Chapitre 16 : Un endroit maudit (chapitre remanié)
À l’aube, après une nuit agitée, je sortis du lit d’un bond, désorientée. La Fée n’était pas revenue adoucir mon sommeil.
J’avais une désagréable sensation de vertige. J’enfilai ma robe bleue. J’avais besoin d’aller respirer dehors, de marcher pieds nus dans la nature. Je me sentais profondément seule dans cet univers étranger. Ces nouveaux pouvoirs m’effrayaient. Pourquoi la magie servait-elle avant tout à détruire et à se défendre ? Ce monde paraissait pourtant si beau, si serein. Comment la contrôler dans mon état ? Mes émotions prendraient-elles le dessus pour me transformer en guerrière dévastatrice ? Je désirais tellement me réfugier dans les bras de ma mère. Et aussi m’adosser contre mon chêne pour y pleurer toutes mes larmes, comme je le faisais sur Terre, chez moi. Déboussolée, je passai par les ouvertures aux formes arrondies, sans portes, gardées par un sort surprenant dont j’ignorais tout. Aucun signe d’Avorian. Dormait-il encore ?
Je courus aux abords du ruisseau. Ce monde, ces sensations curieuses dans mon corps, mes pouvoirs… Comment intégrer toutes ces nouveautés en même temps ? Je ressentais un tel poids sur mes épaules. Totalement effondrée, je plongeai la tête dans le torrent, espérant me réveiller de ce cauchemar. Je n’obtins aucun résultat convainquant, sinon une chevelure trempée et quelques frissons supplémentaires.
Le bruit d’ailes d’un oiseau me tira de mes pensées. Il descendait en piqué, droit sur moi.
Il me semble bien imposant pour un simple volatile.
Je scrutai l’horizon, intriguée. Non, ce n’était pas un oiseau, mais un lion… un lion volant aux ailes d’ange.
Je l’observai, médusée. Quelle majesté dans sa façon de planer, grâce à ses gigantesques plumes argentées !
Le lion ailé se posa délicatement juste devant moi, replia ses longues ailes contre son pelage blanc argenté. L’animal s’ébroua, faisant valser sa crinière. Je reculai, interdite. Il m’impressionnait autant par sa grande taille, plus haute que celle d’un fauve africain, que par son aspect chimérique.
L’animal m’examinait de ses yeux gris. Malgré mon appréhension première, son regard tendre m’apaisa.
– Fais attention, me dit-il sans préambule. Il arrive.
Il parlait en plus ! Son timbre, doux et agréable à entendre, était dédoublé. Elle sonnait comme les voix superposées d’un être masculin, l’autre féminin.
– Que… quoi ? balbutiai-je.
Il se volatilisa en un clin d’œil.
Je n’eus le temps de le chercher ou d’appeler Avorian. Une colonne lumineuse apparut dans un flash aveuglant et m’aspira en son antre. Je me débattis avec fureur, hurlai, frappai dans le vide – en vain.
Ma conscience s’évadait, au-delà de l’espace-temps. Je ne sentis plus mon corps.
Je retombai brutalement sur un sol dur, froid. J’ouvris mes paupières et m’aperçus que je me trouvais… dans une église.
Une église ? Sur une autre planète ? Suis-je rentrée sur Terre ?
Une musique effrayante résonnait sans les lieux : un chant religieux déformé, presque éteint ; une complainte inquiétante fredonnée par des voix fantomatiques. Pourtant, j’étais bien seule.
Je me relevai avec peine, un peu sonnée, m’accrochant à une des colonnes de pierre qui soutenait la voûte de la nef. Je vérifiai l’état de mon crâne. Pas de blessure, ni de bosse. Le bas de ma robe était déchiré et j’avais mal à une jambe.
Je me dirigeai vers l’habituel et logique emplacement de la porte. Horreur. Aucune sortie.
En quête d’une autre issue, je slalomai entre les bancs en bois verni et les piliers ornés de somptueuses frises. Il faisait très sombre. L’éclairage se composait de bulles de lumières magiques, suspendues dans les airs. Les vitraux aux couleurs chatoyantes constituaient la seule véritable source de lumière. Le plus grand attira mon attention : il figurait une jeune femme ailée vêtue d’une toge blanche aux côtés d’un ange déchu. Ils se tenaient la main. Un halo flamboyant les entourait.
Le Yin et le Yang, visiblement opposés, mais complémentaires, songeai-je.
