Chapitre 43 : Rendez-vous galant (chapitre remanié)

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 De retour à la salle à manger, Kaya m’invita dans ses appartements. Avorian passait le plus clair de son temps avec Merwên, ce qui me donnait un peu de liberté.

 En accompagnant ma nouvelle amie, je découvris que tous les espaces de vie s’articulaient autour de la cavité principale, véritable noyau entouré de galeries menant aux cuisines, chambres et salles de bain – alimentées par des nappes phréatiques.

 Cet habitat troglodyte disposait d’un équipement rudimentaire, où l’optimisation de chaque ressource était le mot d’ordre. Grâce à la Pierre magique, les différentes salles souterraines étaient éclairées par des sphères de lumière, suspendues en hauteur et parfois par de simples torches, tandis que des plantes luminescentes diffusaient leur douce lueur dans les sombres tunnels. La chambre de mon amie se situait au bout de l’un de ces passages. Comme à l’accoutumée, tapis et tentures arboraient la teinte vermeille, caractéristique de la culture Komac.

 Je me demandais si l’invitation de Merian était sérieuse. J’en parlai à Kaya.

– Tu as intérêt à y aller ! insista-t-elle. Merian est quelqu’un de prévenant, et il n’est pas du genre à plaisanter, contrairement à son abruti de frère !

La jeune Komac me conduisit dans sa salle de bain. Elle m’aida même à me laver les cheveux, et m’offrit un flacon d’huile dont les propriétés régénératrices étaient réputées exceptionnelles. « Cette huile provient des fruits à coque de nos arbres. Elle va apaiser ta peau des morsures du soleil » précisa-t-elle.

Je la remerciai en appliquant le baume protecteur sur mes bras et mes jambes. Kaya sortit des habits rouge brique d’une étagère.

– Tiens, essaie ces vêtements, me proposa-t-elle. Je pense qu’ils seront parfaits pour toi. Tu seras belle pour ce soir !

Elle me donna un pantalon bouffant au tissu léger, style sarouel. Sa forme aérée convenait parfaitement à la chaleur du désert.

– Tu vas rire, mais c’est mon premier rendez-vous galant !

– Quelle chance ! Tu ne peux pas tomber mieux qu’avec Merian !

– Merci pour ta bienveillance et ta générosité, je me sens tellement bien ici avec toi.

– Avec plaisir ! Je suis rassurée de te voir en forme. Nous avons eu très peur pour vous. Et puis, ce n’est pas tous les jours que l’on reçoit des invités.

Je me changeai dans la salle de bain. Le haut à manches courtes laissait à l’air libre la totalité du ventre. Je me sentis un peu gênée en me voyant ainsi vêtue. J’avais énormément bronzé, et aussi bien trop maigri.

Je rejoignis mon amie.

– Et voilà : une véritable Komac ! claironna Kaya en m’examinant de haut en bas. Tu es magnifique ! Tu vas plaire à Merian, c’est sûr ! Tu devrais prendre confiance en toi et montrer un peu plus ta féminité. Je vois bien que tu te caches…

Elle m’adressa un clin d’œil, le sourire aux lèvres.

– Merci. Toi aussi, tu es sublime, Kaya.

À mes yeux, les femmes Komacs étaient éblouissantes, avec leurs longs cheveux soyeux et leur peau délicatement pailletée.

– Ce compliment, tu peux te l’adresser : nous nous ressemblons avec nos cheveux ondulés et nos yeux acajou. N’aie pas peur d’être toi-même, Nêryah. Tu es une jeune femme forte et pleine de volonté. Je suis fière de te connaître.

Quelqu’un interpella Kaya. Après son approbation, Ishaam tira le rideau de l’entrée, suivi de son jumeau.

– Wooow ! s’écria Ishaam en me regardant. Voilà que notre petite Kaya t’a bien transformée.

Ishaam s’approcha si près de mon visage que je sentis mes joues s’enflammer. Il sentait bon le sable du désert, une fragrance chaude et réconfortante.

– Je rêve ? Toi et Kaya avez les mêmes yeux ! commenta-t-il.

– Et revoilà notre vil séducteur, se lamenta Kaya.

– Il ne peut pas s’en empêcher… Arrête de l’offenser, voyons ! gronda Merian à l’adresse de son frère.

– Tu parles, répondit Ishaam, toutes les jolies Orfiannaises aiment être flattées.

– Sûrement pas ! objectai-je.

– Mmmh… Une beauté rebelle n’est-elle pas encore plus attrayante ?

