Chapitre 1 - 2

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Le jour peine à se lever quand les premiers bruits se font entendre. Les infirmières relèvent les données des patients dans un concert de portes qui s'ouvrent à la volée puis se referment avec la même énergie. Mon tour arrive bientôt.

Malgré cette interruption, je parviens à me rendormir dans le bourdonnement ambiant qui s'éloigne.

À mon réveil, un semblant de calme s'est instauré. Des rais de soleil fendent la pénombre, m'incitant à ouvrir la persienne et à reprendre ma bataille pour retrouver mes souvenirs. Une certaine tension remonte en moi, affronter mes difficultés s'avère un terrible défi. Dans le couloir et les pièces adjacentes, le ronronnement de l'activité de l'hôpital emplit l'espace, d'inlassables pas, des conversations plus ou moins atténuées, le son grave et sourd des roues de chariots, les premiers soins dispensés.

Mes pieds nus viennent de toucher le sol frais lorsque je découvre un sac de voyage posé sur un siège. L'objet attise ma curiosité. Étant seule dans la chambre, je crois comprendre qu'il m'est destiné et n'hésite que peu de temps avant de l'ouvrir. Il contient des affaires à ma taille que je ne reconnais pas. Ravalant ma désillusion, je me concentre sur chaque élément ; malgré mon attention, leurs formes et leurs couleurs ne me rappellent rien. Je dépose la trousse de toilette dans la salle d'eau et tourne le dos, décidant de prendre des forces pour traverser la journée.

Attirée par la lumière, j'actionne le rideau, entrouvre le panneau vitré puis respire l'air frais du matin. Pendant quelques minutes, dans l'encoignure de la fenêtre, je profite de la brise.

Intriguée, je reviens vers le bagage et passe lentement la paume de ma main sur son flanc, cherchant à le situer dans ma mémoire. La sensation ne m'évoque rien. Pourtant, j'insiste, interrogeant plus profondément mon cerveau éprouvé. Il ne s'agit que d'une toile plastifiée tout à fait commune.

Alors que j'étouffe un juron de dépit, une jeune femme toque à la porte, elle me salue avec un sourire puis place le petit-déjeuner sur la table. J'ai tout juste le temps de poser ma main sur son poignet pour lui transmettre les mots que je ne peux formuler. Elle est déjà repartie, me laissant le voile doux de sa gentillesse.

La dernière gorgée avalée, je me retire dans la salle de bain. L'eau tiède sur ma peau détend un peu mes muscles raidis ; parviendra-t-elle à libérer mon cerveau et faire ressurgir mon passé ? Je suis à l'affût de tous ces signes qui me caractérisent, tous ces gestes du quotidien, tous ces ressentis auxquels on ne prête plus attention. Mon gel douche exhale un parfum de verveine qui me renvoie à des contrées aujourd'hui envahies de brouillard. Je découvre une brosse à cheveux d'un ton bleuté que traverse la lumière. Un petit pot de crème me permet d'hydrater mon épiderme avec délicatesse. Du bout des doigts, je tente de me familiariser avec les traits de mon visage. Quelques fines rides d'expression autour de mes yeux semblent les traces de rires passés. D'autres détails réveilleraient-ils des souvenirs ? Une cicatrice, une tache colorée… mais rien ne m'apparaît comme le stigmate d'un événement antérieur. Agacée par ce vide, je quitte la pièce fuyant l'angoisse qui m'étouffe, cherchant ailleurs des indices salvateurs.

De retour dans la chambre, j'opte pour un pantalon clair, refusant celui d'hier, témoin d'une journée éprouvante, puis je choisis un tee-shirt corail pour sa gaieté et m'assois au bord du lit. La bague aux entrelacs compliqués qui enserre mon annulaire gauche, retient mon attention, signifierait-elle un engagement ? Sans doute pas un mariage car elle ne ressemble pas à une alliance. Posée au creux de ma main, la montre dégrafée de mon poignet la veille au soir ne m'évoque rien. Autour de mon cou, une chaîne en or retient un pendentif en forme de rose.

Je dresse ensuite un bilan des idées et sentiments retrouvés : j'aime le soleil et l'air doux, l'eau tiède sur ma peau et les parfums discrets. Pas mal pour un début.

Ces constatations à peine formulées, j'entends frapper. Une infirmière m'informe que, dans un instant, le docteur Chopin viendra ici pour une consultation et qu'une IRM est prévue dans l'après-midi.

Ma gorge refuse obstinément d'émettre un quelconque mot et ce blocage commence réellement à m'exaspérer. Mes gestes en deviennent nerveux. Mon interlocutrice comprend ma contrariété :

— Je vais vous chercher un bloc et un stylo.

