Chapitre 24 : La forêt aux mille lueurs (chapitre remanié)
Les premiers rayons du soleil me réveillèrent, caressant mes paupières.
Après un petit-déjeuner gargantuesque composé de fruits orange parsemés de taches rouges, de plantes vertes et de galettes de céréales, nous nous préparâmes pour notre voyage.
Je mis l’un des pantalons beiges au tissu léger qu’Avorian m’avait offert avec un haut à manches ruchées et aux rebords dorés. De jolies chaussures ambrées accompagnaient cette élégante tenue. Je m’y sentais à l’aise pour marcher, courir : l’étoffe utilisée ne serrait pas la peau ; elle laissait au contraire une grande liberté de mouvement.
Je remerciai mon ami, ces habits m’allaient parfaitement. À croire que la personne qui les portait avant moi faisait ma taille. Ou peut-être Avorian avait-il jeté un sort pour ajuster le tissu à mon gabarit ? Après tout, il savait bien rétrécir nos bagages.
Nos dernières affaires rassemblées, nous cuisinâmes des biscuits pour la route. Le mage m’expliqua comment broyer les feuilles d’une plante particulièrement sucrée pour apporter de la douceur à nos pâtisseries. Il cultivait lui-même ses céréales et produisait sa propre farine. Nous ajoutâmes à la pâte obtenue des morceaux de fruits fraîchement cueillis. Avorian alluma un feu dans un four à bois, dont la voûte et la base en pierre réfractaire permettaient de cuir uniformément la nourriture. Une fois les flammes éteintes, nous retirâmes la braise, le four ayant atteint la bonne température, et plaçâmes notre plaque garnie de biscuits à l’intérieur. Une odeur exquise embaumait la cuisine. Les yeux rivés sur la chambre de cuisson, je salivais à la vue des petits gâteaux gonfler sous l’impact de la chaleur. Nous goûtâmes nos savoureuses pâtisseries, encore chaudes et moelleuses, louant leurs bienfaits réconfortants.
Tout était prêt. Les provisions ; le nécessaire de toilette avec brosses à dents en matériaux naturels (la tige sculptée dans un bois solide et les poils en fibre de bois) ; savons pour corps et cheveux – sachant que nous nous laverions dans les lacs et les ruisseaux – ; serviettes de bain tissées en une plante proche du coton ; le linge de rechange et produit compact pour le nettoyer ; et enfin, les couvertures. Grâce à la magie, le tout rentrait dans nos sacs et ne pesait presque rien.
Mon guide me conduisit au bout du jardin, en direction d’une forêt.
– Un long voyage nous attend ! déclara-t-il avec entrain.
– Et les êtres des ombres ? Si on en rencontre sur le chemin ?
– Pour le moment nous sommes en sécurité. S’ils reviennent, forme ton bouclier protecteur et laisse-moi faire le reste.
Nous avancions parmi de hauts arbres, dont les grandes feuilles pennées correspondaient à celles de l’arbre à pain, tandis que la plupart des arbustes ressemblaient à des frangipaniers, avec leurs magnifiques fleurs blanches au parfum envoûtant. Je contemplais les végétaux de mille espèces : certains, immenses, se dressaient vers le ciel, et devaient mesurer au moins deux mètres de haut, avec de si larges pétales que l’on aurait pu s’asseoir dessus. De minuscules fleurs tapissaient le chemin.
Des plantes à la longue tige parsemée de boutons blancs grimpaient le long du tronc de certaines essences d’arbres, un peu comme du jasmin étoilé. Leur feuillage vert luisant se couvrait de bouquets de fleurs immaculées aux pétales spiralés.
Aucune feuille morte ne recouvrait le sol ; nous foulions un tapis moelleux de mousse verte. Je retirai mes chaussures, ébauchant quelques pas de danse au milieu des arbres, sous le sourire amusé d’Avorian. Cette forêt me redonnait vie. L’énergie présente ici m’allégeait d’un poids énorme. Je commençais aussi à mieux m’adapter aux vibrations d’Orfianne. J’avais presque l’impression de muer et me transformer en une forme plus éthérée, à l’image des Fées d’Orfianne. Je pouvais redémarrer à zéro. Enlever tous mes masques et mes oripeaux, révéler enfin mon identité profonde. La véritable Nêryah, dénuée de tout rôle, et non plus ce petit pantin parfait qui brillait un peu trop sur Terre.
Le soleil illuminait les cieux, les oiseaux chantaient et l’air printanier caressait mes joues. La splendeur de cet endroit féerique anima mon visage. La nature offrait un véritable spectacle à chacun de nos pas. Le cœur réjouit, je respirais l’odeur exquise des fleurs embaumant l’atmosphère de leurs mille parfums.
