Chapitre 3 - 2

11 minutes de lecture

Un peu plus tard, au marché, nous choisissons des légumes puis flânons entre les étals. Les marchands vantent leurs produits en élevant la voix, ils chantent presque. On s'interpelle gaiement d'un stand à l'autre. Devant eux sont exposées leurs récoltes : des tomates côtelées coupées en quartiers en camaïeu de rouges, des aubergines d'un violet brillant aux formes généreuses, des melons sucrés à l'orange captivant, des pastèques juteuses présentées en tranches cramoisies appétissantes. La palette de leurs couleurs ravit les yeux, leurs parfums miellés chatouillent les papilles, la promesse de leur breuvage rafraîchit.

La température encore clémente nous incite à déambuler, sous les platanes, la balade est plaisante. La foule évolue en discutant, des rires fusent, l'animation va bon train. Un vent léger agite les branchages, adoucissant l'air. Une belle journée s'annonce.

De retour à la maison, nous déjeunons de nos emplettes et de pain croustillant. À peine la table débarrassée, je m'installe à l'extérieur avec un livre, dans un endroit tempéré par la brise. La porte de ton atelier est entrouverte.

J'aime te regarder façonner la pièce de buis que tu as choisie. Avec le plus grand respect, tu dégrossis la matière, tu l'entames pour esquisser les premiers contours. Dans un premier temps, tu dessines les grandes lignes puis, avec douceur et attention, tu effleures un arrondi, glisses sur un à-plat, t'arrêtes sur une aspérité indésirable. Peu à peu, l'âme de la statuette prend vie entre tes mains.

Assise sur mon siège, je soupire lorsque Gaïa, la chienne, frôle affectueusement ma main de sa tête taquine.

J'aime entendre l'impact discret et régulier de la gouge avec laquelle tu cisèles le bois. Fermant les yeux, j'imagine l'arabesque ébauchée, je perçois le galbe d'un sein, les ondulations d'une chevelure, les stries d'un muscle tendu. Le temps est suspendu au rythme donné à ton outil. En arrière-plan, les cigales stridulent en cadence. Je me laisse bercer par les percussions légères qui s'estompent pour céder entièrement place, au gré de mes rêveries, aux insectes frémissants.

Les copeaux libérés virevoltent avec insouciance dans un halo de poussière traversé par un rayon de lumière.

Gaïa sommeille, abandonnée sur le sol, ses pattes bougent dans une course imaginaire, ses narines palpitent, ses paupières tressautent, sa gueule émet des gémissements retenus. À égale distance de nous deux, sa position lui permet de guetter l'un comme l'autre.

Mon regard se porte plus loin, vers le fond du terrain. J'observe avec curiosité ce rocher qui émerge avec discrétion. Combien d'assauts a-t-il subis pour être ainsi poli ? à moins qu'il ne faille parler d'usure ? Celle que l'on attribue au temps et qui résulte d'une lutte contre le vent, la pluie, le froid qui finit parfois par fendre la pierre.

Alanguie par la douceur de l'air et la musicalité du lieu, mon roman m'échappe presque des mains. Je ne dois pas m'endormir, j'ai à faire.

Alors je me lève et me dirige vers la maison.

Dans ma tanière, des feuilles griffonnées sont disposées de façon quelque peu désordonnée sur un tabouret et une commode, des crayons et stylos gisent çà et là à côté d'une vieille photo en noir et blanc et d'un personnage en bois sculpté.

Mon objectif, en ce lieu, est de coucher sur le papier une histoire qui me tient à cœur.

Lorsque je me suis décidée à écrire, je débordais d'enthousiasme, submergée d'idées diverses, mon esprit avançait plus vite que mon feutre. La réalisation de mon projet s'est heurtée au combat à mener pour maîtriser ce fourmillement. Il fallait empêcher de s'envoler ce qui jaillissait dans ma tête de façon intempestive, ordonner tout cela et bâtir une structure.

Des réflexions gribouillées sur des pages déchirées, du quotidien gris et de la couleur parfumée, des souvenirs des fonds de la souffrance, nombre d'émerveillements devant la vie et la nature, des chagrins profonds et beaucoup de tendresse. Je vais enfin prononcer les mots de ce passé parsemé de blessures difficiles à refermer. Je vais crier ces maux pour les jeter au loin. Je vais raconter des promenades inoubliables dans la campagne, revoir les rivières joyeuses, chanter les couchers de soleil et son ardeur en milieu de journée. Je vais crier ce besoin de vivre tapi au creux d'un être.

