Chapitre 1 - 1
Quelqu'un frappe à la vitre.
Laissez-moi tranquille !
On toque à nouveau.
Je veux dormir !
On insiste.
Encore ce bruit ! Un grognement monte de ma gorge.
La portière de ma voiture s'ouvre. Un filet d'air glisse sur ma tempe.
— ça va ?
Oui, ça va.
La voix s'obstine :
— Vous avez besoin d'aide ?
Je lève la tête. Mes pupilles se heurtent à une lumière trop vive. Dans un brouillard blanchâtre, la silhouette d'un homme m'interpelle une fois de plus :
— Qu'est-ce qui se passe ? Vous dormiez ? Vous avez eu un malaise ?
Les secondes s'égrènent.
Je ne sais pas.
Ai-je prononcé les mots ? Je ne sais pas.
Mon corps se déplie, mes bras, mon torse, mes jambes semblent retrouver le mouvement. Ma main agrippe le volant, mon dos hésite à se laisser soutenir par le siège.
— Vous êtes très pâle.
Devant mon absence de réponse qui se prolonge, ses sourcils se froncent :
— Appelle les pompiers ! demande-t-il à une présence derrière lui.
Sa phrase, presque criée, agresse mes oreilles et provoque ma grimace.
Je réalise alors qu'un instant auparavant, mon front était posé sur mes bras, en appui sur le volant de la voiture.
— Ne bougez pas, on va vous aider.
M'aider ? Mais pourquoi ?
Mes yeux interrogatifs le fixent avec une telle intensité qu'ils fatiguent, une larme glisse le long de ma joue puis chatouille mon menton. Mes doigts essuient cette trace qui résulte d'une réaction mécanique. Une main est maintenant posée sur mon épaule.
— Ne vous inquiétez pas, les secours vont arriver, on va s'occuper de vous.
Pourquoi je m'inquièterais ? Quels secours ?
Alors, mon esprit embrumé comprend que cette agitation soudaine a pour origine une situation anormale.
Qu'est-ce qui se passe ? Je ne comprends pas.
Je ne ressens aucune douleur, juste une sorte d'égarement, une sensation de vide et d'inconnu. Et maintenant, une inquiétude indéterminée.
Qu'est-ce que je fais là ?
D'ailleurs, je ne sais pas où je suis. J'observe autour de moi. Je ne reconnais rien. Malgré mes efforts, je n'identifie ni le lieu ni la raison qui a pu m'y conduire. Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Vous pouvez parler ? Comment vous appelez-vous ? D'où venez-vous ?
Je regarde l'homme avec un haussement d'épaules.
Ben, évidemment, je peux parler, vous ne m'entendez pas ?
Ma main s'approche de ma bouche et constate qu'elle n'émet aucune vibration.
Mais, qu'est-ce que c'est que ça ? Eh, la machine de mon corps, qu'est-ce que tu fais ?
J'essaie encore de faire sortir un son de mes lèvres. Rien à faire, ça ne fonctionne pas.
L'incompréhension génère en moi un agacement grandissant. Une chaleur aigre envahit mon estomac, l'angoisse le resserre de façon insidieuse.
Qu'est-ce que je peux faire ?
Mes muscles se contractent. Un frisson me saisit.
— Vous avez froid ? Je dois avoir un plaid dans ma voiture, je vous l'apporte.
Je ne sais pas si j'ai froid, je voudrais surtout comprendre ce qui m'arrive. Je prends soudain conscience d'un sentiment d'enfermement, un décalage entre la réalité et mon esprit qui m'interpelle. Et puis, comment je vais faire si je ne parviens pas à communiquer ?
Mes yeux parcourent l'habitacle de la voiture, tout est propre, en ordre. J'aime bien quand tout est en ordre.
Mes bras raidis se tordent avec peine. Je frotte mes tempes pour tenter d'éclaircir mes idées puis, abattue par ma confusion, les poings serrés, je me replie à nouveau sur le volant.
Depuis combien de temps je suis là ?
Le plaid entoure maintenant mes épaules d'une agréable chaleur. Je voudrais dire merci mais j'ai compris que je ne pourrai pas. Un regard exprimera ma gratitude pour cette fois.
