Chapitre 2 - 1
La fillette trottait sur le chemin de l'école, parfois, elle sautillait d'un pied sur l'autre en chantonnant.
Peu après son départ, elle avait tourné dans la rue Alphonse Daudet. De charmantes maisons étaient disposées de chaque côté de la chaussée, certaines agrémentées d'un jardinet fleuri. On devinait des habitations cachées derrière des arbustes ou des murs quelque peu austères, destinés sans doute à protéger des regards indiscrets. Arrivée rue du caillou gris, elle remontait avant d'obliquer vers l'institution religieuse où elle était scolarisée.
Certains murs restaient ternes, mais une grande majorité alignait leurs attrayantes briques rouges, tellement gaies.
Aux abords de la ville, les maisons typiques étaient basses, sur un seul niveau. Dans les rues du centre, des immeubles anciens affichaient leur élégance cossue et se mêlaient à des constructions neuves, formant un décor qui avait conservé une grande simplicité, refusant l'ostentation de certaines villes enrichies par l'activité viticole.
La végétation s'adaptait aux températures élevées qui sévissaient parfois dans la région. Des pyracanthas s'accotaient aux murs, érigeant leurs épines et dressant leurs petites baies colorées. Des arbres fruitiers offraient leurs productions juteuses et sucrées. D'imposants catalpas et autres albizzias étendaient leurs ramures généreuses qui constituaient des îlots de fraîcheur. Des effluves entêtants se dégageaient de haies au feuillage exubérant, alourdies de grappes aux pétales blancs.
Jusqu'à son entrée à l'école, à l'âge de six ans, elle avait vécu dans une bulle confinée. Seuls la maison et le jardin constituaient son cadre. Elle apprendrait bientôt que certains enfants n'avaient pas l'opportunité de courir dans l'herbe, de cueillir des fruits ou, juste, de profiter du soleil.
Le temps s'éternisait dans la solitude. Les jeux de la petite fille se peuplaient de personnages du quotidien ou de feuilletons télévisés ; son imagination s'avérait, somme toute, peu fertile. Observant tout autour d'elle, parfois par crainte, parfois par curiosité, l'enfant respirait les senteurs des fleurs aux multiples couleurs. Son isolement favorisait son sens de l'exploration, couture, jardinage, éventuellement, bricolage.
Le silence de ses parents l'étouffait, celui-ci balançait entre l'absence et la distance. Elle n'en devinait pas les causes et, à force de se taire, elle ressentait à certains moments une boule douloureuse dans la gorge.
Les murs de briques rouges qu'elle aimait tant, semblaient parfois se refermer sur elle.
L'ennui s'invitait à chaque repas. La petite fille, assise devant son assiette dont le contenu refroidissait, espérait le moment de quitter la table, sans se résoudre à avaler les aliments. Elle n'avait pas faim. La nourriture l'indifférait. Sa mère la tançait vertement, contrariée de la voir attendre indéfiniment. De ce fait, la fillette était maigre, de taille moyenne et son développement en subissait les conséquences. Pour autant, elle n'était pas en mauvaise santé.
L'ennui prenait parfois un aspect singulier. L'hiver, contrainte de rester à l'intérieur, elle posait ses mains sur le radiateur en fonte. La chaleur envahissait ses paumes puis chacun de ses doigts. La brûlure arrivait, s'amplifiait. Elle ne bougeait pas. La morsure atteignait alors une autre dimension, devenait douleur et pénétrait ses os. Elle résistait. Sans vraiment d'effort. Comme un défi. Jusqu'au moment où la sensation disparaissait, s'évanouissait.
Vers six ou sept ans, elle avait imaginé sa vie comme une boucle d'environ cinq années qui devait se répéter à l'infini, lui conservant son statut d'enfant, la plaçant hors d'atteinte du temps. Pourtant… Le sortilège envisagé s'était brisé et elle avait été projetée dans un avenir incertain, effrayant, refusé.
Haut dans le ciel, des martinets criaient sur un ton de désespoir.
*
La première année de classe de la petite fille fut une désolation. La découverte de la scolarité, avec les contacts qu'elle suppose, s'avéra violente.
Son père la déposait en voiture devant l'établissement. Derrière le lourd portail métallique, on entendait un bourdonnement sonore percé d'éclats de voix, interrompu plus tard par la sonnerie de la cloche.
Un bâtiment ancien se dressait sur trois étages, masquant un imposant bloc de ciment dans un style moderne et fonctionnel ; sur la droite, se profilait la chapelle. De hauts platanes ombrageaient une partie de la cour.
La relation avec les autres enfants fut une expérience désarmante et douloureuse. Certains se montraient hautains, quelques-uns indifférents, une poignée d'entre eux, s'avéraient gentils. Elle passait poliment à côté des premiers, souriait timidement aux derniers. Elle se heurta à la méchanceté avec surprise et une silencieuse souffrance. La variété, la versatilité, la rudesse des contacts la déroutaient tant.
Aller vers autrui exigeait d'elle un effort démesuré, ses premières tentatives s'étaient révélées éprouvantes et l'avaient plutôt incitée à se replier sur elle-même. Elle apprenait la vie et recevait cet apprentissage avec la virulence d'une magistrale gifle.
Pourtant, on entendait de nombreux rires pendant les récréations.
Dans la cour, la fillette se sentait minuscule. Lorsque certaines camarades l'accueillaient dans leur groupe, la joie allumait son visage, elle s'égayait, courait, chantait parfois, mobilisait ses capacités pour ne pas les décevoir. Elle espérait ainsi être à nouveau conviée.
