Chapitre 44 : La Pierre de Vie (chapitre remanié)

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 Je m’éveillai dans les bras de Kaya, qui ouvrait lentement les yeux. Sa bienveillance et son côté protecteur m'apportaient une réconfortante sensation de sécurité, comme si j'étais sa petite sœur. Nous nous lavâmes avant de rejoindre la grotte principale

 Pendant le petit-déjeuner, Avorian m’informa que nous allions récupérer la Pierre de Vie aujourd’hui même pour repartir dès le lendemain.

 Shirin me proposa de cuisiner ensemble, et j’acceptai avec plaisir. Elle m’emmena dans les cuisines de la cité souterraine, où un petit soleil artificiel irradiait cette cavité de roches sédimentaires. Son équipement, assez sommaire, se composait d’un grand plan de travail, d’étagères chargées de pots en terres, d’un creuset rempli d’eau et de plusieurs fours.

 Shirin noua sa chevelure soyeuse en une longue tresse, et je suivis son exemple en rassemblant mes cheveux en une queue de cheval. La douce Komac vint derrière moi, souriante, attrapa mes mèches pour en faire une jolie natte. Ce geste me toucha au point de m’émouvoir. J’avais le sentiment d’être chez moi, à ma juste place. À l’instar de Kaya, elle prenait merveilleusement soin de moi.

 Nous nous lavâmes les mains dans le creuset avant de nous atteler à préparer son fameux pain, réputé comme « le meilleur du village ». Shirin eut la bonne idée d’en faire plusieurs pour notre voyage à travers Gothémia.

 « Je ne te laisserai sûrement pas mourir de faim ! » assura-t-elle, en véritable mère.

 Je la regardais avec tendresse, imitant ses gestes pour mélanger la farine avec l’eau, le sel, une huile végétale, et du levain. Les ingrédients provenaient des céréales et plantations cultivées à l’oasis. Je savais déjà préparer et pétrir une pâte à pain grâce à Sijia. Alors que je pétrissais la pâte, je réalisai que, d'une certaine manière, j'avais trois mères : ma mère biologique que je ne connaissais pas, Shirin, qui m’avait allaitée, et Sijia, ma mère adoptive Terrienne.

Finalement, je suis sacrément chanceuse !

Shirin m’observait, lumineuse, manifestement fière de m’enseigner son savoir-faire. Nous allions cuire nos pains dans un four en argile et en sable – ouvert, sans porte ni vitre. Une fois le feu allumé, il suffisait de laisser prendre les braises puis d'en retirer une partie pour ne laisser qu'une chaleur douce durant la cuisson de la pâte. Les Komacs utilisaient des brindilles ainsi que de la bouse d’embanore séchée comme combustibles, qui, étonnamment, ne sentaient rien et s’enflammaient rapidement. J’en pris même une galette complètement sèche dans mes mains, constatai qu’aucune odeur nauséabonde ne s’en dégageait. Ce procédé, à la fois écologique et ingénieux, me fascina.

 Nos échanges se faisaient par les regards, les gestes et les expressions de nos visages, tout s'installait dans le non-verbal. Je savais qu'elle me comprenait par une empathie silencieuse.

 Kaya, Avorian et les jumeaux vinrent nous rejoindre pour la dégustation. La croûte craquait agréablement sous la dent, et, oh ! Mon Dieu ! Cette mie d’un moelleux irrésistible ! Un réel plaisir pour le palais.

 Il n'y avait pas de doute : la réputation de Shirin était fondée.


 Kaya et moi rejoignîmes sa chambre.

– Où vous rendez-vous, toi et Avorian ? demanda-t-elle en s’installant sur une couverture. Au Royaume de Cristal ?

 Je m’assis à côté d’elle.

– Oui, le Sage souhaite nous rencontrer.

– Le Sage demande la présence de tous les Gardiens pour un grand rassemblement afin d'unir nos peuples contre les nouvelles menaces.

– Les êtres sombres créés par les Terriens ?

Kaya acquiesça d’un signe de tête.

