Chapitre 49 : Confidences sous le ciel du désert (chapitre remanié)

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 Accoudé sur la rambarde taillée dans la roche, Avorian guettait les alentours. Aucun glemsic à l’horizon. Pas une seule ombre non plus. Je distinguais les silhouettes des jumeaux qui patrouillaient en contrebas, au bord de l’eau. Kaya ramassait du bois pour incinérer les cadavres des monstres. Grâce à l’enchantement de cette dernière, nos montures étaient saines et sauves. Elles s’abreuvaient insouciamment à l’oasis.

– Un peu de réconfort, dis-je à Avorian en lui tendant un des pains de Shirin.

 Nous souffrions tous des séquelles de cette longue nuit cauchemardesque. Le mage prit le pain dans sa main, m’adressant un léger sourire, perdu dans ses réflexions.

– On s’en est mieux sortis, cette fois, continuai-je. Grâce au soleil et aux Pierres de Vies ! Les ombres craignent la lumière… logique !

– Oui, mais pas systématiquement : nous les voyons parfois circuler librement, en plein jour, dans les forêts d’Orfianne. Elles ne semblent pas pouvoir survivre bien longtemps lorsque les rayons du soleil viennent directement les illuminer.

– En tout cas, j’ai l’impression qu’elles me poursuivent. D’abord dans votre jardin, puis dans la forêt aux mille lueurs, et maintenant ici. Je les attire ! Peut-être parce que mes énergies leur rappellent celles des humains, leurs créateurs ? Et puis, je ne comprends pas ce qui s’est passé avec ma Pierre de Vie. Elle a littéralement volé jusqu’à moi.

 Il mâcha longuement un bout de mie avant de répondre :

– Je l’avais prise pour mon tour de garde. Pendant le combat, elle s’est mise à scintiller et à léviter dans ta direction. Je n’y voyais plus clair ; je l’ai simplement laissée faire.

– C’est incroyable cette fusion qui s’est opérée avec la Pierre de Kaya ! Vous allez rire, mais je n’ai pas pu remettre ma Pierre dans mon sac ; elle a refusé de le faire, vibrant très fort avant de se loger contre ma poitrine. Vous m’aviez prévenu que ces Pierres possédaient leur propre volonté ; je ne pensais pas que c’était à ce point-là !

– Notre Pierre de Vie t’a choisie, et elle a un sacré caractère, tout comme toi !

 Kaya alluma le feu, assez loin des arbres de l’oasis. Merian et Ishaam y jetaient les glemsics. L’odeur qu’ils dégageaient deviendrait bientôt insupportable.

 Je croquai dans mon pain pour me réconforter. J’avais beau me montrer positive avec Avorian pour le préserver de ma souffrance, j’étais profondément traumatisée par la violence de ces combats. Je n’avais pas pu me résoudre à tuer des glemsics cette fois-ci, trop choquée par ce qu’induisait un tel acte.

 Des flashs de la bataille me revenaient en boucle. Nous avions passé une nuit blanche, mais je n'avais aucune envie de dormir. Je ne voulais plus fermer les yeux. Les images, les sons, et même les sensations des combats hantaient mon esprit, dans une tourmente sans fin. Comment parvenir à se remettre de telles épreuves ? Par quel moyen oublier et vivre normalement ?

 Les Komacs nous rejoignirent. J’observais le désert, et remarquai une multitude de petites constructions rondes à l’Est, toutes alignées et proches de la cité.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Ce sont nos fours solaires, où nous cuisons pains, galettes de céréales et fondues de légumes.

 Ce brusque changement de vie avait durablement marqué les Komacs.

 Nous nous baignâmes dans le lac avant de reprendre la route. Pendant que Kaya grimpait aux palmiers pour y cueillir des fruits, je jetai un dernier regard à cette oasis luxuriante, aux fleurs mauves des albizias. Quel contraste avec ce que nous venions de subir ! Les jumeaux avaient patrouillé dans toutes les directions : aucune trace de nos adversaires. Les ombres s’étaient volatilisées sous les premiers rayons du soleil, et nous étions venus à bout des glemsics – maintenant carbonisés. Nous pouvions partir tranquilles… jusqu’à la prochaine nuit. Nous nous réapprovisionnâmes en eau aux cascades, puis repartîmes à la conquête des dunes dorées.