Peu de temps après, elle m'apporte le matériel et je m'empresse d'écrire en lettres majuscules :

MERCI.

— Je vous en prie. Le docteur Chopin ne va pas tarder.

*

Franchissant la porte, le médecin approche à grands pas, l'air concentré.

— Bonjour, Madame. Restez assise, je vous en prie.

Une fois de plus, mes lèvres bougent sans résultat. Je saisis le stylo et le bloc. Du coin de l'œil, j'observe le praticien tandis qu'il tire une chaise pour s'installer.

Des rides soulignent ses paupières et suggèrent une petite cinquantaine. Sa haute taille l'incite à se mouvoir avec précaution, ses traits se trouvent adoucis par des yeux ambre et une moustache du même ton. Il émane de lui un professionnalisme certain, un engagement évident dans sa mission. Son visage sérieux laisse percer son dynamisme et sa bienveillance.

— Votre dossier indique qu'on vous a trouvée hier après-midi dans une voiture non accidentée, garée sur une place de parking le long du canal de la Robine, près du centre de Narbonne. C'est cela ?

Je hoche la tête.

— Vous souvenez-vous de ce moment ?

Un simple mouvement me suffit pour confirmer.

— Vous connaissez cet endroit ?

Après une moue négative, je griffonne à la hâte :

Je ne sais pas.

— Savez-vous pourquoi vous y étiez ?

Tout à coup, une vague glacée inonde ma peau et encercle mon crâne. Je réprime un frisson qui ne passe pas inaperçu aux yeux du médecin. Déconcertée par cet assaut, je me redresse et essaie une fois encore d'articuler des mots puis reprends mon calepin :

Je ne comprends pas ce qui m'arrive.

— Nous allons reconstituer le puzzle ensemble et vous permettre de retrouver votre vie, affirme-t-il d'un ton réconfortant.

Mais je ne me souviens de rien !

— Il faut juste un peu de patience. Faites-moi confiance, faites-vous confiance et tout rentrera dans l'ordre, affirme-t-il d'un ton toujours égal.

Je hausse les épaules en un signe résigné. Par une grande respiration, je tente de contenir l'angoisse qui noue mon estomac.

— Commençons par le commencement : ressentez-vous des douleurs ? Avez-vous mal à la tête ?

Non.

— Avez-vous constaté quoi que ce soit d'inhabituel depuis hier ?

Après quelques secondes de réflexion :

Non.

— Avez-vous eu des flashs, l'impression de reconnaître quelque chose ou quelqu'un, des objets, des événements qui évoquent un souvenir ?

Ma colère remonte.

Non, c'est le vide dans ma tête… à part des cauchemars bizarres, déplaisants…

— Qu'avez-vous vu dans ces cauchemars ? questionne sa voix calme.

Des silhouettes déformées et grises, des ombres qui glissent, s'enfuient et disparaissent…

Me replongeant dans ces zones sombres et angoissantes, mes yeux s'égarent et clignent nerveusement. Je m'interromps, le bloc m'échappe presque. Le regard du praticien demeure vigilant.

— De qui s'agit-il ? demande-t-il d'un ton apaisant.

J'entends

— Essayez de décrire ce que vous entendez.

Un réflexe me fait reculer, plaquant mon dos au fond du siège, ma main se cramponne à l'accoudoir.

— Qu'entendez-vous ? répète-t-il d'une voix posée qui m'empêche de sombrer à nouveau dans l'anxiété.

On dirait des coups, les bruits sont étouffés.

— Des coups sur quoi ?

Crispée, je grimace. Après un instant, je reprends :

J'entends des voix…

— Reconnaissez-vous ces voix ?

Elles ne sont pas nettes, comme entourées de ouate.

— Que disent-elles ?

Le stylo émet un craquement sous mes doigts qui se contractent.

Elles parlent fort, elles crient.

— Comprenez-vous les mots ?

Mes mains tremblent.

Non, c'est tellement confus.

Mon écriture devient de plus en plus saccadée. Je secoue la tête, tentant de fuir la vision devenue trop pénible.

— Les personnes se frappent-elles, sont-elles armées ?

De la main, je balaie les images qui se brouillent.

Je ne sais pas…

Je ne veux pas savoir.

Pour échapper à cette évocation douloureuse, je ferme les yeux puis les rouvre très vite. Au bout de quelques secondes, je prends conscience du silence dans la pièce. Les mains posées sur ses genoux, le docteur Chopin me regarde d'un air attentif et pondéré.

— Bon, assez discuté pour l'instant, détendez-vous ! Asseyez-vous sur le lit, je vais vérifier certains points.