Mais comment exprimer tout cela ?

Parfois les phrases coulent ; parfois, les termes peinent à venir, se bousculent puis s'entrechoquent hésitant à éclore ; le sang jaillit parfois entre deux lettres. Des larmes laissent s'épancher la détresse, relâchent la douleur, s'émeuvent d'un bonheur inaccessible.

Malgré tout, la pile de feuillets s'épaissit peu à peu.

*

La tête tournée vers moi, ses yeux brillent dans le soleil. Une interrogation muette, un témoignage silencieux de ses sentiments, une réponse sans condition à mes attentes les plus profondes.

Je suis là. Je suis là pour toi, quoi qu'il advienne.

Quelle intensité, quelle douceur ! Une nuée d'amour m'enveloppe. Et cette générosité.

Alors, un élan irrépressible me rapproche de Gaïa pour lui prodiguer les caresses qu'elle espère.

— Viens, je vais te donner une friandise. Tu la mérites bien.

La chienne sur mes talons, je me dirige vers la maison.

Dans l'allée, entre l'atelier et le seuil, le regard de mon mari se pose sur ma nuque. Tendre comme le début du printemps, chaud comme le soleil d'été. Il me regarde à la dérobée. Il me regarde sans doute même quand il ne me voit pas. Comme souvent, je ressens son attention et je l'imagine. Ses gestes sur le bois se sont allégés, sa lame hésite à effleurer la surface du merisier doré, insensiblement, ses mains ralentissent leur danse. Son esprit n'est plus à son ouvrage, il s'est envolé vers d'autres pensées. Alors je me retourne.

— Je reviens Gaïa, excuse-moi, c'est important.

Il me sourit et mes lèvres s'étirent. Deux pas plus loin, nos mains s'effleurent, nos bras s'enlacent. Nos bouches se fondent en un baiser éclairé de bonheur. Un frisson nous parcourt nous rapprochant encore, nous inondant de quiétude. Pendant ces instants merveilleux, nous restons serrés l'un contre l'autre, aucun des deux ne souhaite voir s'arrêter cet enchantement.

La chienne s'est assise. Ses babines entrouvertes semblent sourire à notre félicité. Un gémissement que je ne sais décoder émane de son museau : nous rappelle-t-elle qu'elle nous aime ou est-elle impatiente ?

Blottie dans ce cocon, je ne peux m'empêcher de me questionner. Cet homme m'étonne. Quand je suis devant lui, que voit-il ? Que pense-t-il ? Je ne suis pas belle, je ne suis plus jeune, je ne suis pas une bonne cuisinière, je n'ai aucun talent particulier, je ne suis même pas drôle. Je n'ai jamais représenté quelque intérêt pour qui que ce soit, alors, qu'est-ce qui l'a poussé à venir vers moi ? L'énigme reste entière.

Son étreinte se desserre. Je n'ai pas envie de m'éloigner de lui. Mes bras le retiennent, je reste pelotonnée dans sa chaleur. Pourtant, la promesse faite à Gaïa s'impose.

— Gaïa m'attend, dis-je en faisant glisser ma main dans la sienne.

Il ne me lâche pas des yeux et m'accompagne ainsi jusqu'à la porte. Sa tendre attention couvre mes épaules.

Et soudain, alors que je donne sa friandise à la chienne, il surgit derrière nous :

— Et si nous allions nous promener sous les platanes ?

— Quelle bonne idée !

Quelques instants plus tard, la laisse dans une main, les clés de la maison dans l'autre, nous refermons le portail et nous dirigeons vers le bord de l'eau. Gaïa trépigne devant nous.

Non loin du centre ville, l'ombre de grands arbres nous accueille pour une balade. Sur ce tronçon, paradent des pins parasols penchés par les vents forts de la région. Près de la route étroite qui traverse Sallèles d'Aude, l'onde miroite et se prélasse sous les rayons jusqu'à l'écluse Saint Cyr sur le canal de jonction, celui qui fait le lien entre le canal du Midi et celui de la Robine.