– Ça suffit ! Quelle impolitesse ! le rappela à l’ordre Kaya. Ishaam, tu n’es qu’un charmeur prétentieux ! Je te rappelle que Nêryah a rendez-vous avec ton frère, pas avec toi.

– Oh, ma douce Kaya est jalouse ! Pardon, j’ai pour seul péché de ne pouvoir résister aux divines beautés !

– Tu exagères ! Bon, que voulez-vous, à la fin ? s’impatienta Kaya.

– Vous voir et vous parler, répondit Merian en adressant un regard glacial à son frère, agacé par son comportement.

La Gardienne des Komacs croisa les bras d’un air dédaigneux.

– Nous sommes certains que tu vas vouloir accompagner Nêryah et Avorian dans le désert, et nous venons t’en dissuader, répondit Ishaam en la fixant.

– C’est vrai ? Tu veux nous accompagner ? m’enthousiasmai-je, le sourire jusqu’aux oreilles.

– Évidemment ! Vous avez besoin d’un guide dans le désert. Et vu la façon dont vous avez commencé votre voyage, il est hors de question que je vous laisse repartir seuls !

– Ce n’est pas une bonne idée, objecta Merian. Les Glemsics deviennent dangereux.

– Ah ça oui ! Nous en avons fait les frais ! intervins-je.

– Tu es non seulement la fille de Merwên, mais surtout la Gardienne de notre peuple, et donc une cible idéale ! Imagine que l’ennemi t’enlève et réclame notre Pierre en échange de ta vie ! s’alarma Ishaam. Nous ne voulons pas te perdre !

– C’est tout ce que tu trouves à dire, maugréa Kaya en le foudroyant du regard.

Ishaam poursuivit dans leur propre dialecte. Je ne comprenais rien, mais cela avait l’air sérieux. Kaya paraissait offusquée.

– Redis-moi ça en Orfiannais, Ishaam ! Que Nêryah entende ! ordonna-t-elle, élevant la voix. Sois honnête avec ta nouvelle amie !

Ishaam obtempéra :

– Les Komacs ont passé leur vie à sauver les Guéliades ! Et à quel prix ? Nos parents sont morts pour eux ! Ta mère aussi, Kaya ! Nous avons assez donné ! Nous ne leur devons rien !

Il s’exprimait comme si je n’étais pas là, les yeux rivés sur sa dulcinée.

Un silence s’installa entre nous, une tension écrasante, nos yeux écarquillés et nos bouches pincées.

– Je n’arrive pas à croire ce que je viens d’entendre. Comment peux-tu dire une chose pareille ? Notre planète entière subissait ce chaos. Les Guéliades aussi nous ont sauvés ! Sans le pouvoir de leur Pierre de Vie, nous serions tous morts !

Kaya serrait les poings ; son regard s'assombrit.

– Mais surtout, ajouta-t-elle, la voix nouée et les larmes aux yeux. Ils ne sont plus que deux ! Te rends-tu compte ? Deux Guéliades sur Orfianne ! Leur peuple va s’éteindre avec eux !

– Et nous ? Nous ne sommes plus qu’une poignée ! riposta Ishaam.

Je me sentais tellement mal de ne pas connaître l’histoire de mon peuple ni l’implication des Komacs dans cette bataille. Je ne pouvais rien répondre face à la véhémence d’Ishaam. Peut-être avait-il raison. Je ne voulais surtout pas mettre en danger ma nouvelle amie.

– Nous ne laisserons pas mourir les derniers Guéliades, proféra Merian.

– Nêryah et Avorian ont parfaitement réussi à se défendre contre les Glemsics, le contra son jumeau.

– Pardon ? Je te rappelle que Merian et moi les avons retrouvés au seuil de la mort ! Sans notre aide, ils n’auraient pas survécu ! Mets-toi un peu à leur place ! Leur nation tout entière a disparu ! Ils n’ont plus de terres, plus rien ! Et tu voudrais les abandonner à une mort certaine ?

Ishaam demeura interdit. L’expression de son visage se durcit. Son frère prit la parole :

– Alors… laissez-nous vous accompagner. Pour vous protéger. Vous semblez attirer les ennuis, toi et Avorian.

– Merci, Merian, j’avais remarqué.

– De toute façon, ton père ne te laissera jamais partir, insista le prétendant de Kaya. Tu es la Gardienne de la Pierre de Vie. Ta place est ici !

– Ishaam, ta conduite est inadmissible ! Tu es pire qu’un Glemsic ! Tu fais honte à notre peuple. Imagine comment doit se sentir Nêryah après un tel affront envers les Guéliades. Les Komacs ont toujours accueilli les voyageurs, quelle que soit leur origine ! Nous en reparlerons.

