu tard pour s'en préoccuper, capitaine. Et je suis là pour vous protéger. Je vais ouvrir la porte.» La rassura Yam, son pistolet au poing.

— Fais gaffe, quand même.

Parés à toutes éventualités, ils se tinrent devant la porte qui s'ouvrit tout grand sur...

— Rien! Y a même pas un trombone!»

La soute était plongée dans la pénombre, mais elle semblait désespérément vide.

Yamato promena sa lampe d'appoint vers le fond de la soute jusqu'au moment ou...

— Capitaine, regardez là-bas.
— Oh merde...

Le faisceau éclairait une paire de petits pieds, appartenant à une petite forme recroquevillée contre le mur le plus éloigné de la porte. Les jambes repliées contre le buste, les bras enserrant les jambes et la tête enfouie, ils venaient de découvrir la fameuse cargaison. Un gamin.

—Capitaine, nous ne pouvons pas le laisser là. Aucune raison pour des militaires de transporter un enfant dans la plus grand discrétion et dans des conditions pareilles.
— Je sais bien, mais bon... Hey! Petit!

J'ai jamais eu envie de m'occuper d'un gamin, moi!

La forme sursauta et redressa la tête, les yeux rougis. Il s'agissait en réalité d'une fillette entre 10 et 12 ans qui tentait de protéger ses yeux de la lumière crue. Yamato s'approcha et lui tendit la main.

— Es tu détenue contre ta volonté ici?

La gamine fit oui de la tête, comme hypnotisée par le regard bleu cobalt et cybernétique de Yamato.

— T'es sure que ça va? finit par demander le capitaine, un peu à contre coeur. La gamine, outre ses yeux rougis, semblait pâle, maladive et avait les traits tirés.

— Je me nomme Yamato. Mais tu peux m'appeler Yam. Et lui c'est le capitaine Trevor Traxton, mon commandant de bord. Comment t'appelles-tu?

Les yeux de la petite allèrent de Yamato à Traxton, et elle indiqua sa gorge de son doigt avant de faire un signe négatif de la tête.

— Je crois qu'elle ne peut pas parler, capitaine.

Traxton regarda son gynoïde en haussant un sourcil.

— Merci, je pense que j'avais compris l'idée. Ca va pas être simple pour communiquer. Sortons-là d'ici, mais tu t'en occuperas, Yama. Je fais pas la garderie.

Il sentait venir le problème et il n'était hors de question de prendre à sa charge une gamine, muette de surcroit.

La fillette se redressa sur ses jambes, un peu hésitante et quitta de la soute, d'un pas mal assuré. Une fois accoutumée à la lumière plus diffuse du cockpit, elle récupéra la palette graphique avec un petit sourire soulagé. Toujours souriante, elle se mit à griffonner dessus avec son stylet.

— Ah, c'est comme ça que tu communiques. C'est mieux que rien. J'en déduis que c'était toi qui avait écrit cette phrase étrange, pas vrai? hasarda-t-il en essayant de prendre un ton le plus bienveillant possible. Il voulait surtout savoir ce que ça signifiait.

— Capitaine, si je puis me permettre. D'après mon analyse, c'est un peu trop passif-agressif selon vos propres concepts pour une enfant de cet âge. Il est peu probable qu'elle en soit l'auteure. Moins de 4% de chance, je dirais.

La fille secoua négativement la tête, et tendit la palette.

Je suis Belinda Kunstler. Mais vous pouvez m'appeler "Blink".

Elle le lança un regard plein d'espoir, les yeux humides. Elle ajouta rapidement des mots de son écriture ronde.

S'il vous plait. Aidez-moi.

Très embarrassé, le capitaine tenta de tergiverser. Prendre en charge une enfant, ce n'était pas du tout dans ses cordes. Ni même prévu à plus ou moins brèves échéances. Il n'en avait jamais eu envie de toute façon.

