Chapitre 1 - 3

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Etendue sur mon lit, les yeux ouverts, je tarde à me lever. Je repousse le moment de retrouver mes problèmes. La clarté filtre à travers les persiennes et m'appelle, elle fait écho à une pique intérieure qui m'aiguillonne.

Depuis un peu plus de deux jours, je vis dans cette chambre anonyme qui, sans être réellement froide, n'a rien d'accueillant. Non seulement ce cadre aux murs ternes ne m'apporte aucun soutien, mais, en plus, son austérité alimente mon malaise.

Mon cerveau lutte contre l'angoisse du vide et de l'inconnu, il trépigne à la recherche d'images perdues, en quête de réponses. Il s'active à une vitesse impressionnante et, dans le même temps, glisse, évite des éléments peut-être primordiaux. Des sons, des gesticulations, des impressions fugitives fusent et s'évanouissent sans que je puisse les retenir, encore moins les déchiffrer. Comment gérer tout ce foisonnement désordonné ?

J'éprouve un besoin impérieux de me retrouver chez moi, même si je ne parviens pas à visualiser cet endroit qui, sans doute, m'attend. Un cocon douillet me réconforterait, m'aiderait.

Un jeune homme dépose mon petit déjeuner. Je lui tends mon bloc :

Quel jour sommes-nous ?

— Mardi 5 avril 1988. Hier, c'était le lundi de Pâques.

Mon café et ma tartine beurrée m'offrent des minutes agréables, j'apprécie le croustillant du pain, le sucré de l'arabica. Un profond soupir suit ma dernière bouchée. Je m'enferme dans la salle d'eau. Sous le néon, mes yeux examinent chaque parcelle de ma peau claire, mes doigts parcourent mon visage, écartent mes cheveux châtains, suivent mon nez droit et mes pommettes hautes. Rien d'original, tout à fait quelconque. Aucun indice n'émane de ma prospection. Alors, des deux mains, je projette de l'eau sur cette face banale.

Quel délice, cette fraîcheur sur mes joues, sur mon front !

Absorbée dans mes pensées, une évidence s'affirme : Je sais qui je suis puisque je sais que j'aime le bruit de l'eau qui coule en cascade, le vent qui ébouriffe mes cheveux, la chaleur du soleil sur ma peau et le parfum des fleurs. Malgré une satisfaction toute relative, j'ai hâte de connaître mon nom, de retrouver ma famille. Je sais bien au fond de moi que ces ressentis ne suffisent pas pour retrouver ma vie, sûrement constituée d'éléments plus concrets, sans doute plus terre à terre. Pourquoi personne n'est venu me voir ? Un compagnon ? Mes parents ? Afin de chasser l'anxiété qui repart à l'assaut, je m'habille très vite, espérant une avancée prochaine.

Assise près de la vitre, j'observe les oiseaux affairés, leur ardeur, leur enthousiasme, j'envie leur insouciance et leur liberté. Ce dérivatif n'occulte pas mes tourments et je me remémore mon entretien avec le Docteur Chopin. Malgré la complexité de ma situation, cet homme a vraiment l'art de me rassurer et de tempérer mes inquiétudes, il saura m'aider, me donner les moyens d'avancer. Dès hier, grâce à lui, la télévision a occupé une partie de ma soirée. L'émission qui présentait une magnifique région française a favorablement influencé mes rêves. Cette nuit s'est avérée beaucoup plus apaisante que les deux précédentes. Ce repos sera, je l'espère, salutaire à une avancée.

Je m'apprête à reprendre la lecture de mon magazine lorsqu'on frappe à ma porte. Une infirmière entre, suivie d'une jeune femme :

— Bonjour, Madame, vous avez de la visite.

Surprise, curieuse, je me lève pour mieux faire face. La nouvelle venue arbore des cheveux mi-longs d'un roux lumineux, de discrètes taches orangées parcourent son nez et ses joues, ses iris verts pailletés restent rivés sur moi.