 Nous galopâmes plusieurs jours durant, jusqu’à la tombée de la nuit et parfois même sous les étoiles. Les dunes sifflaient sous l’effet du vent, changeaient de couleurs au gré de la luminosité. Le paysage devenait parfois plus rocailleux. Lors de nos haltes nocturnes, il fallait se relayer pour surveiller l’arrivée éventuelle de Glemsics. Par chance, ces derniers ne se montrèrent pas, et les ombres non plus. Peut-être se souvenaient-ils de leur dernière bataille ?

 Les soirées, désormais paisibles et même distrayantes, restaient ponctuées par notre vigilance. Loin d’être de simples guides, les Komacs égayaient notre quotidien. Leur présence était une véritable bénédiction dans ce voyage si périlleux. Je lisais la gaieté dans le regard d’Avorian et m’en réjouissais ; il retrouvait une famille et nous considérait comme ses enfants, prenant soin de nous.

 Nous n’avions pas trouvé de plan d’eau depuis la dernière oasis. Nos embanores tenaient bons, mais nos vivres commençaient à s’amenuir dangereusement.

 Le soleil déclinait. Kaya décida de faire une halte pour passer la nuit. Je m’assis près de mon embanore, tandis qu’Avorian s’installa en face de moi. Nous partagions nos derniers fruits séchés, discutant sous le ciel étoilé de ce paysage aussi vaste que majestueux, avec pour seul point de repère les courbes des dunes ambrées.

– Avorian, j’étais trop petite pour m’en souvenir, mais lorsque vous êtes venu vous réfugier après la bataille, Merian m’a dit que vous étiez accompagné d’une autre personne, en plus d’Arianna, s’enquit Kaya.

– Il me semble qu’il y avait une jeune Guéliade avec vous, ainsi qu’un Limosien, et que vous étiez tous grièvement blessés, expliqua Merian.

 Le regard d’Avorian s’assombrit. Le silence s’installa. Kaya, sa curiosité piquée au vif, persista :

– Qui était-elle ? A-t-elle survécu ?

– Non.

 Avorian se leva brusquement. Nous le suivîmes du regard, embarrassés, alors qu’il partait donner à boire aux embanores. Cette conversation le mettait mal à l’aise. Quelques minutes plus tard, il revint vers nous, l’air grave.

– J’étais moi-même aux portes de la mort, terriblement affaibli, incapable d’utiliser mes pouvoirs de guérison. Je sais que vos familles ont fait tout ce qu’elles pouvaient pour nous sauver.

 Les mots d’Avorian résonnaient avec une émotion palpable, et il ne put réprimer quelques larmes. Tout le monde baissa la tête, absorbé par la contemplation du sable curcuma.

– Mais nous ne possédons pas vos talents magiques, admit Kaya, la mine soucieuse, après un moment de silence.

– Nous avons utilisé notre savoir, nos plantes et nos onguents, poursuivit Merian d’une voix douce. Je suis désolé, Avorian.

– J’ai sauvé Arianna trop tard, n’est-ce pas ? Elle a pu vous guérir, vous et le Limosien, mais pas celle qui vous accompagnait ?

– Ma petite Kaya, tu as été extraordinaire ! la rassura Avorian. Ne sois pas si dure avec toi-même. Tu devais avoir trois cycles. Te rends-tu compte que sans ton pouvoir de Gardienne, Arianna, Swèèn et moi n’aurions pas survécus ?

 Kaya serra les poings, balayant l’horizon du regard. Je savais parfaitement ce qu’elle ressentait. Non. Ce n’était pas suffisant. Elle aurait voulu guérir tout le monde.


 Les étoiles scintillaient. Ishaam prépara la tente, répartissant les couvertures à l’intérieur. Les nuits demeuraient glaciales. Alors qu’un silence de fer s’abattait sur notre habituelle jovialité, Avorian murmura :

– La jeune Guéliade avec moi, c’était ma fille.

 J’en eus le souffle coupé. Celle qui l’accompagnait ce jour-là et qui n’avait pas survécu… Sa fille.

 Il n’avait pas pu la guérir. La chair de sa chair. Disparue.

 À jamais.