— Je veux bien t'aider, Blink, mais je dois gagner ma croûte, tu comprends? Et je suis un homme très occupé, j'ai des factures, des obligations... Des trucs d'adultes, tu comprends, pas vrai?

Blink reprit sa palette, effaça prestement le message et se remit à écrire très vite.

Père est riche, je pense qu'il vous en sera reconnaissant. Ces personnes voulaient de l'argent et m'ont kidnappée dans ce but.

— C'est vrai que, d'un autre côté, on ne peut pas te laisser comme ça, affirma le capitaine. Il était prêt à faire une petite entorse à ses principes de vie si le jeu en valait la chandelle.

— Donne-nous juste l'adresse de ton père et on s'occupera du reste. Il n'est pas question d'abandonner une enfant à son triste sort dans l'espace!

Pendant que Blink gribouillait un nouveau message, le capitaine se tourna vers Yamato pour lui faire un clin d'œil complice.

Mon père, c'est le professeur Rijn-dael. Il est facile à trouver. Mais je ne connais pas notre adresse exacte.

— Ah. C'est ennuyeux. Mais on devrait pouvoir se débrouiller. Surtout s'il est riche, il est sans doute connu.

Yamato regarda fixement le capitaine avec une intensité assez alarmante.

— Nous devons partir. Hors de question de la laisser là, mais vous parlerez au reste de l'équipage, n'est ce pas capitaine?» demanda la garde du corps avec emphase.

— Bien entendu! Ils seront tous ravis de t'aider, petite Blink, tu vas voir! Tout tes problèmes vont s'arranger.

Comme Yamato le fixait encore avec insistance, il ne poussa pas davantage et ils retournèrent à bord du Rodger Young.

M3d1c était en train d'administrer des soins à Jig qui semblait maintenant de très mauvaise humeur. Tous deux se tournèrent vers le capitaine.

— Dites moi que vous avez un gros magot, cap'tain» ronchonna Jig, avant d'apercevoir la gamine derrière Yamato.

— C'est pas vraiment ce que j'appellerai un magot. Mais qui est-ce?
— On l'a trouvée dans la soute. Kidnappée par des mercenaires.» Il désigna du menton les deux cadavres dont personne n'avait encore eu le temps de s'occuper.

Jig eu une drôle d'expression, que le capitaine avait appris à identifier comme dubitative. Lire les expressions simiesques du pilote s'avérait en réalité bien plus difficile qu'on pourrait le penser.

— Et la suite du plan?
— On la ramène chez son père. Elle dit qu'il nous récompensera.

Jig hocha la tête, apparemment de bien meilleure humeur.

— Au moins, j'aurais des cicatrices de guerre pour une bonne cause cette fois... Enfin je veux dire que ça le vaut bien...

Le pilote s'interrompit très vite devant le regard interrogateur de la gamine.

— Blink devrait aller se reposer, capitaine, proposa Yamato d'un ton ferme. On peut lui prêter une couchette n'est ce pas?

Elle regardait toujours avec obstination le capitaine qui commençait à se demander ce qu'il lui prenait.

— Eh bien oui, c'est une idée. Va dormir un peu Blink. Tu as une tête de déterrée. Tu prends la cabine à gauche et ne touche à rien, s'il te plait.

La gamine baissa les yeux, tripotant la petite sacoche qu'elle avait gardée avec elle. Yamato la prit par la main et l'emmena vers le compartiment repos. La gynoïde revint très vite.

— Capitaine, tout ça est à la fois suspect et bizarre. Je recommande la plus grande prudence.
— Je n'ai pas supplié pour la prendre avec nous. Elle prétend nous rapporter gros.
— Je sais, mais plusieurs choses me chagrinent, c'est pour ça que je voulais en parler à l'équipage et surtout à Scipio. J'aimerais qu'il inspecte ses pensées pour nous dire si elle nous cache des choses voire si elle est en train de nous mentir.
Non» fit la voix sentencieuse de Scipio.