La tête penchée, je l'observe. Elle pose sur moi un regard, à la fois doux et inquiet et hésite à s'approcher :

— Bonjour Julie. J'ai eu tellement peur quand j'ai su que tu étais à l'hôpital. Qu'est-ce qui t'arrive ? questionne-t-elle, affichant un sourire timide.

Elle tarde un peu à s'avancer puis fait un pas et me serre dans ses bras. Cet élan affectueux me déconcerte, me fait frissonner. Ne reconnaissant pas son visage, je ne peux répondre à son geste. Mon bras se lève, inutile, mon menton frôle son épaule, un parfum de camomille émane de sa chevelure.

Je m'appelle Julie…

Elle desserre son étreinte, s'éloigne un peu.

— Cécile, je m'appelle Cécile, prononce-t-elle dans un murmure, une main posée sur sa poitrine.

Cécile…

Je répète son prénom pour le graver dans mon esprit.

Qui est Cécile ?...

Cette personne montre de la sollicitude à mon égard, elle doit m'être proche, elle semble même tenir à moi. Un émoi inattendu pointe au fond de ma poitrine, faisant vibrer une corde oubliée. Son attitude prouve qu'elle a connaissance de mon amnésie. Ni ma tête, ni mon cœur ne comprennent la situation, après quatre jours d'interrogations stériles et de solitude, ses manifestations me désarçonnent. Elle poursuit :

— Ne t'inquiète pas, je m'étais absentée pour le week-end mais, je vais m'occuper de toi maintenant.

Je récupère mon calepin et griffonne à la hâte.

Je suis désolée mais, qui êtes-vous pour moi ?

— Nous sommes amies depuis une dizaine d'années, on s'est connues au magasin où je travaillais. Tu viens souvent chez moi.

Sur ces mots, le docteur Chopin pénètre dans ma chambre.

— Bonjour mademoiselle Cervier.

Je ne peux retenir un sourire et lève la main pour le saluer.

— Ah, vous avez retrouvé le sourire aujourd'hui ! Madame a un effet bénéfique sur vous.

S'il savait que c'est à lui que je souris.

Donc, je m'appelle Julie Cervier. Bien, j'avance aujourd'hui !

— Comment avez-vous dormi cette nuit ? interroge-t-il d'une voix joyeuse.

Bien, grâce à… la télé !

— C'est une bonne chose.

Sur ces paroles, il se tourne vers Cécile.

— Bonjour, Madame. Votre visite est bienvenue, l'accueille-t-il.

— Merci de prendre soin d'elle, Docteur. Je n'ai pas tout compris tout à l'heure au téléphone, pouvez-vous m'en dire plus sur ce qui s'est passé et sur son état de santé ?

Le praticien lui expose les événements qui ont précédé mon arrivée à l'hôpital ainsi que ses premières constatations.

— Quand pourra-t-elle rentrer chez elle ?

L'homme marque un léger temps.

— Je pense qu'il n'est pas judicieux qu'elle retourne à son domicile si tôt. Elle a vraisemblablement subi un traumatisme qui la fragilise et quelques jours au moins lui seront nécessaires pour le surmonter.

Les sourcils froncés, j'écoute ces mots qui ne correspondent pas à mes attentes.

J'ai envie de rentrer chez moi.

— Je comprends mais vous avez besoin d'assistance, et même de surveillance. Votre accident est trop récent pour que je vous laisse repartir seule dans l'immédiat, poursuit-il d'un ton professionnel.

— Elle pourrait peut-être venir chez moi, je m'occuperai d'elle ? intervient Cécile.

Il pose ses yeux sur elle de façon plus appuyée. Après quelques secondes :

— Allons en discuter dans mon bureau, propose-t-il d'un air soucieux. Mademoiselle Cervier, j'ai besoin de préciser quelques points importants avec votre amie pour voir s'il est envisageable qu'elle vous prenne en charge.

Il tourne les talons, entraînant Cécile dans son sillage.

Me voilà seule à nouveau.

Ses dernières paroles résonnent dans ma tête. Que connaît-il de ma situation ? De cette jeune femme ? Quelque chose semble l'inquiéter, mais quoi ? Et elle, qui est-elle, que sait-elle de moi ?