– Tu vas donc nous rejoindre au Royaume ?

– Oui, avec mon père. Les Noyrociens vivent à l’autre bout d’Orfianne ; ils viendront à bord de leurs vaisseaux. Mais les Moroshiwas et les Ewaliens se téléporteront sans doute. Les Ênkelis se trouvent au Nord, près du Royaume de Cristal. Quant aux Métharciens, ils ne sont pas conviés. Ils ne possèdent ni Pierre de Vie ni Gardien, ces créatures viennent d’une autre planète et ont colonisé Orfianne bien après la création des Pierres.

 J’avais déjà rencontré des Noyrociens chez Avorian, ces êtres impressionnants à la peau verte et aux antennes dorées, et aperçu une Ewalienne dans l’océan proche de la grotte. Je savais que les Moroshiwas, humanoïdes végétaux, pouvaient se rendre invisibles.

– Tu as parlé de tous les peuples, mais les Fées, elles n’ont pas de Pierre de Vie ?

– Les Fées n’ont pas besoin de Pierre magique. Elles sont les Gardiennes des mondes. C’est-à-dire qu’elles ont la capacité de passer d’un plan vibratoire à l’autre. Leur pouvoir n’a rien de comparable. Elles appartiennent au règne de l’air et vivent très longtemps. Nous les verrons au grand rassemblement : leur fonction première est de protéger et d’embellir les planètes.

– D’après ce que j’ai compris dans leur village, ces magiciennes passent leur vie à aider tout le monde : la nature, les êtres vivants… Hier soir, j’ai remarqué en regardant les étoiles qu’il y a ici les mêmes constellations que celles vues de la Terre. Comment est-ce possible ?

– Les planètes sont jumelles, c’est bien le même ciel !

 « Les deux planètes se situent au même endroit dans l’Univers, mais elles sont sur des dimensions distinctes », m’avait expliqué Avorian. Nous possédions donc les mêmes cieux, à l'exception des satellites de chaque planète. D’où les voyages entre la Terre et Orfianne par transgèneur ; ce dernier permettait d’atteindre un monde parallèle, sans avoir à parcourir des milliards de kilomètres. En y réfléchissant, cela expliquait aussi pourquoi les pensées négatives des humains se manifestaient en monstres sur Orfianne : les deux mondes coexistaient, s'interférant mutuellement.

– Nêryah, j’aimerais que tu me racontes ta vie sur la Terre. C’est extraordinaire pour nous qu’une Orfiannaise ait pu survivre sur une autre planète.

 Je posai une main sur son épaule en un geste amical. Je lui parlai de mon enfance sur Terre avant de lui décrire brièvement le mode de vie des humains. Kaya semblait autant fascinée par mon récit que ravie de rencontrer une légende vivante.

– Kaya, puisque nous sommes dans la confidence, j’aimerais que l’on évoque ce qui s’est passé avec Ishaam, hier. Je me sens vraiment gênée. Il a raison, quelque part. Avorian et moi te mettons en danger.

– Écoute, je te prie une nouvelle fois de le pardonner. Ishaam s’est montré virulent ; sa peine a parlé pour lui. Nos parents ont combattu ensemble pour tenter de sauver les Guéliades. Seul mon père a survécu. Ma mère avait insisté pour venir en aide à votre peuple, avec notre Pierre de Vie, dont elle était la Gardienne. Lorsqu’elle est morte, mon père a dû rentrer au village. Je n’ai presque aucun souvenir d’elle, j’étais bien trop petite. Les garçons étaient plus âgés que moi. Perdre leurs parents a été terrible pour eux.

 Nous nous regardâmes un instant, silencieuses, puis elle ajouta :

– La Pierre m’a immédiatement choisie. Peut-être parce que ma mère vit encore à travers moi…

Je pris ses mains dans les miennes, serrant tendrement ses doigts avant de l’enlacer, lui transmettant toute ma chaleur.

– Je suis désolée. Je commets sans doute beaucoup de maladresses en raison de mon ignorance. Je sais seulement que mon peuple a été exterminé par les Modracks, et qu’on m’a retrouvée alors que j’étais encore dans le ventre de ma mère.

