La mutation

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C’est le matin, déjà tôt, les oiseaux piaillent leur race comme des cons d’emplumés, paraît que ça annonce le printemps, n’empêche qu’il caille. Riton fait chauffer de l’eau, pour le jus. Il m’embrouille avec tout un tas de trucs à faire dès aujourd’hui, je le laisse parler et je n’écoute plus depuis déjà longtemps. Entre lui et les piafs, je ne vous dis pas, j’ai la calebasse qui déborde. Paraît qu’il faut me rendre présentable. Ah. Je me penche pour me regarder, ben quoi ? Riton ne peut s’empêcher d’éclater de rire en me disant que c’est de la rénovation lourde, là. Le chameau ! N’empêche, que je crois qu’il n’a pas tort sur ce coup, il faut que je fasse un effort. Mais ça me saoule ! Moi, je ne veux qu’une seule chose, savoir si oui ou merde, mes textes sont juste bons pour se torcher ou pas ! Et voilà t’y pas qu’il me la joue spin doctor de la dèche. Putain ça me saoule, pourquoi j’ai ouvert mon claque-merde moi encore ? Je sens que je vais le regretter salement ce truc. Il me tend ma tasse, je soufflote dessus, me brûle les mains, essaye de poser le bazar sur une boîte qui ne soit pas bancale, me loupe et en renverse la moitié par terre, bue immédiatement par la terre pelée, noire. Fait chier. Commence bien la journée, merde ! Dépité, je me ravise sur le pain beurré et mouillé d’humidité froide, ce qui rend le truc à moitié immangeable. Je sais que Riton fait de son mieux, avec ce qu’il a, et qu’on n’est pas dans un cinq étoiles, mais ce matin, je sens que toute cette misère me pèse vraiment. Finalement, mon idée à la con n’est peut-être pas si conne, mais avant la fameuse rénovation lourde, je sens que ça va me faire rire cette histoire.


J’essaye de trier ce que m’a dit Riton, et ça ne va pas être de la tarte. La priorité, c’est d’aller me laver, me couper les ongles, les cheveux et la barbe. Pour les dents, il va faire les démarches qu’il me dit pour l’école des dentistes – ça porte un nom à la con ce truc, alors que dentiste, tout le monde comprend, bref. Et me trouver des fringues propres, acceptables. Ça a l’air super simple dit comme ça, juste qu’il va falloir prendre rendez-vous, sillonner toute la ville en long, en large et en travers, s’épuiser quoi et que tout ça va nous demander un temps absolument fou. Il insiste, en plus, pour que je revoie une assistante sociale pour remettre un peu d’ordre dans mes dossiers, que je remplisse différents papiers et tout. Pendant ce temps, il ne va pas pouvoir faire la manche, donc faut s’attendre à des jours compliqués, comme s’ils ne les étaient déjà pas suffisamment comme ça. Ce qu’il ne voit pas, c’est que je ne suis plus très gaillard, donc son périple digne d’Ulysse à travers la ville, hein, bon, voilà. Mais je ne dis rien, je ne moufte pas, j’essaye de boire mon café, trop froid maintenant. Ce n’est pas vraiment le moment de râler en plus, rien ne l’oblige, il va donner de son temps, de sa personne, alors lui pourrir sa bonne volonté en faisant mon précieux, disons que ce ne sera pas très respectueux. On range nos maigres affaires, et on va à la station de bus pour aller aux bains-douches dès l’ouverture, à savoir sept heures trente. Parait qu’il n’y a pas grand monde à cette heure, qu’on peut prendre un peu plus notre temps. Il me rassure en me disant ce que je sais déjà, que la serviette, le savon et le shampooing sont gratuits. Mais je n’y vais effectivement plus très souvent, il faut dire qu’avant il y en avait dans chaque arrondissement alors que maintenant, il n’y en a qu’un pour toute l’agglomération. Autant vous dire que ça rend l’exercice compliqué.