J'obtempère aussitôt, soulagée de ne plus revivre ce voyage incompréhensible et déstabilisant, d'autant que, malgré son air satisfait, je n'ai pas l'impression que cela ait beaucoup apporté à la reconstitution du puzzle. Quand soudain :

Vous parliez de flash, je ne sais pas si c'en est un, j'ai entendu une cascade d'eau.

— Savez-vous où elle se trouve ? Ce qu'il y a autour ?

Non.

— Voilà un bon début. Avez-vous d'autres images, des sons, des parfums ?

Mon signe de tête est négatif.

— ça va venir.

Le médecin, très concentré et silencieux, poursuit son auscultation. Après avoir palpé ma colonne vertébrale, il reprend les vérifications déjà effectuées la veille sur mes yeux, mes oreilles et ma nuque. À la fin d'une minutieuse observation, il retourne vers son siège.

— J'ai demandé à une collègue de compléter l'examen, le docteur Ventenac va pratiquer un examen gynécologique. Cela nous permettra de balayer certaines inquiétudes. Une aide-soignante va vous conduire au service.

L'intervention d'un autre praticien me surprend, je commençais à m'habituer à la gentillesse du docteur Chopin.

À l'étage supérieur, une femme entre deux âges, un peu bohème, me prie d'entrer. Elle m'explique le déroulé de son intervention et m'invite à la suivre dans la pièce adjacente. La douceur dont elle fait preuve me rassure.

Pendant de longues minutes, elle procède à un examen assez désagréable, malgré ses gestes pleins de précautions et de respect. Je crois comprendre qu'elle recherche des traces de violence.

Enfin, nous revenons dans son bureau où elle écrit à la hâte et m'informe qu'elle n'a constaté aucune marque d'agression ; son rapport est aussitôt transmis au docteur Chopin. Dans une attitude très humaine, elle m'invite à faire appel à ses soins en cas de problème.

À mon retour, le docteur Chopin quitte le bureau des infirmières et garde en main une chemise cartonnée contenant plusieurs feuillets. L'entretien reprend.

— Pouvez-vous me dire, ou plutôt m'écrire, se reprend-il avec un sourire, votre nom ?

Étonnée, je soulève les sourcils.

Malgré l'évidence, mon stylo reste suspendu au-dessus du papier : un vide a remplacé l'information. Mon air interloqué ne l'arrête pas.

— Votre prénom peut-être ? continue-t-il calmement.

Je secoue la tête d'un air désolé.

— Où habitez-vous ?

Mes mains se soulèvent en signe d'impuissance.

— Savez-vous quel jour nous sommes ?

Mon absence de réponse à ces questions élémentaires fait refluer en moi une nouvelle bouffée d'angoisse. Toutefois, ses yeux et le ton de sa voix, toujours imperturbables et posés, me transmettent une certaine placidité qui parvient à tempérer mon trouble.

Pendant quelques minutes encore, il me questionne sur d'éventuels ressentis ou souvenirs. Mais rien ne ressort de ses interrogations et je le vois fermer mon dossier avec pourtant un air de satisfaction.

— Bien, je vais vous laisser vous reposer maintenant. On a dû vous informer qu'une IRM est prévue cet après-midi, cette grosse machine nous fournira des renseignements très utiles.

Je hoche la tête et, comme il se dirige vers la porte, je le rattrape :

C'est tout ? Je vous verrai après l'examen ?

— Je viendrai dès que j'aurai lu le compte-rendu. Vous me raconterez comment s'est passée votre journée et je vous transmettrai les résultats. Ne vous inquiétez pas, tout va rentrer dans l'ordre, il vous faut juste un peu de temps.

Il ouvre le battant.

— à cet après-midi !

Je réponds d'un signe de la main.

Tout à coup seule et désœuvrée, mon regard se perd dans les feuillages où une multitude d'oiseaux vont et viennent avec entrain. Dehors, le soleil brille et je ne peux pas aller marcher sans crainte de me perdre.

Pour contenir mon anxiété qui refait surface, je dois occuper mon esprit, le distraire, balayer les images négatives pour solliciter les souvenirs. Quelques pas me séparent du local des infirmières, je demande un magazine à feuilleter ; l'une d'elles ramasse deux revues abandonnées et me les tend. J'esquisse un sourire à leur intention et repars, soulagée d'avoir au moins ce passe-temps.

Près de la fenêtre entrouverte, profitant de la lumière et du soleil, je m'installe dans le fauteuil, les potins du moment me divertissent. De temps à autre, j'observe l'animation extérieure, les passants circulent d'un pas tranquille, certains s'arrêtent et échangent quelques mots, des véhicules se garent puis repartent. Peu avant midi, un plateau repas vient interrompre le décompte. Enfin, après quelques instants de lecture, arrive l'heure de l'IRM.