Peu après, la route enjambe l'eau ; nous choisissons, sur la droite, le chemin de terre qui suit le cours d'eau et offre une flânerie agréable. C'est ici que, le week-end, les habitants organisent leurs vide-greniers, à l'abri des platanes centenaires.

Nos pas s'échappent en toute liberté dans la fraicheur des lieux. Dans un même rythme, nous progressons vers les champs environnants et commentons les formes et couleurs des nuages qui parent le ciel. Les tons roses qui l'envahissent promettent du beau temps pour le lendemain. Leurs effets moirés ravissent nos yeux et entraînent nos pensées dans leurs méandres. La chienne court, flaire chaque brin d'herbe, explore les fourrés et revient vers nous, essoufflée. Nos sandales de toile soulèvent la poussière et dispersent des herbes sèches. Le jour commence à descendre doucement ; nous retournons chez nous.

Dans ces moments de bonheur profond, mes objectifs d'amour et d'harmonie de l'enfance sont atteints, scellant ainsi les deux extrémités du ruban de Möbius qui dessine mon parcours de vie.

*

En fin d'après-midi, j'ai interrompu mes travaux d'écriture, mon roman attendra puisque c'est mon tour de m'occuper du dîner.

Me voici plantée dans la cuisine où je piétine fébrilement.

De quels ingrédients ai-je besoin ?

Je peine à répondre à cette question élémentaire.

Ce n'est pas la première fois.

Certains jours, les gestes viennent de façon fluide. D'autres, pas du tout.

Ce soir, l'inquiétude s'insinue, me prend à la gorge.

Sur le plan de travail, je dispose la viande, quelques légumes, la boîte de sel, le poivre.

Je n'y arriverai pas.

Quelle matière grasse choisir pour faire braiser mon bœuf et revenir mes oignons ? L'huile risque d'éclabousser, le beurre noircit rapidement ; je devrai me hâter et je supporte mal cette tension, j'ai peur de tout gâcher.

Je ne sais pas quoi choisir.

J'attends, indécise, incapable de trancher. L'anxiété monte et me prive de toute capacité.

J'ai oublié les carottes.

Je suis une incapable.

Pourtant, la recette n'est pas si compliquée.

L'appréhension me submerge, me paralyse.

Il est des jours où la préparation du repas représente pour moi une montagne insurmontable. Un blocage idiot fait monter une bouffée d'angoisse et m'empêche d'agir de façon efficace. Mes gestes se révèlent incertains, inutiles, mes mains tremblent, mon esprit s'échappe en cogitations désordonnées et absurdes.

Pour l'heure, dépassée, perdue, je ne sais comment m'y prendre.

Pourtant, je suis une femme, je devrais savoir cuisiner.

Est-ce que je sais ? Non, je vais rater mon plat.

Il lit paisiblement dans son fauteuil.

— Tu as besoin d'aide ? demande-t-il du salon.

Je ne veux pas lui avouer mon égarement.

— Non, non, ça va.

J'épluche mes pommes de terre.

Je suis trop lente et mes pommes de terre s'oxydent, prenant un ton brun déplaisant.

Je ne m'en sors pas.

Tais-toi et avance !

Je dois me reprendre. Respirer profondément pour retrouver mes esprits.

Un poids enserre mes poumons.

Je l'entends bouger sur son siège, une page de son livre tourne dans un bruissement discret.

J'allume le gaz et recouvre le fond de la cocotte d'huile d'olive.

Je ne veux pas lui dire que mon esprit divague et me prive du peu de facultés dont je dispose.

Les morceaux de viande déposés sur le liquide frémissant, je saisis une fourchette de service afin de les retourner au moment opportun.

Un désarroi lancinant m'envahit.

Je ne vais pas y arriver.

Une fois les bouchées de bœuf cuites, je les dépose dans un saladier de verre.

Est-ce assez cuit ? Je ne sais pas. Peut-être un peu trop.

Je ne sais pas répondre à cette question. Je ne sais plus.

Je me sens mal. Une sensation douloureuse étreint mon larynx.

Je jette les oignons en lamelles dans un crépitement tempétueux.

Le gaz est trop fort. Je mélange.

Pas trop vite non plus.

Je dois me battre. Me battre contre moi.

Trop tard !