Debout, au milieu de la pièce, je ne sais de quel côté me tourner.

Si seulement je pouvais quitter cet hôpital…

À nouveau, le bourdonnement dans les pièces adjacentes parvient jusqu'à moi. À nouveau désœuvrée, je contourne mon lit et reprends distraitement mon magazine.

Cette chambre, emplie de vie et d'espoir il y a quelques minutes, a tout à coup retrouvé son ennui. Cette attente et ces questionnements supplémentaires s'ajoutent à mes tourments.

Alors, je bois un verre d'eau puis m'assieds sur le fauteuil et feuillette sans les voir des pages recouvertes de photos et de textes. Le ballet des merles et des étourneaux tente de me distraire et je me laisse entraîner à la fascination de leur effervescence. Ma vision se brouille.

À travers le brouhaha ambiant, je guette le retour du médecin et de Cécile.

Pour occuper le temps, je fais quelques pas dans la chambre, entrouvre la porte puis la referme. Le front collé à la vitre froide, j'observe les abords du bâtiment. Les cimes des arbres balancent sous le vent. Le soleil s'est imposé.

Un passant traverse le parking lorsque le docteur Chopin écarte le battant. Sa bouche pincée me fait craindre sa réponse.

— Mademoiselle Cervier, il me semble préférable, par précaution, de vous garder encore en observation au moins vingt quatre heures. Ce matin, votre amie va rester avec vous et demain, nous ferons le point avant le déjeuner. Si votre état est satisfaisant, vous pourrez, si vous le souhaitez, vous installer chez elle.

Mes épaules retombent, mes mains laissent glisser mon carnet.

— Avant tout, il faut être sûr que tu ne prends pas de risque en sortant, tente de me rassurer Cécile.

Afin de surmonter ma déception, je dirige mon regard vers la fenêtre alors qu'elle poursuit :

— Nous allons discuter un moment toutes les deux. Et puis, je reviendrai demain et si tout va bien, je t'emmènerai avec moi. Tu es d'accord ?

Mes interrogations trouveront sans doute des réponses auprès de cette femme dont la bienveillance me semble faire écho à quelques souvenirs, elle détient sûrement toutes les clés de ma vie ou du moins une grande partie. Même si j'ai hâte de quitter cet endroit, je ne peux que me conformer aux préconisations du praticien.

C'est ainsi que quelques discussions, somme toute, banales et une journée plus tard, mon amie se présente, sourire aux lèvres.

Elle s'avance, me serre dans ses bras. Je tente de répondre à son affection, soulagée de quitter l'hôpital.

— Je vais bien m'occuper de toi, tu vas vite guérir.

Le docteur Chopin paraît satisfait, après un bilan médical et des consignes à Cécile, il conclut mon séjour.

— Je fais établir les documents de sortie. Au revoir, Mademoiselle. Un rendez-vous sera fixé par mon secrétariat. Vous ne pensiez pas vous débarrasser de moi comme ça ! affirme-t-il, rieur.

Merci beaucoup. Et le concert hier soir ?

— Très sympa ! Il a chanté sa nouvelle chanson "Il faudra leur dire" avec un groupe d'enfants autour de lui puis plusieurs, en espagnol et, évidemment, les anciennes.

L'encre de tes yeux, les murs de poussière, les chemins de traverse…

— Oui, elles sont très belles, leur texte est profond. Je vois qu'elles ont laissé une trace importante dans votre esprit.

Certaines paroles marquent plus que d'autres

— C'est vrai, certaines paroles marquent plus que d'autres, acquiesce-t-il d'un air quelque peu interpelé, semblant hésiter à relever, voire approfondir ma remarque. Reposez-vous, nous nous voyons dans quelques jours. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à m'appeler, le secrétariat notera mon numéro.

Sur ces mots, il se retourne et quitte la pièce.

— Veux-tu que je réunisse tes affaires ? me propose Cécile.