Un peu plus loin, deux statues de pierre grise se dressaient entre les arbres. Celle de gauche représentait une femme debout, vêtue de voiles dont l’un recouvrait ses cheveux et retombait majestueusement sur son front. Elle portait un diadème au-dessus des yeux. Son regard pointait vers le ciel. Les rayons du soleil éclairaient son visage radieux. La déesse tenait au creux de sa main une Fée. La statue de droite exposait une sirène assise sur un rocher. Sa longue chevelure sculptée dans la roche cachait sa poitrine nue. Sa paume recueillait un coquillage ressemblant à une coquille Saint-Jacques. La sirène inanimée nous fixait du regard, sa bouche demeurait entrouverte, comme si elle s’apprêtait à parler.
– Nous entrons dans le domaine aux mille lueurs, annonça Avorian. On lui donne ce nom en raison des Fées qui peuplent cette forêt. C’est le meilleur endroit sur Orfianne pour en observer.
– J’imagine qu’en pleine nuit, ça doit être magique de les voir s’élever dans les airs ! commentai-je.
– Oui, elles offrent un ballet multicolore. Tu auras certainement droit à ce spectacle lorsque nous arriverons à leur village. Arrête-toi ici et ne bouge pas. Pour passer entre les statues, il faut prononcer les paroles sacrées, sans quoi, les esprits nous barreront le chemin.
– Les esprits dans les statues ?
Je me demandais comment deux statues en pierre pouvaient nous bloquer le passage.
Le mage acquiesça d’un signe de tête, l’air concentré. Il prononça une incantation dans une autre langue que l’Orfiannais :
Eliacom Ishni nagloème leychtamènto, octaha neylamnis, coulrahem volia.
Soudain, les yeux de la première statue s’animèrent, clignant plusieurs fois, et brillèrent d’une lumière turquoise. La petite Fée sculptée dans la pierre secoua alors ses ailes sans pour autant qu’elles ne s’effritent. Ce n’était pas fini ! Un faisceau doré sortit de ses mains minuscules, fendit l’air et percuta le diadème de la femme voilée. Ce dernier émit à son tour une lumière vive qui traversa le chemin et se posa dans le coquillage de la sirène. La lueur se rassembla en un point pour former une petite boule scintillante. Elle se logea dans la bouche de la sirène. Ses lèvres de pierre remuèrent sans se fissurer, une voix douce mais résonnante parla :
– Vous pouvez passer, Ô Avorian, maître du fluide d’Orfianne, et vous aussi, Nêryah, enfant des deux mondes. La Reine des Fées vous attend.
L’envoûtement la rendait vivante ! La lumière disparut, les statues redevinrent immobiles. J’en restai bouche-bée.
– Voilà, nous pouvons avancer maintenant.
– C’est… incroyable !
– Ce monde fonctionne ainsi. La forêt est sacrée, on ne peut y pénétrer ou en sortir sans demander la permission aux esprits. Ceux qui ne prennent pas cette peine le regrettent amèrement.
Lorsque nous passâmes entre les deux statues, je ne me sentis guère rassurée pour autant. J’imaginai un imprudent voyageur s’y aventurer sans autorisation, et le rayon doré de la statue le foudroyer sur place. J’en frissonnai.
Tout au long du chemin, mon guide me parla des mœurs de ce monde. Les Orfiannais préservaient et honoraient la nature. Leur planète demeurait soignée, respectée, contrairement à notre Terre, bien souvent négligée par ses hôtes. On fêtait sur Orfianne les naissances et les décès – ces célébrations aidaient l’âme du défunt à trouver son chemin parmi les étoiles. Les Fées commémoraient les nuits où Héliaka montrait sa face pleine.
Les Orfiannais abordaient la notion du temps de façon singulière. Ils vivaient au jour le jour et s’adaptaient au rythme des saisons. Comme il me l’avait expliqué la veille, on ne parlait pas « d’années », mais de « cycles ». Un cycle correspondait à la révolution d’Orfianne autour de son soleil, et se divisait en « phases ». L'unité fondamentale de mesure du temps concordait aux différentes phases d’Héliaka. On en comptait treize, chacune de vingt-neuf jours, soit trois-cent-soixante-dix-sept jours par cycle – m’amusai-je à calculer.
Une journée durait environ vingt-sept heures – en comptant en unité terrienne bien-sûr : la vitesse de rotation d’Orfianne autour de son axe était en effet plus lente que celle de la Terre.
Orfianne ressemblait à notre globe. Cette planète d’eau, dotée d’un seul continent, possédait d’innombrables îles dans son gigantesque océan. Un peu plus grosse en taille que la Terre, sa gravité restait cependant très proche de sa jumelle – je ne ressentais presque aucune différence, juste une impression de légèreté.