Le réconfort créé par l'étoffe provoque un déclic, un son familier me parvient alors : de l'eau tombe en cascade. Sur ma gauche, la chute d'eau produit un chuintement feutré et tonique qui plaît à mes oreilles.
Les deux hommes font les cent pas autour de mon véhicule. Les platanes centenaires filtrent le soleil, protégeant de son ardeur. Sur le boulevard, les voitures circulent sans se soucier de mes interrogations.
Et tout à coup, un bruit effrayant accable mon cerveau engourdi. Un camion rouge se gare à côté.
Des bruits de pas. Trois personnes s'approchent, l'une chargée d'un sac. Elle marche vers moi avec son collègue tandis que la troisième rejoint les hommes qui piétinent sur le trottoir.
— Bonjour Messieurs. Vous m'expliquez ce qui se passe ?
— La dame est restée dans sa voiture sans bouger pendant plus d'une demi-heure, le temps que je fasse mes courses. Alors j'ai frappé à sa vitre, sans résultat, puis j'ai ouvert sa portière. Elle a relevé la tête mais elle m'a pas répondu. Elle a le regard perdu. J'ai vu aucune trace sur elle, pas de sang, ni de bleus et la voiture n'a pas l'air accidentée.
— Vous la connaissez ?
— Non.
— Ok. Donnez-moi vos noms et numéros de téléphone.
Dans le même temps, celui qui semble être le chef avance vers moi.
— Bonjour, Madame. Je suis médecin. Racontez-moi ce qui vous arrive.
Mon air inquiet, appuyé d'un plissement de sourcils, traduit le trouble qui m'habite.
— Madame ? Vous pouvez parler ?
Un haussement d'épaule lui répond.
— Vous m'entendez ?
Je hoche la tête positivement.
Son regard parcourt avec attention mon visage puis mon corps et enfin, l'intérieur de la voiture.
— Je vais vous examiner, vous permettez ?
Un bref mouvement de recul traduit mon appréhension.
— Ne vous inquiétez pas, je suis là pour vous aider.
Mes traits se détendent un peu.
Après une rapide auscultation et une palpation experte, il glisse une main derrière ma nuque pour en apprécier la souplesse.
— Bien.
Un test de mes pupilles vient s'ajouter à ses observations.
— Suivez mon doigt, demande-t-il, le déplaçant de droite à gauche.
Son collègue note les résultats sur un formulaire.
— Vous pouvez vous lever ?
Même s'il me semble évident que je le peux, mon incapacité à parler et à savoir où je me trouve me fait douter, je ne suis plus sûre de rien.
Mes jambes pivotent sur la gauche, mes pieds touchent le sol. Un peu étourdie, je tire sur mes mollets et me voilà debout.
Ma bouche accepte d'exprimer un soupir d'aise. Une légère brise effleure ma peau, ébouriffe mes cheveux au gré de ses tourbillons. Mes poumons enflent, encouragés par ce courant opportun. Au-dessus de nous, les feuilles dentelées dansent dans les rayons lumineux qui assaillent mes pupilles. Mes paupières se ferment. Le paysage disparaît, remplacé par des ombres diffuses. Des effluves discrets s'immiscent sans que je parvienne à les identifier. Le soleil et le vent auraient-ils un parfum ?
Ma tête tourne d'un côté, de l'autre, j'observe la rue, les commerces, les bâtiments puis cherche l'eau. À quelques pas, j'aperçois une écluse entre les pans d'un parapet de pierre. Le bruissement continu berce les secondes, m'envahit, m'entraîne malgré moi dans un décor lointain, me transmet un certain calme. Je goûte l'instant et respire doucement pour profiter de sa fraîcheur et de son murmure réconfortant.
— Vous nous suivez dans le camion ?
Sortie de mes songes, je jette un coup d'œil à mon véhicule, seul lien avec ma vie, un pincement quelque part, tout au fond. Je me secoue, essayant de retrouver le présent. Il me semble que je dois les suivre. J'ai parcouru quelques mètres quand un claquement m'indique le verrouillage de ma voiture. Les clés tintent trois secondes puis se taisent, sans doute envoyées au fond d'une poche. Quelques mots indistincts s'échangent derrière moi pendant que je m'éloigne.