Ma main sur son bras lui indique que je préfère m'en charger.

Un petit tour dans la salle d'eau, je replie les vêtements posés dans le placard et me voilà prête.

— On y va ?

Cécile se dirige vers la porte. Je la suis avec un soupir d'aise, ravie de laisser derrière moi ces murs fades.

Le hall traversé, l'air chahuté par le vent nous surprend. D'étranges perceptions m'assaillent. Une rafale soudaine jette une ramure qui cingle mon bras. Les cheveux jetés devant mes yeux, des parfums fugitifs m'effleurent sans que je parvienne à les identifier, des couleurs imprécises dans des tons roses dessinent un quadrillage sur des murs et disparaissent à la hâte. Ces sensations étranges me déroutent.

— Je suis garée sur le parking, juste en face. Ça va ?

Ma main droite touche ma tempe, je marque un temps avant de lui répondre. Pourquoi ces impressions diffuses s'enfuient-elles si vite ? D'un signe, je la rassure.

Par la fenêtre de la voiture, j'observe les maisons et les jardins, l'environnement m'est familier. Je reprends contact avec une vie devenue étrangère. Les éléments d'un ensemble paradoxal se bousculent pour parvenir à reprendre leur place habituelle.

— Tu vas bien te reposer chez nous. Tu m'as toujours dit que notre maison te plaisait, qu'elle était confortable.

J'ébauche un sourire en guise de réponse ; mon bloc se trouve enfoui au fond de mon sac et, de toute façon, elle ne peut pas lire puisqu'elle conduit. On verra plus tard.

Un air tiède entre par la vitre ouverte, des senteurs diverses alternent entre la tendresse sucrée des fleurs, la rondeur brute de la terre, la présence amicale des aiguilles de pins et les gaz d'échappement. Les rayons chauds apportent une détente trop vite chassée par la brise insistante.

Cécile contourne la ville. Les collines se dressent aux alentours, peu d'arbustes les animent, de timides touffes d'herbe tentent de pousser avant l'été.

— Tu pourras profiter du jardin où tu aimes te détendre au soleil.

J'aime me détendre au soleil…

Elle vire sur la gauche et s'engage dans une avenue.

— Ce sera la première fois que tu dormiras chez nous. Tu rentrais toujours rapidement chez toi après nos discussions.

Pourquoi rapidement ?

Un peu plus loin, des mûriers aux larges feuilles et aux branches torturées bordent l'artère qu'elle emprunte. Une rangée de petits pavillons aux couleurs claires s'aligne de part et d'autre d'une rue calme. Après quelques mètres, elle stoppe son véhicule et descend pour ouvrir le portail. De construction récente, la maison présente une façade ocre, agrémentée d'ouvertures habillées de voilages blancs.

— Alors, elle te plait toujours autant ?

Mes yeux observent, ma tête opine. Un agréable fourmillement palpite dans mon esprit.

La voiture garée, Cécile saisit mon bagage et s'empresse de déverrouiller la porte.

— Entre, m'invite-t-elle en s'effaçant.

Après trois pas dans l'allée, un trouble soudain bloque mes membres. Mon regard parcourt cet endroit qui, vraisemblablement, m'est familier. Je suis si contrariée de ne retrouver aucune image.

Une main sur mon épaule, mon amie tente de m'apaiser.

— Ne t'inquiète pas, ta mémoire va revenir ! Il ne faut pas chercher à aller trop vite. Viens, on va boire un jus d'orange sur la terrasse comme d'habitude.

Cette expression me rassure. Sa sollicitude me touche. Elle me semble rejoindre, tout au fond de moi, de vagues réminiscences encore terriblement floues.

Cécile installe mes affaires dans une chambre claire puis nous nous asseyons à l'extérieur, autour d'une petite table métallique avec une boisson fraîche.

Tu travailles où ?

— Quand on s'est connues, je travaillais pour un magasin de vêtements.

Tu es vendeuse ?

— Non, je fais de la couture à domicile, je raccourcis des manches, je fais des ourlets. Tu t'es intéressée à ce que je faisais, tu m'as demandé des conseils et on s'est tout de suite bien entendu toutes les deux.