 Kaya planta son splendide regard acajou dans le mien.

– Je vais te raconter ce que je sais. Les Modracks sont des monstres issus des pensées des Terriens. Ils ont envahi les terres des Guéliades, jugeant votre peuple comme une menace. D’autres royaumes furent touchés, mais pas à ce point.

– À cause de nos pouvoirs ?

– Vous êtes indéniablement la race la plus puissante d’Orfianne. Mon peuple vous est venu en aide. Très peu en sont ressortis vivants. Avorian s’est réfugié dans notre village, nous confiant votre Pierre de Vie. Arianna, la Reine des Fées, était avec lui, gravement blessée. Mon père m’a demandé de la guérir. J’avais seulement trois cycles, mais en tant que nouvelle Gardienne, je pouvais le faire. Je l’ai sauvée en ouvrant notre Pierre de Vie. Cette expérience m’a marquée, je n’oublierai jamais ce moment. Grâce à cette connexion si spéciale avec notre joyau, je sens que même absente, ma mère m’insuffle encore aujourd’hui son savoir.

 Une profonde émotion m’envahit. Malgré tout ce qu’elle avait enduré, Kaya gardait une vision belle et spirituelle de la vie, conservant un lien sacré avec sa mère, au-delà de la mort.

 Je réalisais pour la première fois combien cette tragédie était récente. Évoquer cette période était encore très douloureux pour Avorian. Il devait ressentir une énorme culpabilité d’être le seul rescapé. Le poids de son passé pesait lourdement sur ses épaules.

 Je songeai à mes parents sur Terre. Je me sentais coupable de les avoir abandonnés, sans explication. Je n’avais pas eu le choix.

– Je comprends que tes proches aient du mal à accepter ton départ du village après un tel drame.

– C’est aussi à cause de mon rôle… puisque ma mère est morte, je suis la seule à pouvoir utiliser la Pierre de Vie et, par conséquent, à protéger mon peuple en cas de danger. Nous ne disposons pas de facultés magiques comme vous, les Guéliades. Lorsque je partirai pour le Royaume, je serai obligée de laisser le rocher ouvert sur nos tunnels, exposant ainsi mon peuple aux Glemsics. Seule une Gardienne peut l’ouvrir ou le refermer.

 Je la regardai un instant, alarmée. Ishaam avait raison ! Elle devait rester ici, c’était bien trop risqué !

– Nos guerriers sont entraînés, j’ai confiance en eux, me rassura-t-elle. Et lors de mon départ, je prendrai toutes les mesures nécessaires pour que mon peuple soit en sécurité.

 Avorian vint me chercher. Dehors, le soleil atteindrait bientôt son zénith.

 Notre Pierre de Vie allait nous être restituée après tant de cycles. Merwên et sa fille nous guidèrent jusqu’au petit temple. Je respirais le parfum réconfortant de l’encens, admirative face à la beauté de la statue aux voiles rouges. L’alcôve avait pour unique source de lumière les rayons écarlates de la Pierre de Vie des Komacs. Merwên s’approcha de la statue et souleva un pan de voile, au niveau de la poitrine. Il appuya au niveau du cœur de la réplique, et soudain, un morceau de pierre se détacha de l’ensemble, révélant une lueur argentée. Devant nos yeux ébahis, Merwên sortit un joyau opaque et brillant, de la forme d’un losange et de la taille d’une petite boule de cristal. Il ressemblait à une hématite grise.

– Avorian, Nêryah, voici la Pierre de Vie des Guéliades. Nous, les Komacs, l’avons gardée en sûreté dans l’espoir de votre venue et de la renaissance de votre noble communauté.

– Merci, Merwên. Prends-la, me somma Avorian.

 Le chef du village me tendit la relique. Je la pris précautionneusement dans mes mains, à la fois bouleversée et intimidée. Soudain, un rayon argenté jaillit du joyau, tournoya autour de moi avant de se loger au niveau de mon nombril, traversant ma chair. Mes mains se crispèrent sur sa surface lisse ; je ne voulais surtout pas le laisser tomber. Il émit une lumière vive.