Avec le temps, elle apprit à choisir ses fréquentations avec prudence. Elle avait réalisé qu'elle ne pouvait se livrer sans avoir vraiment cherché à savoir à qui elle avait affaire. à la suite d'une mésaventure, elle se méfiait de la rouerie, de la cruauté de certaines. Une fillette lui avait proposé de s'amuser avec elle. Assez rapidement, celle-ci joua de ses sentiments et de sa naïveté, en outre, elle laissa apparaître des tendances qu'elle ressentait comme malsaines. Un jour, elle s'entendait dire qu'elle était sa meilleure amie, le lendemain, elle l'ignorait et partait avec d'autres. Puis elle revenait comme si de rien n'était et la saoulait de cajoleries. On ne plaisante pas avec les sentiments. Quand celle-ci avait décidé de tester le bisou sur la bouche, la petite fille avait riposté que ce n'était ni de leur âge, ni un échange entre filles. L'autre avait insisté, suppliant, câlinant, elle l'avait entraînée et avait refermé une porte sur elles, pour les cacher. Lorsqu'elle avait posé ses lèvres sur les siennes, la petite fille s'était enfuie au plus vite. La blessure alors provoquée l'avait suivie longtemps.
Malgré différentes déconvenues, elle se lia d'amitié avec une petite fille aussi secrète et effacée qu'elle, qui n'usait d'aucun artifice, avec un côté garçonne. Elle s'appelait Marie et portait un imperméable beige et des chaussures un peu râpés, Marie se moquait éperdument de son apparence. Elle souriait peu mais son sourire était vrai. Si elle n'était pas restée autant en retrait, elle aurait détonné dans le contexte de cette école payante destinée à des parents aisés.
Observant les groupes, elle percevait, malgré son jeune âge, les décalages de milieu social. Chaque élève portait l'uniforme obligatoire. Quel leurre ! La jupe plissée bleu-marine et le chemisier blanc apparaissaient bien différents de l'une à l'autre. Le synthétique, peu cher, vite élimé et la coûteuse flanelle au tombé impeccable, le coton jaunâtre et la percale immaculée identifiaient les familles de façon indiscutable. Que croyaient les chefs d'établissement ? Qu'ils allaient donner l'apparence de l'égalité avec deux bouts de tissu ? En ouvrant juste un peu les yeux, on comprend bien qu'elle n'existe pas et qu'elle n'existera jamais.
Mais qu'importe, l'objectif d'une vie est ailleurs.
Les religieuses dirigeaient l'institution, certaines enseignaient. Elles se montraient mornes, rébarbatives, fermées. Quelques unes faisaient preuve d'une sévérité disproportionnée. Les parents de la petite fille ne levaient pas la main sur elle, aussi, les coups de règle en fer dans la pliure du genou, reçus d'une professeure la déconcertèrent, elle se sentit humiliée. Il en alla de même lorsqu'elle fut privée de récréation et qu'on lui fit porter un morceau de pain sec sur une boîte en carton pour avoir mordillé un crayon. La pénitence, pour quelque raison que ce soit, était parfaitement inadaptée et inacceptable. Quelle leçon devait découler de ces vexations ?
Elle ne se souvenait pas d'avoir pleuré. Elle avait serré les dents, attendant que l'orage passe. De toute façon, elle connaissait déjà le silence et la résignation.
Elle avait appris à lire, à écrire et à compter sans trop de difficultés, ses résultats se situant dans la moyenne, jamais dans les premiers mais jamais dans les derniers non plus.
Les préceptes de l'instruction religieuse étaient enseignés avec une grande insistance à la maison comme à l'école. Les nonnes lisaient les Saintes écritures aux fillettes, silencieuses et attentives, au moins pendant les premières minutes. Les phrases étaient assénées comme vérités indiscutables. L'explication en était à peine ébauchée puisque, de toute façon, aucune remise en question n'était possible.
Le principe du respect de soi et de l'autre, même hors du contexte de la religion, constituerait un des fondements de la vie de la petite fille ; devenue adulte, elle ne reviendrait pas sur ce point. Il en serait de même des règles interdisant de tuer ou de voler. Il est des évidences.
Apprendre par cœur des prières dont les mots s'enchaînaient machinalement la dérangeait. S'intéresser à leur signification leurs aurait conféré plus de valeur. Ces prières s'adressaient à Dieu, Dieu tout puissant, une force supérieure. Une preuve de déférence aurait été de Lui parler avec clarté, en prenant conscience de la teneur des paroles prononcées. Certains termes ou tournures s'avéraient alambiqués, trop anciens ou trop vagues, pour être intelligibles. Ils semaient le flou, sinon le trouble et même, parfois, la peur.
Les religieuses semblaient vouloir garder les enfants dans la religion par la crainte. Où se situait la foi, la conviction ?
Dans des instants de recueillement personnel, la petite fille parlait à cet être divin mais imprécis et inquiétant, avec ses mots à elle, des mots simples du quotidien. À cette condition, elle pouvait l'intégrer à sa vie avec une quiétude relative.
Ce climat morose et pesant, s'avérait aux antipodes de l'insouciance de l'enfance.
La fillette donnait l'impression de ne pas trop en souffrir. Elle composait avec le manque, les contraintes, courbant plus ou moins l'échine, gardant le silence, fermant les yeux pour s'échapper quelques secondes.
La vie glissait dans une certaine indifférence.
*
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