— Elle ne ment pas?
Je veux dire que je ne peux pas faire ça, déclara Scipio, sans ambages.

— Depuis quand tu as des scrupules? Tu le fais tout le temps d'habitude et tu ne fais pas tant d'histoires!
Rien à voir, capitaine. Je ne peux pas parce que, comme je vous l'ai déjà dit un certain nombre de fois, je ne lis pas dans les pensées, simplement les informations contenues dans la région de votre cerveau qui correspond au langage et à la pensée immédiate. Je ne peux pas fouiller dans la tête des gens, ce n'est pas comme ça que ça marche.

Le ton pédant et lénifiant de Scipio-VI avait toujours tendance à exaspérer le capitaine.

— Je n'ai pas oublié, je n'ai juste pas pensé à ce détail» bougonna Traxton.

De toute façon, son langage est incompréhensible.
— Attends, quoi?
Quand elle est entrée avec vous, j'ai tenté de savoir ce qu'elle voulait dire, comme je le fais pour vous, mais son cerveau est atypique.

Traxton fronça les sourcils. C'était la première fois que Scipio lui servait ce genre d'excuse.

— Tu peux développer? C'est pas clair ton truc.
Ses pensées sont désorganisées et brouillonnes. C'est comme de lire des pages de dictionnaires, c'est une succession de mots et de concepts sans queue ni tête. Et pourtant, je me flatte d'être un des meilleurs traducteurs de pensées humaines.
— Tu traduis rien du tout, tu comprends directement les pensées» objecta Jig.

Erreur commune. Je suis sans cesse obligé de vous traduire pour vous comprendre, sauf que moi je suis capable de le faire très vite et ce, sans me tromper. Mais dans le cas de cette fille, ça m'est impossible.
— Vous voyez capitaine, il y a des choses bizarres, conclut Yamato, et elle ne sait pas non plus où elle habite?
— A son âge, elle n'est pas censée connaître par cœur son adresse ni même un numéro de communicateur. Je suis même pas sûr de connaitre le mien.»

Yamato garda le silence.

— Très bien, c'est vous le capitaine, capitaine.
— Je sais. On va chercher ce Rijn-dael et nous faire de l'argent facile et légalement! C'est pas beau, ça?
— A ce propos, concernant ces deux-là... Jig pointa son index en direction des deux cadavres.

— M3d1c, aide moi à transporter les corps dans le vaisseau. On va rebrancher le pilote automatique, comme ça ni vu ni connu.
— Un plan fabuleux, digne de Machiavel, commenta Jig en grimaçant de douleur.

Il ne fallut pas longtemps à M3d1c pour tracter les deux cadavres sur le cargo qu'ils abandonnèrent à son triste sort. Et à son plan de vol préenregistré. Ne restait plus qu'à trouver où logeait le père de Blink.

Je l'ai localisé, capitaine, déclara Scipio. Après un temps qui parut bien long, il reprit son monologue mental.
D'après les données, il a quitté la capitale pour s'établir sur son propre domaine privé, sur une des lunes de Megalopolis.
— Heureusement qu'il a quitté la capitale, ça nous aurait posé de sacré problème, sinon. Pourquoi est-il parti de Megalopolis? C'est pourtant là que se trouve l'Institut Légale de Technologie, remarqua Traxton.

— Ca m'arrange. Je n'aime pas trop m'approcher de Megalopolis» déclara sombrement Jig.

— Personne n'en a envie, tu peux me croire. Et ça tombe bien parce qu'on ne va pas là bas. Rijn-dael a établi sa résidence sur cette lune parce qu'elle possède un complexe de recherche de biogénétique. Apparemment, c'est une pointure en la matière, si j'en crois ses mentions honorables de L'IUT. Il faut croire qu'il n'a pas non plus trop voulu s'en éloigner.»

Le capitaine fit défiler l'article sur son écran de contrôle.

— Cap sur Megalopolis, dans ce cas. Retour au bercail et passer à la banque!

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