Des questions un peu en vrac surgissent dans ma tête.

J'habite où ?

— à Agde.

Mes parents n'ont pas été avertis de mon hospitalisation ?

Elle baisse la tête pour masquer sa gêne.

— Tu n'as plus tes parents, répond-elle tout bas.

Un silence ponctue cette phrase.

ça fait longtemps ? formulé-je, la gorge serrée.

— Deux ans.

J'encaisse l'information, mes mains serrent les accoudoirs de mon siège.

Des frères, des sœurs ?

— Tu es fille unique.

Un soupir vient soulever ma poitrine. D'un geste machinal, j'approche le verre de mes lèvres ; l'effet du glaçon me sort un peu de ma torpeur.

À qui me raccrocher ?... Si ce n'est à Cécile.

Cécile, dont les réponses laconiques me surprennent. Je ne sais plus comment orienter ma recherche. Désarçonnée, j'abandonne. Pour un instant au moins.

Pendant de longues minutes, elle me raconte ses dernières acquisitions ; dans une boutique de la zone commerciale Bonne Source, elle a déniché une veste dont le coton pastel sied parfaitement à ses yeux verts. En passant devant une jardinerie, elle a découvert les géraniums blancs qu'elle recherchait depuis si longtemps et les a replantés dans un grand pot en terre.

Ramenant les verres à l'intérieur, je l'aperçois qui soulève le rideau de la cuisine. Elle explore les abords de la maison avec une étrange insistance.

Je vais récupérer mon bloc.

— Qu'est-ce que tu regardes ?

— Oh rien, je croyais avoir vu passer un voisin.

Avec ses sourcils froncés et son air inquiet, elle veut me faire croire qu'elle ne guette rien ! J'ai bien perçu une certaine tension dans son timbre. J'ai bien vu, à notre arrivée, qu'elle jetait des coups d'œil en arrière. En voiture déjà, ses yeux naviguaient entre la route et les autres véhicules.

Quels sont ses soucis ? Sont-ils en lien avec moi ? Ma présence va lui peser d'autant plus. Devrais-je partir pour qu'elle soit tranquille ? Mais où irais-je ?

— Viens, allons faire ton lit, m'entraîne-t-elle, s'éloignant de la fenêtre.

Dois-je la questionner ? Mais elle ne me répond pas clairement. Je me retourne encore vers la rue mais n'y distingue rien. Elle prend mon bras et m'entraîne.

Dans une armoire, elle choisit des draps dont le parfum floral nous ravit. Pendant les minutes qui suivent, nous installons la parure avec soin. Après avoir consulté sa montre, elle se dirige vers le frigo et m'invite à l'aider à préparer le repas.

— Olivier ne va pas tarder à rentrer pour déjeuner.

Devant mon air interrogatif, elle poursuit :

— Oh, pardon, Olivier est mon mari.

Je salue cette précision d'un sourire. Son visage s'éclaire à l'idée du retour de celui qu'elle aime. Elle semble heureuse et cela me fait plaisir.

— Et moi, je suis mariée ?

Dans ses mains, un plat voyage du frigo vers le four.

Elle prend beaucoup de temps pour me répondre…

— Non, tu n'es pas mariée.

Une moue tord ma bouche.

— En couple ?

Elle grimace.

— Oui.

— Et ?

Après quelques secondes pendant lesquelles elle choisit des tomates bien rondes :

— Disons que… ça n'a pas l'air d'aller fort entre vous.

— Où est-il ? Pourquoi n'est-il pas venu me chercher ?

Encore une fois, son regard est fuyant. La salière lui échappe. Elle atermoie :

— Il s'est absenté.

Ses paroles me déconcertent. Que dois-je en déduire ? Dans mon esprit, les interrogations fusent et se bousculent, attisées par son attitude étrange.

— Ne cherche pas à comprendre, pas maintenant, prononce-t-elle sur un ton saccadé.