Quatre statues de taille humaine sculptées en pierre blanche se dressaient sur un côté, derrière les colonnes majestueuses. L’une d’elle représentait une sirène tenant un coquillage dans sa main ; la sculpture d’à côté, un lion ailé ; la troisième effigie, une femme souriante avec des cheveux en feuilles, habillée de plantes et de fleurs. La dernière me dérouta au point de me transformer à mon tour en statue. Je la fixais, les yeux grands ouverts, figée. Et quelle ironie, car elle me ressemblait ! Ma réplique était vêtue d’une magnifique robe blanche taillée à même la pierre. Pour seule différence, la couleur de ses cheveux, peints en bleu.
Si c’était bien une femme de ma lignée, cela signifiait que mon ancêtre devait être connue sur Orfianne, au point de la présenter ainsi comme une sainte. Avorian la connaissait-il ?
Je contemplai encore mon portrait, le ventre noué, puis traversai l’allée centrale, entre les deux rangées de gradins. Cette sinistre mélopée devenait insupportable. L’angoisse latente se propagea dans tout mon corps. J’en frissonnai d’effroi.
Prise de vertiges, je chantai pour me réconforter. J’entonnai un Kyrie eleison d’une voix cristalline, tentant de couvrir la ritournelle spectrale.
Je parcourus le monument en fredonnant, m’arrêtai devant l’autel recouvert d’une nappe en soie blanche sur laquelle se reflétait la lueur des vitraux les plus proches. Un vieux livre poussiéreux était posé dessus. Je l’ouvris et constatai que l’écriture manuscrite ne ressemblait à rien de connu sur Terre.
Je suis encore sur Orfianne, raisonnai-je. D’où ces boules de lumières suspendues dans le vide. Dans ce cas, comment se fait-il qu’une église se trouve ici ? Jésus n’a quand même pas colonisé d’autres planètes, que je sache !
Les arches se rejoignaient en pointe au plafond : d’un point de vue Terrien, c’était donc une église de type gothique. La résurrection du Christ se serait-elle faite sur Orfianne ? Cette idée me paraissait absurde. Il devait y avoir une autre explication. Puisqu’Avorian connaissait si bien la Terre, peut-être les Orfiannais reproduisaient-ils les monuments Terriens qu’ils affectionnaient sur leur propre planète ?
Je ne savais pas pourquoi, mais je me sentais observée. Quelqu’un m’avait emmenée de force par transgèneur. Qu’attendait-il pour se montrer ? Je chantai un peu plus fort, clamant mon « Kyrie eleison » à destination des voix fantomatiques.
Je cheminais en psalmodiant mon air, malgré la douleur à ma jambe. Je ne trouvais aucune sortie. Même si je parvenais à quitter cet endroit, je devais sans doute me trouver bien loin du charmant jardin d’Avorian.
Je pris conscience du piège qui se refermait sur moi. De nature claustrophobe, j’accélérai le pas, paniquée.
Pourvu qu’Avorian s’aperçoive vite de mon absence !
Tandis que je me dirigeais de nouveau vers l’autel, j’aperçus un escalier que je n’avais pas remarqué auparavant. Il descendait sous terre et menait à une crypte. J’empruntai les marches, non sans frémir dans le noir. Des petites sphères magiques disposées en cercle sur une table en granit diffusaient une faible lueur. L’étroitesse de cette pièce me mit encore plus mal à l’aise.
Soudain, je sentis une présence juste derrière moi. Je n’osai me retourner, paralysée par la peur. Je répétai inlassablement ces mots pour me protéger :
Kyrie elei…
Une sensation de frôlement interrompit ma dernière syllabe. Je retins mon souffle, la gorge serrée. La présence en question effleura délicatement mon épaule gauche et descendit subrepticement sa main le long de mon bras, caressant ma peau de manière subtile. Je me retournai d’un mouvement vif, la respiration haletante, stupéfiée.
Il n’y avait personne derrière moi. Effrayée, je remontai l’escalier en tremblant de plus belle. Aucun chant ne put sortir de ma gorge.
Cet endroit me rendait folle. Des doigts venaient de toucher mon bras, je n’avais pas rêvé. Était-ce les méfaits d’un esprit ? Apparemment, non : des bruits de pas retentirent derrière moi. Une démarche lente, mesurée. Je pivotai, l’angoisse au ventre. Une ombre vêtue d’une longue cape noire marchait dans ma direction. L’être portait ce masque si reconnaissable, aux courbes gracieuses, comme un flot de larmes éternelles.
Sèvenoir.
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