 Quelle douleur innommable pour un parent que celle de perdre son enfant…

 Nous ne pouvions rien ajouter. Ni le consoler par des paroles réconfortantes. Que dire face à une telle tragédie ? Avorian avait perdu tous les siens, morts sous ses yeux.

 Je compris enfin l’intensité de notre relation, ses réactions, sa peur de me perdre, sa volonté de me protéger par-dessus tout, quitte à m’emmener sur une autre planète.

Étant le dernier membre de notre espèce, il me considérait comme sa propre fille et se battait pour moi de toutes ses forces. Ma présence lui rappelait chaque jour ce terrible drame, tout en lui offrant un léger réconfort.

 Kaya et moi le serrâmes chaleureusement dans nos bras, notre instinct maternel primant sur notre pudeur. Il se laissa aller et pleura à chaudes larmes. Le voir dans cet état me brisait le cœur. Si seulement je pouvais l’aider à surmonter sa peine.

 Le reste de la soirée se prolongea dans cette ambiance morose. Tout le monde eut du mal à s’endormir, rongé par des pensées amères.


 Je me demandais si ce désert avait une fin. La révélation d’Avorian avait suscité en nous une certaine lassitude. Nous étions tous délicats et aux petits soins avec lui. Kaya, très perturbée, s’en voulut d’avoir abordé ce sujet. Elle balaya l’air d’un geste sec en me confiant : « Quelle idiote ! J’aurais dû m’en douter ! Qu’est-ce qui m’a pris de poser cette question ! » Je ne pouvais que compatir, moi qui manquais souvent d’habilité et de tact envers Avorian.

 Et si les vêtements que je portais avaient appartenu à sa fille ? J’imaginais sa douleur, une constante piqûre de rappel. En psychologie terrienne, on parlerait de transfert émotionnel, où il pourrait projeter son affection sur moi, nourrissant peut-être le désir inconscient de faire revivre sa fille à travers ma présence...

 Les jours se ressemblaient trop à mon goût, malgré l’agréable sensation de vitesse que nous procuraient nos montures. Le souffle du vent brossait continuellement les grains de sable. Parfois, ils roulaient et dévalaient les dunes, créant un nuage de poussière.

 Nous souffrions du manque d’eau ; ma peau me semblait aussi foncée que celle des Komacs.


 Le lendemain, nous atteignîmes enfin une nouvelle oasis. Alors que Kaya et les jumeaux dévalaient la dune à toute vitesse pour plonger dans le petit étang, je quittai mon embanore, prenant le temps de m’étirer et de faire quelques mouvements avant d’aller me désaltérer. Avorian, étonnamment souple et habile pour son âge, grimpa à un arbre pour y chercher des fruits mûrs aux couleurs éclatantes. Je l’aidai à nous réapprovisionner en nourriture.

 Nous passâmes un long moment à nous laver dans le bassin rafraîchissant, bercés par le doux son de l'eau. L'odeur fraîche de la végétation contrastait avec le parfum chaud du sable, promesse de vie au cœur du désert

– Nous arrivons bientôt, nous prévint Kaya. Demain, si tout se passe bien.

– Oh non… Il faut déjà se quitter ? se plaignit Ishaam.

– Je ne sais pas comment nous aurions fait sans vous. Nous serions sans doute morts de soif, calcinés depuis longtemps, perdus au milieu des dunes, murmurai-je à nos précieux guides.

– Oui, ou dévorés par les Glemsics et possédés par les esprits sombres, ajouta Ishaam un ton ironique.

– Un grand merci pour votre aide, dit Avorian, sa voix empreinte de gratitude. Nous vous avons mis en danger, et malgré tout, vous êtes restés à nos côtés. Nous vous en serons éternellement reconnaissants.

 Des larmes perlèrent au coin de ses yeux, reflets de la douleur de la séparation à venir. Nos trois Komacs se jetèrent sur lui dans une étreinte qui disait tout.

 La soirée fut silencieuse, l’atmosphère pesante. Un réel déchirement étreignait nos cœurs à l’idée de devoir se quitter.

 Je m’allongeai aux côtés de Merian. Nous échangeâmes de tendres baisers pendant une bonne partie de la nuit, soufflant des mots doux. Je me blottis dans ses bras, savourant une dernière fois la chaleur de sa présence réconfortante avant de sombrer dans un sommeil apaisé.

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