Dans l'entrée, un bruit de clés se fait entendre. Je reste un instant stupéfaite par sa phrase. Ne réalise-t-elle pas que j'ai besoin de savoir ? Olivier passe la tête dans la pièce, Cécile se jette dans ses bras. La parenthèse est fermée. Je relâche mes poings. Il se tourne vers moi :

— Comment vas-tu ? demande-t-il en m'embrassant.

— ça va, ça pourrait être pire.

— Bien sûr, tu as raison. Tu vas pouvoir te reposer chez nous quelques jours.

Ses yeux mélancoliques me font penser à une pluie d'hiver ; ses cheveux noirs coupés court encadrent un visage à la mâchoire carrée, au nez droit et fin ; de taille moyenne, son allure témoigne d'une charpente solide. Détournant la tête, il accroche sa veste dans le placard.

D'où vient la tristesse qui sourd de ses traits ? D'ailleurs, lorsqu'ils se sont unis, leurs yeux ont exprimé la même détresse.

Cécile met le couvert et nous nous asseyons pour le déjeuner. Elle relate à son époux les derniers conseils du médecin.

— Le docteur Chopin semble confiant, tout va se remette en place.

Olivier m'apparaît comme un homme posé, une certaine retenue pointe dans son attitude que je ne sais comment interpréter. La conversation, bien qu'entrecoupée de lectures, s'avère plaisante. Mes hôtes se montrent charmants. Ils échangent, par moments, des regards complices qui semblent traduire leur tendresse. À moins qu'il ne s'agisse d'une connivence pleine de sous-entendus au sujet d'une situation qui m'échappe totalement. Mais je me reprends, je m'égare à douter de tout, ils se montrent si prévenants avec moi.

Lorsqu'il regagne son travail, nous rangeons la cuisine, je retrouve les gestes du quotidien, sensation bien agréable. Ces tâches accomplies, Cécile me conseille un moment de repos. Qu'il s'agisse des préconisations du praticien ou de son envie d'éviter mes questions, je m'efface dans la chambre. Ce besoin d'éluder, de passer certaines choses sous silence me paraît bien étrange, commence à m'irriter, je ne sais comment l'interpréter, ni comment y remédier.

Un peu plus tard, je retrouve mon amie dans le jardin. Un livre à la main, elle est allongée sur un transat à l'ombre de la pergola. Pour occuper le temps, nous faisons quelques pas dans l'herbe. Cécile me cite le nom des fleurs qu'elle a plantées. Des arbustes de différentes formes, aux feuilles rondes ou pointues longent les limites de la parcelle.

Assises à nouveau près du guéridon, elle regrette son absence au moment de mon accident.

— Et moi qui étais si loin dans ma famille…

— Tu as tes occupations, c'est bien normal !

— Nous étions chez ma mère qui vit encore dans l'Est, du côté de Strasbourg.

— Comment es-tu arrivée ici ?

— J'ai rencontré Olivier qui est originaire de Narbonne et puis, le climat est plus doux dans le Sud, ça compense l'éloignement.

Le soir, j'éprouve du plaisir à me rendre utile en participant mieux aux tâches ménagères, ayant enregistré l'emplacement des ustensiles, je suis plus efficace.

Les jours qui suivent me démontrent que la vie a repris son cours, du moins, une certaine forme de vie. Le lendemain matin, Cécile s'absente pour un rendez-vous médical, me laissant seule dans la maison. Durant ces quelques heures, pour chasser mes angoisses, je m'occupe du ménage, prépare le repas puis dresse le couvert. Mon amie rentre peu après mon retour de la boulangerie. Au bout de la rue, sans risque de me perdre, j'ai pu aller chercher des baguettes bien croustillantes.

Les moments d'activités et de détente se succèdent, me permettant de reprendre pied progressivement. Toutefois, ma collecte d'informations stagne au niveau des banalités. Les seuls éléments acquis s'avèrent basiques : j'ai vingt-huit ans et je travaille comme secrétaire dans une agence immobilière. Depuis plusieurs années, j'occupe un poste que j'apprécie et dans lequel j'ai de très bons contacts. Cécile persiste dans son attitude et évite en particulier les questions concernant mon compagnon et ma vie avec lui, impossible de savoir avec précision où j'habite.