– La Pierre réagit, souffla Kaya.

– C’est extraordinaire ! s’exclama Merwên. Les Pierres ont donc la capacité de s’adapter quand un Gardien meurt prématurément, comme nous le pensions !

– Le pouvoir s’est transmis de mère à fille. La Pierre réagissait déjà à Nêryah lorsqu’elle était bébé… Elle était destinée à devenir Gardienne. Nêryah, tu tiens entre tes mains le dernier vestige de notre communauté, notre seul et unique héritage, me dit solennellement Avorian.

 Quelques larmes perlaient au coin de ses yeux.

– Nêryah ! Ton nombril… Il scintille ! s’écria Kaya.

Je baissai la tête et constatai que ma petite spirale brillait, se colorant peu à peu en doré. Mon corps se transformait juste sous mes yeux, et curieusement, je me sentais bien. Je lâchai un cri de surprise.

– La Pierre a parachevé ton lien avec Orfianne, déclara Avorian.

 J’étais désormais une véritable Orfiannaise, Gardienne de la Pierre de Vie des Guéliades. Représentante d’un peuple décimé, je n’avais plus de royaume à défendre, mais ce pouvoir faisait de moi quelqu’un d’extrêmement précieux… Au point de devoir me cacher sur une autre planète pour me préserver. Sans Gardien, la Pierre demeurait inutile. On comptait sur mon pouvoir, bien plus que je n’aurais pu l’imaginer. Un lourd fardeau pesait sur mes épaules. Pourtant, je me sentais à ma juste place, comme si j’étais née pour cela, et que mon chemin de vie se révélait enfin à moi.

 Nous regagnâmes notre chambre. J’avançais prudemment, la Pierre des Guéliades dans mes mains. Avorian l’emmaillota soigneusement puis la déposa dans son sac de voyage.

 Kaya attrapa ma main, le sourire aux lèvres. Nous nous dirigeâmes vers la salle principale. J’entendais le son d’une musique entraînante.

 Nous entrâmes, et, à notre grande surprise, un véritable festin nous attendait. Cette fête, donnée en notre honneur, ritualisait la restitution de notre trésor inestimable. Les villageois s’étaient réunis, dansant au son des instruments de musique. Je reconnus une sorte de luth, des flûtes et des tambourins.

 Musicologue en herbe, je m’enquis auprès de Kaya des matériaux composant ces instruments ornés et ouvragés, dont le bois sculpté, tout en courbes, donnait l’impression de véritables œuvres d’art. Les cordes du luth étaient en boyaux d’embanores, tandis qu’on utilisait la peau tannée de ces mêmes animaux pour fabriquer les tambourins. Dans l’oasis, le bois ne manquait pas pour construire des flûtes et des caisses de résonance.

 Fascinée, j’écoutais les modes utilisés et j’observais leur façon de jouer, si similaire à celle des Terriens. Merian se trouvait parmi les musiciens, jouant merveilleusement bien d’une petite flûte en bois foncé. Kaya fredonnait une mélodie enjouée dans leur dialecte. Elle dansait en frappant dans ses mains. Je l’imitai et Shirin me rejoignit ; nous formâmes une ronde festive.

 J’accompagnais la voix de Kaya en ajoutant de longues notes pour enrichir sa mélodie. Avorian nous regardait, le visage rayonnant.

 Nous dégustâmes des mets délicieux, entre fruits frais, galettes de céréales, gâteaux, et bien-sûr, les fameux pains de la douce Shirin. De nombreux Komacs vinrent me féliciter. Je rougissais à chaque compliment, intimidée. Je n’avais rien fait pour mériter tant d’égards.

 Après le repas, nous dansâmes l’après-midi durant au son des airs du désert de Gothémia. Ce moment béni allégea le poids qui pesait sur mes épaules. Je me sentais libre, virevoltant et riant avec mes amis.

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