Avorian m’apprit qu’Héliaka était un satellite d’Orfianne, à l’image de notre Lune. De par son volume, elle influençait la météorologie, les saisons, les marées, et créait de grandes disparités climatiques sur le globe. On l’observait parfois de jour comme de nuit, selon son déplacement.
Il m’enseigna enfin le nom de fleurs et végétaux aux abords du sentier, ainsi que leurs vertus. Je reconnus les « plantes lampadaires » avec leur sphère blanche qui s’illuminaient la nuit. J’avais hâte de les voir s’éclairer !
À chaque pas, je découvrais quelque chose de nouveau. Par exemple, les papillons possédaient plusieurs antennes recourbées à leur extrémité. Je discernais même de toutes petites pattes noires terminées par deux cercles en guise de pieds.
Je m’accoutumais vite à ce nouveau monde ; la beauté de cette forêt m’émerveillait. Sous l’effet de cette douce atmosphère, je chantonnai gaiement. Le mage m’accompagna avec des sons graves, tenus. Nos voix ainsi mêlées s’accordaient parfaitement. Notre air ressemblait au chant grégorien. Je pensai alors à mon père, à ces moments bénis où nous chantions ensemble.
Finalement, même cet endroit idyllique ne parvenait pas à me faire oublier ma peine. Mon apparente jovialité se mêlait à une profonde tristesse. Je refoulais mes émotions pour supporter ces bouleversements. Je songeais également sans cesse à cette terrible bataille, et à ma mère biologique. Je n’osais imaginer toutes les souffrances qu’elle avait dû endurer.
Après plusieurs heures de marche, le Guéliade me conduisit à une rivière pour nous désaltérer et nous reposer. À ma grande déception, à part de splendides oiseaux, nous n’avions pas encore vu d’animaux, ni de Fées.
Quelques rochers encadraient joliment le cours d’eau. Dans ce monde dépourvu de pollution, l’eau des rivières et des ruisseaux se révélait parfaitement potable, d’une pureté exceptionnelle. Je bus avec délectation puis me rinçai le visage. J’en profitai pour me tremper les pieds et me délasser les jambes.
Avorian proposa de cueillir des fruits dans les arbres à proximité. Alors que je tendis mon bras pour en récolter, mon regard s’attarda sur d’étranges humanoïdes à la peau verte dissimulés par les feuillages.
– Des Moroshiwas, me souffla le mage.
Je reconnus la description de ce peuple relié à la forêt. Des végétaux poussaient sur leur crâne à la place des cheveux. J’en dénombrai trois. Ils ne bougeaient pas. Je me perdis dans leur regard jaune or, si scintillant qu’il filtrait à travers les arbres. Le temps s’étirait. Les Moroshiwas s’éclipsèrent.
– Comment est-ce possible ? Ils ont disparu d’un coup ! commentai-je, abasourdie.
– Rappelle-toi, les Moroshiwas ont la capacité de se rendre invisible. C’est un peuple discret. Ils n’approcheront probablement pas.
Quel dommage ! déplorai-je, déçue.
Affamée, je dévorai les fruits juteux fraîchement cueillis ainsi que nos biscuits préparés ce matin. Je me mis à soliloquer à propos de leur goût exquis. Mon guide m’examinait, les yeux rieurs.
– J’espère que nous reverrons les Moroshiwas. Ils sont vraiment magnifiques ! C’est drôle, on a marché longtemps, pourtant je ne me sens pas spécialement fatiguée, remarquai-je.
– Ta véritable force renaît. Grâce à notre style de vie qui ne perturbe pas l’écosystème, les énergies de ce monde ne sont pas déstabilisées comme celles de la Terre. Et puis, les Orfiannais sont bien plus résistants que les humains.
Nous reprîmes le chemin jusqu’à la tombée de la nuit. Aucune trace des mystérieux Moroshiwas. À croire qu’ils nous évitaient !
Je pus enfin voir les fameuses plantes lampadaire à l’œuvre : à mesure que le jour déclinait, la sphère s’illuminait progressivement. Elles poussaient en cercle, par zone, éclairaient la végétation en créant un jeu d’ombre et de lumière fantasmagoriques.
Le mage trouva un endroit assez confortable pour dormir. Je me confectionnai un lit de feuilles douces et de lichen.
– Donc, il va y avoir de la lumière toute la nuit avec ces plantes phosphorescentes, c’est bien ça ?
– Exactement !
– Vive Orfianne ! Je vais pouvoir faire pipi sereinement et sans trébucher !
Cette longue randonnée m’accorda au moins une bonne nuit de sommeil.
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