Le samedi vient de commencer quand on sonne à la porte. Cécile va ouvrir.

— Bonjour Madame. Commissaire Bergal, inspecteur Marty, police nationale. Mademoiselle Cervier se trouve bien chez vous ?

De la cuisine où je termine mon petit déjeuner, j'entends la question et me lève aussitôt, une brutale tension au creux de l'estomac. La police ? Qu'est-ce qu'elle veut ?

À mon approche, mon amie précise mon incapacité à parler. Le commissaire pose sur moi un regard dur qui me surprend et m'impressionne. Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal ?

— Bonjour, Madame, suite à votre accident, nous avons certains points à voir avec vous.

Une multitude de questions et de suppositions foisonne dans ma tête.

Se tournant vers Cécile, il poursuit :

— Où pouvons-nous nous installer ?

Cécile les guide vers le salon. L'angoisse s'amplifie à nouveau en moi. Les mains moites, je m'efforce de contenir les tremblements qui m'assaillent. Outre sa façon de me fixer, la voix autoritaire de l'homme exprime une rudesse alarmante.

Penché vers mon amie, il demande depuis quand je loge chez elle et quel a été mon emploi du temps. Ces informations notées, il observe un moment de silence pendant lequel ses yeux scrutent mon visage. Déroutée par son attitude, je me refuse pourtant à me laisser submerger.

— Mademoiselle Cervier, quand avez-vous vu Patrick Grenas pour la dernière fois ?

La stupeur et l'interrogation emplissent mon regard. Je cherche mon bloc. Cécile me le tend.

Qui est Patrick Grenas ? noté-je en prenant Cécile à témoin.

Ils se regardent tour à tour.

— Vous… commence-t-il à mon intention en fronçant les sourcils. Puis, s'adressant à Cécile : Vous n'avez pas parlé de lui ?

La gêne de mon amie est palpable, elle gigote sur son siège.

— Disons que… Nous en avons parlé mais sans prononcer son nom.

Secouant la tête d'incompréhension, il balaie ces paroles.

— Je réitère ma question : quand avez-vous vu Monsieur Grenas, votre compagnon, pour la dernière fois ?

Donc, Patrick Grenas est mon compagnon. Pourquoi Cécile n'a-t-elle pas mentionné son nom ?

Malgré mes problèmes de mémoire, je réfléchis quelques secondes.

Je n'en sais rien.

— Qu'avez-vous oublié ? La date ? L'endroit ? questionne-t-il d'un ton cassant.

Je recule, tentant d'échapper à son assaut. Puis, reprenant ma maitrise, je lève les mains en signe d'impuissance.

Tout.

Ma détresse reflue, ma respiration devient difficile. Je dois surmonter mon malaise.

— Vous vous souvenez où vous habitez ?

D'un signe de tête, je lui indique que non.

Je déglutis avec difficulté.

— Vous vous rappelez de votre compagnon, tout de même ?

Non.

Un geste de dépit traduit mon agacement et tente de libérer mon souffle qui s'épuise.

Le commissaire marque un temps, paraissant à bout d'arguments, ses traits contrariés alternent entre suspicion et surprise. Il jette un coup d'œil rapide à son collègue et lance :

— Jeudi matin, Patrick Grenas a été victime d'un accident de voiture. Il a été tué sur le coup, assène-t-il sous le regard médusé de son adjoint.

Cécile étouffe un cri et se tourne vers moi.

Mes paupières s'écarquillent, mes lèvres s'entrouvrent, l'air manque à mes poumons. Un irrépressible frisson secoue mes épaules puis mon corps tout entier, brouille ma vue, je chancelle, j'ai froid. Mon dos s'affaisse sur le dossier du canapé.

— Oh mon Dieu !

Tous les regards convergent vers moi, me confirmant que ces mots sont bien sortis de ma bouche. .

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