Il est sept heures, une queue attend déjà devant les bains municipaux. On se les gèle, fidèle à ma promesse, je ne dis rien, je serre juste les dents. Une fois dedans, la vapeur d’eau et l’odeur très forte de javel, de nettoyant et de savon nous prennent au nez, pas suffisamment pour masquer cette odeur si particulière de la misère humaine. Je prends mes affaires et me dirige vers une cabine un peu moins malpropre que les autres, lance le jet d’eau trop froid au début, trop chaud à la fin, et au milieu la crasse qui s’écoule, jaunasse, presque brunâtre. Je fais comme m’a dit Riton, je frotte au savon, beaucoup. Ça fait longtemps que je n’ai pas senti ma peau et mon corps, j’ai l’impression de tâter un poulet malingre, ça me fait bizarre tous ces os sous les doigts. D’être fait de boue tellement l’eau est sale. Je crois m’être à peu près débarrassé du plus gros, mais je reste sous la flotte, trop chaude, je n’ai enfin plus froid, c’est juste inénarrable ! Mais il y en a d’autres qui attendent leur tour. Aussi, avant que ça gueule, je fais mon possible pour me sécher et me rhabiller. En sortant, je vois Riton qui se rase et se lave les dents, je prends ma brosse à dents, mon dentifrice, sorts la pâte du tube, la regarde comme un con. Ça fait combien de temps que je ne les ai pas faits ces gestes du quotidien, si ordinaires ? Je ne sais pas, longtemps, trop longtemps, j’ai l’impression d’être un sauvage qu’on ramène à la civilisation. Riton a raison sur un truc, faut que je change de vêtements, j’ai l’impression d’enfiler du papier de verre tellement ils sont crasseux. Pour les cheveux et la barbe, on n’a même pas essayé d’y mettre de l’ordre tellement il y a de nœuds, aussi en sortant de là, j’ai l’impression de porter une serpillière mouillée, pour le peu que j’ai pu voir dans la glace embuée.


L’idée, c’est d’attendre l’heure de l’ouverture de la friperie Emmaüs, puis ensuite de me faire coiffer. Pour faire tout ça, on ira aux quatre coins de la ville, on passera un temps infini dans les transports en commun et seulement en fin de journée, je me verrai totalement transfiguré. Je ne prends pas vraiment conscience de ce qu’il se passe, on arrive juste à l’heure pour la soupe, qu’on boit en silence, cassés de fatigue tous les deux et on se rentre pour aller dormir. Il est prévu que demain, je me repose et que Riton fasse la manche, et si ça ne suffit pas, de recommencer le surlendemain, mais qu’à la fin de la semaine, j’ai un premier rendez-vous avec les services sociaux. On sait tous les deux que ça va demander du temps, mais à la base, c’est à nous d’impulser la machine. Le lendemain, pourtant, je laisse filer la journée, fourbu de celle d’hier. Attendre des plombes le moindre bus dans le vent glacial, marcher sur des trottoirs défoncés dans des zones improbables d’inhumanité, se faire brinqueballer, serrés comme des sardines avec des gens que nous dérangeons visiblement dans leur petite routine du quotidien. Tout. Nos tenues, nos airs de clodos, l’odeur aussi. Les regards sont foudroyants, les jugements impitoyables, mais ça fait longtemps que ça ne nous atteint plus, si ça les rassure ces poucaves du genre humain. Et pourtant, parce qu’on a pris la décision de sortir de nos trous pour montrer mes manuscrits, il va bien falloir endosser ces oripeaux de normalité et nous fondre à nouveau dans cette masse. Les rassurer quoi ces braves gens. Riton sourit tout le temps, à tout le monde, et désamorce ainsi l’agressivité sourde à notre endroit, moi, ils me font juste chier, et c’est peu de le dire, ces blaireaux. J’ai du mal à me contenir, aussi le plus souvent, je préfère somnoler, les yeux mi-clos, et donner le change. Avoir l’air de s’en contrefoutre, essayer d’être au-dessus de la mêlée, on a un but à atteindre et ce ne sont pas ces moutons bêlants qui vont me faire dévier de notre chemin.


Juste que ça flingue bien son bonhomme. La journée se passe sans que je m’en rende vraiment compte, la tête appuyée sur mes genoux, la bouche ouverte, les bras ballants. Quand Riton me rejoint, je ne réagis même pas. Lui est super content, ma timbale est presque pleine de petite ferraille, ce qui effectivement est une surprise. Visiblement, juste le fait de ne plus ressembler à un épouvantail, à amené les gens à être un peu plus généreux. Si ça c’est pas un signe, qu’il me sort Riton, ouais, ouais que je trouve la force de lui répondre. Pour le moment, pas que je m’en foute, mais j’ai des courbatures de partout et je ne sens plus mon corps qui semble flotter de fatigue, l’esprit embrumé. Je ne crois même pas avoir faim, je suis juste rincé. Une douche, un falzar, une liquette et un pull pas trop défraîchis, des cheveux et une barbe à peu près disciplinés, ben ça m’a vidé. Riton me regarde, fait une grimace et me dit qu’il revient. J’en profite pour repartir dans mon brouillard, les yeux qui partent en arrière, les chicots au vent. Quand Riton fini par revenir, ce sont les bras chargés de bon pain, d’un sifflard et de claquos. Il ne dit rien, se fait efficace. Il ouvre la bouteille, me sert un verre, et pendant que j’y trempe mes lèvres, il procède au partage, coupe, tranche, étale et me tend une tartine. Je n’ai pas trop la force pour le moment de la saisir, aussi la laisse-t-il de côté à mon intention, prend à son tour son godet et avale une gorgée, non sans m’observer d’une inquiétude silencieuse. C’est gentil, Riton, que je lui fais, commence à manger, j’arrive, ça a l’air succulent ton pique-nique, là. Sourire, il attrape une tranche de sifflard et la grignote, boit une gorgée, croque une bouchée de pain. Je finis par étendre mon bras décharné et saisir ma tartine de pain avec une portion de camembert. C’est vrai que ça fait du bien, je prends le temps de bien mastiquer, lentement, de savourer.