Les jumeaux baissèrent la tête.

– Je vous demande pardon, à toutes les deux, admit le jeune homme au bout de quelques minutes qui me parurent une éternité. Ma colère m’a dépassé. Tu n’y es pour rien, Nêryah.

– Ce que tu as vécu avec les Glemsics est vraiment traumatisant. Nous allons t’aider ! renchérit Merian.

– Tes paroles, si dures, si injustes, resteront dans mon cœur, souffla Kaya en fusillant Ishaam du regard. À tout jamais. Nêryah, j’ai confiance en notre Pierre ainsi qu’en notre peuple. Nous sommes protégés. Je partirai avec vous dans Gothémia. Je connais chaque recoin du désert. Et sans guide, il est presque impossible d’en sortir. Ma décision est prise, je n’y reviendrai pas.

À ces mots, un frisson d'adrénaline traversa ma colonne vertébrale.

 Nous nous évitions du regard, silencieux. Les secondes défilaient dans une atmosphère lourde, oppressante. Kaya finit par reprendre la parole :

– Nêryah, je te prie de m’excuser, peux-tu nous laisser un instant ? J’ai besoin de mettre les choses au clair avec les jumeaux, nous ne pouvons pas rester sur cette tension.

Je hochai la tête, compréhensive.

– Il faut que nous réglions ça tous les trois, ajouta-t-elle d’une voix dure.

J’entrouvris la tenture servant de porte et m’éloignai dans la galerie. Je les entendis au loin parler dans leur dialecte incompréhensible.

 Cette situation tendue me rappelait la dispute de mes parents, sur Terre, juste avant mon enlèvement par Sèvenoir. Encore à cause de moi. Tout en marchant dans la galerie souterraine, je me remémorai mes derniers instants auprès d’eux. Lorsque nous avions décoré le sapin avec Sijia, cuisiné des pâtisseries ensemble. Le doux parfum du chocolat chaud aux épices flottant dans l’air. Le feu réconfortant dans la cheminée. Notre passion commune pour la musique ; les concerts en famille, moi au piano, mon père au chant, ma mère à la guitare. La joie de ma chienne Mina qui se roulait dans la neige. Le ronronnement de mon chat Haku sur mes genoux.

Ils avaient passé Noël sans moi cette fois-ci. Sans même se souvenir de mon existence.

Et mon amie Chloé, que devenait-elle ?

J’entrai dans ma chambre, le cœur lourd.

Un peu plus tard, Ishaam renouvela ses excuses d’une voix sincère, tête baissée. Je les acceptai. Nous nous offrîmes une accolade franche histoire de chasser toute tension entre nous.

– Je comprends ce que tu peux ressentir, le rassurai-je. Je sais bien que ce n’était pas contre moi et que tu t’inquiétais pour Kaya.

Il me remercia puis repartit, l’air abattu.

En début de soirée, après le dîner, Merian glissa sa main dans la mienne.

– J’ai quelque chose à te montrer, me souffla-t-il.

Le fameux rendez-vous galant. Mon premier. Mon cœur battait la chamade !

Kaya resta en compagnie d’Ishaam dans la salle principale. Avorian discutait avec Shirin. Il m’observait du coin de l’œil, tel un père veillant sur sa fille chérie. Je sentais qu’il souhaitait me laisser vivre ces moments d’insouciance et respecter mon intimité. Cette complicité entre nous réchauffa mon cœur. Je pouvais vraiment compter sur lui, en toutes circonstances.

Notre séjour parmi les Komacs serait de courte durée. Le voyage reprendrait, et avec lui, de futurs combats. Le calme avant la tempête… Je ne me faisais pas d’illusions sur ce point. Nous devions vivre pleinement cette tranquillité éphémère avant de repartir vers d’autres horizons.

Merian me conduisit en dehors du tunnel. Pendant la journée, l’entrée restait ouverte, mais chaque soir, Kaya refermait le rocher avec son pouvoir pour protéger le village des Glemsics. Ainsi, nous avions un couvre-feu, me prévint Merian.

Nous marchions main dans la main le long de l’oasis. Il m’amena un peu plus loin sur une dune et se plaça face à moi, ses yeux pétillants d'une tendresse palpable. Nos deux paumes se rencontrèrent. Je me sentais en parfaite symbiose avec l’immensité du désert. Nous restâmes silencieux, immobiles, unis dans ce moment suspendu.

Un halo doré apparut subrepticement autour de nos corps et nous enveloppa comme un champ magnétique avant de s’éclipser, tel un souffle divin.