La porte du camion se referme dans une sorte de craquement rauque. Mes yeux découvrent la tôle à nu, les accessoires divers rangés dans le moindre recoin, le skaï râpé d'un cadre froid et impersonnel. L'anxiété refoule dans ma trachée et m'oblige à un effort douloureux pour la surmonter. Je m'installe sur le siège désigné par un jeune pompier, un questionnaire commence.
Mon nom ? Je ne sais pas. Où j'habite ? Je ne sais pas. Pourquoi je suis là ? Je n'en ai aucune idée. Est-ce que j'ai mal ? Non.
Mais toujours aucun son n'émane de ma bouche.
*
Dès mon arrivée au centre hospitalier, une batterie d'examens est pratiquée. Dans un processus implacable, je suis entraînée d'une salle à une autre, allongée pour une radiographie, puis examinée par un médecin et son équipe. Des yeux apitoyés, un conciliabule indifférent à ma présence, leur attitude distante amplifie mon appréhension. Entre crainte et révolte, je tends l'oreille à leurs interrogations, leurs doutes et leur incompréhension sans obtenir de conclusion. Lorsqu'enfin on me libère, une infirmière à l'air sévère m'accompagne dans une chambre de couleur fade. Une intense lassitude s'est abattue sur moi. La femme me fournit un vêtement léger et aseptisé et, d'une voix monocorde, me conseille de m'étendre.
Avant cela, j'éprouve le besoin de me rafraîchir. Si seulement je pouvais faire disparaître la frustration qui me tourmente. Dans la petite salle d'eau, je baigne mon visage, observe mes traits dans le miroir. Mes doigts parcourent mes joues ; ma peau est fine, il me semble reconnaître son grain. Mais le regard qui me guette m'est inconnu ; son désarroi et sa dureté m'étonnent, me dérangent. J'examine un profil puis l'autre, ces yeux égarés et apeurés ne me rappellent rien ni personne. J'effleure mes cheveux, les glisse derrière mes oreilles puis, les libère vers l'avant. Ma bouche dessine une moue grimaçante ; d'un geste impuissant, exaspérée, je ferme le robinet, tamponne mon visage et regagne la chambre, me réfugiant dans un moment de repos.
Après un temps indéfini, l'infirmière revient d'un pas pressé, un verre et une carafe d'eau dans les mains. Elle m'informe que le repas est servi vers dix-huit heures trente. Je la remercie d'un hochement de tête. La pendule indique dix-sept heures trente. Je me recroqueville et ferme mes paupières.
La fatigue s'est emparée de mon corps tout entier. À peine couchée, je sombre dans un sommeil lourd, peuplé de cauchemars : des sons graves, étouffés et brusques, des ombres grises et distordues entravent une quête impatiente, confuse, infructueuse. Quels sont ces bruits qui heurtent mon cœur autant que mes oreilles ? Il me semble discerner une voix familière mais son timbre lointain et sa virulence exacerbée empêchent une identification sûre. Seul m'apparaît avec évidence un grand vide que l'espoir a fui. Que retirer de mon questionnement ? L'affronter se révèle tellement pénible. Une indicible souffrance dévore mon esprit.
Et c'est dans un sursaut qu'un bruit de vaisselle me réveille, me laissant étourdie, la bouche envahie d'un goût métallique.
Une jeune aide-soignante entre dans la chambre. Encore oppressée par mon anxiété, j'écoute ses paroles avec difficulté : d'autres tests sont programmés pour le lendemain ; après mon dîner, je pourrai dormir.
La dernière bouchée avalée, j'appuie mon dos sur mon oreiller en respirant profondément. En écho à mes absences, j'observe la grisaille de ces murs, la tristesse et le vide du lieu. Mille questions jaillissent et se bousculent, alimentant la panique générée par les visions éprouvantes aperçues pendant mon sommeil. Un sermon intérieur m'intime de clore ce débat pour ce soir ; je me démène pour le chasser ainsi que la peur qui tente de m'étouffer. Sur la table de nuit attend la télécommande du téléviseur, je détourne la tête ; ce soir, je me repose, à l'écart des nouvelles du monde.
*
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