Dans une salle borgne, relevée d'une lueur jaunâtre, une machine impressionnante occupe l'espace, son aspect rebutant me donne envie de rebrousser chemin ; je respire profondément pour surmonter le malaise qui m'étreint. Sur un ton monotone, un technicien m'explique la procédure et répète, pour la énième fois de la journée, des mots qui se veulent sécurisants. Je m'allonge et aligne mes membres selon ses indications. À la fin de son monologue, il se retire derrière une vitre teintée ; ses prochaines directives me parviennent via un micro.

Même si l'intérieur est bien éclairé et ventilé, je suis soulagée lorsque je ressors du tunnel de l'engin, laissant derrière moi son vacarme percutant et son effet oppressant. Je regagne ma chambre.

La lumière inonde la pièce et j'apprécie ma place près du vitrage où je reste un moment, les yeux clos, les cheveux balayés par le courant d'air. Commence alors l'attente du praticien.

Je suis plongée dans un article qui relate le séjour de Michaël Jackson à Los Angeles lorsque le docteur Chopin frappe discrètement.

— Bonsoir, Madame, dit-il, franchissant ma porte d'une allure presque nonchalante.

Je sursaute en l'entendant.

— Alors, comment s'est passée votre journée ? sourit-il en s'asseyant au bout du lit.

Mes yeux cherchent mon bloc, il m'attend sur le chevet.

Longue.

— Voulez-vous qu'on vous branche la télé ? Cela vous occuperait.

Je hoche la tête en écrivant :

Oui, je veux bien. Mon examen ?

— J'allais y venir. L'intérieur de votre tête est très satisfaisant, rien de cassé ! prononce-t-il joyeusement.

Puis il fait une pause, le regard vers les arbres, il semble ne pas prêter attention à mon impatience.

Ma main sur son poignet le ramène au moment présent.

— Vous savez, la mécanique humaine est assez complexe. Outre des connexions défectueuses, et ce n'est pas votre cas, il arrive que des épisodes particuliers viennent déranger ce bel agencement sans laisser de traces visibles. C'est vraisemblablement ce qui se passe pour vous.

Le flou qui se dégage de sa phrase soulève mes sourcils.

C'est-à-dire ?

— Les symptômes que vous présentez sont ceux d'une amnésie rétrograde.

Face à mes yeux écarquillés à l'écoute de ces termes étranges, il me sourit et s'empresse d'ajouter :

— Ne vous alarmez pas de ces formules un peu bizarres. Je vais vous expliquer cela très simplement. Parfois, des événements entraînant un choc émotionnel viennent perturber le fonctionnement du cerveau.

Après quelques brèves secondes, il enchaîne :

— Vous m'avez parlé de vos cauchemars dans lesquels vous percevez des coups et des cris, je pense qu'il faut essayer d'en savoir plus.

— Ce ne sont que des divagations.

— Les cauchemars sont une sorte de soupape de décompression par rapport aux émotions difficiles à gérer. Si les événements stressants de la journée n'ont pas été évoqués clairement et dénoués, ils se manifestent par ce biais. Les cauchemars ont des fonctions régulatrices et cathartiques qui permettent de se débarrasser de l'excès de tension.

Mes yeux se sont baissés sur mes mains que je triture.

— Je comprends que vous redoutiez d'évoquer à nouveau ces épisodes angoissants, poursuit-il, laissant les mots en suspens.

Prenant conscience que je dois encore me plonger dans mes tourments pour les décrypter, je tourne et retourne le carnet, le stylo danse entre mes doigts.

— Je suis prêt à parier que votre période de dysfonctionnement ne se prolongera pas très longtemps.

Dans le couloir, le chariot des repas se fait entendre. Le médecin s'apprête à quitter la pièce.

Qu'est-ce qui vous fait penser cela ?

— Je pense qu'il en sera ainsi.

Ses doigts posés sur mon avant-bras, il affiche à nouveau son sourire aux vertus apaisantes.

Ce n'est pas très scientifique comme réponse.

— Il faut savoir écouter, ressentir et adapter ce qu'on a appris parfois. Reposez-vous, demain, la journée sera bien occupée.

Après trois pas, il se retourne :

— Ce soir, je vais à un concert de Cabrel. Vous aimez ?

Beaucoup. Textes et mélodies. Il sait allier la poésie à des messages très forts et très profonds.

— Ah ! ça, vous ne l'avez pas oublié, c'est très bon signe ! Alors, à demain, répond-il en tournant les talons.

*

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