Une bourrasque me ramena à la réalité, faisant danser mes cheveux au gré du vent.

– Que s’est-il passé ? interrogeai-je, intriguée.

– Quand cette lumière réunit deux personnes, c'est le signe que leurs âmes se reconnaissent et sont profondément liées. Il s’agit de véritables retrouvailles, Nêryah !

Il s’assit en haut de la dune. Je m’installai à ses côtés.

– Regarde bien le ciel, me murmura-t-il.

Le soleil déclinait entre les dunes. Ses rayons mordorés teintaient le sable en une couleur ambrée. Le ciel s’assombrit, prenant des tons rose, violet. Quelques étoiles commençaient à s’y dessiner.

– C’est magnifique !

– Oui, observe bien Héliaka. Cette nuit, elle sera à son apogée.

À chaque fois que je voyais la lune d’Orfianne, je prenais conscience que j’avais bel et bien quitté la Terre.

 Ce soir-là, la planète-satellite beige montrait sa face pleine. Les dernières lueurs du soleil, devenu vermillon, se réfléchissaient sur elle. Les deux astres régnaient en maîtres dans le royaume des cieux, exécutant ensemble une danse enchanteresse qui les séparerait inévitablement : pendant que l’un plongeait derrière l’horizon, l’autre, tel un amant qui n’a de cesse de chercher sa moitié, poursuivait son ascension.

 Le ciel d’Orfianne, limpide et majestueux, se peuplait de milliers d’étoiles.

Merian effleura ma main avec douceur, ses yeux sépia posés sur moi. Des frissons parcoururent mon corps à son contact. Je ne pus m’empêcher de rougir, troublée par son charme, son sourire lumineux, et par ses yeux qui semblaient percevoir l’âme du monde. Je m’y perdais.

 Nous nous comprenions sans mots ; nos esprits s’entremêlaient dans le silence apaisant de la nuit.

 J’écartai quelques mèches qui lui retombaient sur le front. Il s’approcha encore de moi, son regard plongé dans le mien, comme s’il désirait graver ce moment dans sa mémoire. Le temps semblait se figer autour de nous, chaque battement de mon cœur résonnant dans l'immensité du désert. Il m’adressa un sourire complice, une étincelle anima ses pupilles, puis ses lèvres rencontrèrent les miennes dans baiser lent, dénué d’impatience. Ses gestes calmes me rassuraient ; nous savourions cet instant magique. Il m’allongea délicatement sur le sable et m’enlaça. Je me sentais si bien dans ses bras. Il était mon ancrage, mon point de stabilité dans ce monde sans fin. Il me caressa longuement le visage et les cheveux, couvrant mes joues de baisers. Ses mains descendirent le long de mon corps dans une exploration tendre, traçant un chemin sensuel sur mes courbes. Chaque frôlement me provoquait des vagues d’extase. Sa bouche, chaude et avide, dévora mon cou, puis glissa le long de mon ventre. Je frémissais sous l’étreinte de ses lèvres, et mes hanches ondulaient au gré de ses passages. Mon Dieu ! Jamais je n’avais connu de telles sensations ! Il se redressa, me dévisageant, et m’embrassa tendrement.

 Assis sur le sable, nous contemplâmes Héliaka, nos doigts entrelacés.

– Merian, je suis désolée que vous ayez perdu vos parents à cause de mon peuple, lui soufflai-je.

– Tu as perdu les tiens ce jour-là également, alors ne te sens pas coupable.

 Il me serra fort contre lui, comme pour me prouver qu’il avait fait son deuil.

Le couvre-feu retentit, semblable au son profond d'une large corne, cet instrument à vent fait d'une défense d'animal.

 Nous observâmes une dernière fois les étoiles parfaitement visibles dans le ciel du désert.

 Kaya nous attendait à la porte de l’escalier souterrain. À ses côtés, un homme aux longs cheveux tenait la fameuse corne. Son regard se promenait sur l’oasis et vérifiait méticuleusement les alentours, veillant à ce que personne ne se retrouve dehors. Nous les remerciâmes pour leur patience. Kaya referma le rocher – cela me fascinait à chaque fois – et marcha devant nous dans le tunnel, préservant notre intimité. Une fois arrivés dans la cavité principale, Merian me souhaita une bonne nuit et nous quitta. Kaya m’invita à dormir avec elle dans sa chambre. Nous discutâmes de ma soirée. Elle semblait ravie pour moi, me posa très peu de questions, sans doute par pudeur, et me laissa à mes douces pensées. Je louai intérieurement sa prévenance.

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