Il m’a fallu bien une semaine pour me remettre de cette petite virée. On essaye de se tenir à deux douches par semaine, de compléter ma garde-robe. Le plus dur a été de trouver des godasses. Mes vieilles fringues ont fini entassées en vrac dans une poubelle. Régulièrement, on va se faire faire une petite beauté. Dorénavant, j’ai les cheveux coupés un peu en brosse et la barbe taillée, ce qui me fait ressembler un peu à Victor Hugo qu’il me dit Riton tout fier. Il se démène pour me trouver des rendez-vous, il passe parfois des journées entières à sillonner la ville pour cela, ne me faisant cavaler que lorsque ma présence est indispensable. C’est vrai que j’effraye moins les gens apparemment, la manche est désormais plus facile. J’ai encore du mal à être aimable, mais je grogne moins, et puis la relecture et la mise au propre de mes carnets font que je suis dans ma bulle, je ne les vois qu’à peine ces gens qui passent. J’essaye de classer mes carnets et les textes. Coup de bol incroyable, je n’en ai perdu aucun. Je les recopie consciencieusement, proprement et élague la jungle d’annotations et de ratures du premier jet. Des années et des années d’écriture griffonnée à décrypter parfois, à réordonner. Ce travail de mise au propre va me prendre des mois entiers d’une ascèse folle. Et petit à petit, dans ma tête, s’ordonne comme une sorte de musique, un ordre, une fluidité. J’accompagne ça de mon mieux, écris, réécris, pendant de longues heures. Riton fait de son mieux pour m’aider, mais la vérité, c’est que la moindre démarche est sacrément chronophage et l’envoie valdinguer dans tous les coins de la ville. Alors il a eu cette idée saugrenue de demander aux punks à chiens de prendre soin de moi. Eux n’en avaient pas spécialement envie, et moi non plus d’ailleurs. Donc ça n’a pas été très simple.


Et en plus, je n’étais même pas au courant de ces conciliabules, Riton m’affirme qu’il me l’a dit, je n’en ai pas souvenir en tout cas, donc je grommelle. Qu’est-ce que ces petits cons vont venir foutre avec moi, que je lui fais, prendre soin de toi qu’il me rétorque, avec tout ce que j’ai à faire, faut bien que quelqu’un veille sur toi, non ? Bref, je grommelle. Il a raison quelque part, mais seul, ça me va bien aussi. Mais il faut le tranquilliser, qu’il ait l’esprit serein quand il fait les démarches à l’autre bout de l’agglo. Donc, voilà, je vais devoir me fader ces guignols, je suis aux anges ! Punaise ! Je bois ma soupe, l’air mauvais, la main qui tremble de colère contenue. Même si ce con a raison, ça me fait chier. Le lendemain matin, je n’arrive pas à décrocher un mot, même pas un bonjour, je me dépêche d’aller à mon bout de trottoir, en ruminant et en pestant. La matinée se passe, d’humeur ombrageuse, plongé dans mes textes. C’est en levant les yeux que je la vois tout sourire. Mais c’est qui cette mousmé, là ? C’est Riton qui m’a dit de passer, je me suis installée pour pas te déranger pendant que tu bossais, j’ai ramené de quoi becter si tu veux. Mes yeux doivent lancer des éclairs, je maudis Riton sur ce coup, je referme mon carnet d’un coup sec, depuis combien de temps que t’es là, toi, que je lui fais. Et c’est quoi ce bestiau, là ? Elle ? C’est la petite dernière, elle a six mois et elle est adorable, tu vas voir, mais rien du tout, tu remballes, tu te casses et tu me fous la paix, oui ! Ça n’a pas marché. La chienne s’est approchée de moi, la truffe en avant, la queue s’agitant tranquillement, s’est posée à mes côté, a soufflé d’aise et s’est gentiment pelotonnée. Je t’avais dit qu’elle était adorable, tu manges quoi alors ?

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