Je n'ai pas baissé la température assez vite. Je n'ai pas remué suffisamment. Les oignons sont carbonisés. Que faire ?

Le temps passe et le repas n'est pas prêt.

Je dois lutter car il va être déçu. Il va peut-être m'en vouloir de ne pas être capable de préparer le repas.

De ne pas être à la hauteur.

Il ne voudra plus de moi.

Je ne sais plus que faire.

Il faut que j'épluche d'autres oignons.

Quelle idiote, j'ai gâché les précédents !

Calme-toi, tu vas y arriver.

Non, je suis une incapable.

Encore une fois, je suis une charge, je ne veux plus être une charge.

Je suis submergée, bras ballants devant le plan de travail.

Lorsqu'il me rejoint dans la cuisine, je tiens dans mes mains un oignon et un couteau. Désabusée.

Sa main glisse sur mon épaule, ses bras se referment autour de moi. Il dépose un baiser sur mes lèvres.

Que suis-je pour lui ?

Une incompétente. Une charge.

Ne serais-je donc toute ma vie qu'un pauvre être paumé ?

*

Le soleil de juillet offre chaleur et lumière avec générosité. Le soir venu, son coucher est un enchantement ; son camaïeu file du jaune au rose, effleurant des nuances orangées, réduisant peu à peu la clarté pour glisser vers la nuit.

Sous les grands tilleuls, nous nous sommes assis, espérant la fraîcheur. Ta main chaude entoure la mienne. Un vent léger balance les ramures au-dessus de nos têtes. Des parfums nous parviennent et gonflent nos poumons, mêlant les effluves poivrés des feuillages, le vert séché des herbes brûlées par la chaleur, la présence entêtante de la poussière de terre. Les grillons expriment leur bonheur en chantant à l'unisson. Au loin, un tracteur termine, malgré l'heure tardive, ses activités saisonnières.

Tu sifflotes doucement. Tu clignes des yeux et guettes les oiseaux qui traversent le ciel d'un bosquet de lauriers à un massif de lilas.

À la radio, les informations s'égrènent.

Soudain, un frisson me parcourt.

Mes doigts tressautent sous ta caresse. Une tension sournoise s'immisce dans mon corps tout entier et le contracte. J'ai peur.

— Tu as vu cette huppe fasciée ? Elle est belle.

— Son plumage est de toute beauté.

Je l'ai à peine aperçue, tirée de mon égarement.

Pourvu que ce jour ne s'arrête pas !

Pourtant, la luminosité diminue, l'horizon rougit. Mon regard se perd, mon esprit divague.

Étendue à nos côtés, la chienne, surprise par un bruit inhabituel, exprime son mécontentement d'un aboiement grave.

— Gaïa, tout va bien, prononces-tu d'un ton rassurant.

Je tends fébrilement la main vers sa tête. Son pelage est doux dans ma paume ; du bout du museau, elle la soulève et un coup de langue plein d'affection mouille ma peau.

Quelques minutes après, nous allons nous coucher.

Le malaise apparu plus tôt ne m'a pas quittée.

Avec discrétion, Gaïa s'approche, sensible à mon trouble. Mon désarroi est tel que sa sollicitude ne parvient pas à m'atteindre.

Allongée près de toi, je m'exhorte au sommeil. Les démons sont tapis dans l'ombre.

Alors, je me retourne.

Je n'y pense plus.

L'engourdissement arrive. Je sombre peu à peu.

Une étreinte douloureuse vient déchirer mon estomac. Je retiens un gémissement. Recroquevillée sur le flanc, je cherche à endiguer le feu qui me ronge.

À bout de souffle, j'essaie de chasser la bête qui s'oppose à mon repos mais je n'ai pas assez de forces, je n'ai plus assez de forces.

Je me retourne encore et encore. Mais aucune position ne m'apporte l'apaisement. Mes membres tétanisent et je lutte.

Dans ma tête, je fredonne une mélodie dont j'ai oublié la plupart des paroles. Elle se transforme très vite en rengaine qui me tape sur les nerfs.

Des bruits imaginaires envahissent mes pensées.

Non, non !

Je retiens mes sanglots.

Les chiffres rouges indiquent déjà une heure et demie.

Quand parviendrai-je à m'endormir ?

Ces satanées angoisses cesseront-elles un jour ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Maude ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0