Chapitre 69 : Le Maître des ombres
L’autre personne en question approchait. La faible lueur posée dans ma main me permit de distinguer ce mystérieux visiteur : une stature imposante, emmitouflée dans une large houppelande noire surmontée d’un capuchon, noyant son visage.
Qu’est-ce que Sèvenoir pouvait bien faire ici ? Ce dernier contourna l’Ombre, qui lui céda le passage. Étaient-ils alliés ?
L’homme masqué m’a toujours dit qu’il avait pour maître une entité du chaos, très puissante. Il s’agit de l’Ombre !
Pourtant, comme pour contredire mes pensées, Sèvenoir se plaça devant moi et fit face à la créature, les bras grands ouverts, en signe de protection.
– Sèvenoir… cela fait bien longtemps que tu ne t’es pas montré, si l’on puis dire d’un homme qui cache son visage. Des années de silence et te revoilà, pour elle…
Sa voix profonde résonnait de partout, comme si la créature parlait dans un micro.
– Laisse-la, ordonna Sèvenoir.
Il paraissait sûr de lui ; son timbre posé me rassura.
L’Ombre lâcha un rire glacial. Je tressaillis.
– Laisse-la partir, répéta l’homme masqué, dédaignant cette moquerie. Elle ne t’appartient pas.
– Tu ne sais même pas ce que cette petite représente, provoqua l’Ombre.
– Je la connais bien mieux que toi, se défendit-il.
– Comment peux-tu prétendre connaître quelqu’un alors que tu ne connais même plus ton propre visage… répliqua l’ombre.
Sèvenoir ne répondit rien.
– Et que veux-tu faire d’elle, ensuite ? reprit-elle.
Son aura violette se mit à onduler. Sa masse immatérielle s’affinait, prenant la forme d’une silhouette féminine, toujours sombre, avec une longue chevelure évanescente et les contours d’un pantalon ample, l’ensemble délimité par son halo violacé. Seuls ses étranges yeux pourpres restaient inchangés.
– Arrête ça ! lança Sèvenoir à l’adresse de l’Ombre.
J’écarquillai les yeux, abasourdie. L’Ombre s’amusait à parodier ma propre forme pour me déstabiliser : même si cela ne restait qu’un amas ténébreux, impalpable, je reconnus l’imitation de mes vêtements et de mon gabarit.
– Je peux aisément me métamorphoser… Après tout, je ne suis qu’une ombre, susurra l’étrange créature.
– Oui, c’est bien ça… celle des autres ! Mais tu es incapable d’être toi-même ! l’injuria Sèvenoir.
La créature s’esclaffa de nouveau. Cette scène avait l’air de lui plaire. Elle avait envie de se divertir, de « jouer avec ses proies », comme avait prévenu Swèèn. Cela témoignait de sa cruauté inégalable.
L’Ombre reprit son aspect initial, informe, en me demandant :
– Et toi, Nêryah, connais-tu ta propre identité ?
Décidément, pensai-je, tout le monde connaît mon prénom.
Je ne parvenais pas à répondre, trop effrayée.
– Peu importe ton ascendance, sache que toi seule peux savoir qui tu es.
Je me demandais pourquoi mes amis n’arrivaient toujours pas. Ils avaient dû être attaqués, eux aussi.
– Je te défends de la toucher ! intima Sèvenoir à travers son masque.
– Hum… tu t’es entiché d’elle…
L’Ombre riposta d’une voix étonnamment douce. À nouveau, elle se transforma. Cette fois, son pourtour mauve s’élargit. De longues capes se dessinèrent, puis un capuchon au niveau de la tête. Une parfaite réplique de Sèvenoir, sans le masque : à la place, toujours les deux lueurs écarlates.
Mon sauveur resta immobile, résigné à défier la sombre créature. En un sens, il avait gagné : la créature ne parvenait pas à me capturer. Mais que cherchait-il ? Son comportement m’intriguait. Il m’avait déjà sauvé la vie lorsque je me trouvais aux portes de la mort, au beau milieu des étoiles. Sans lui, mon âme se serait égarée dans le cosmos.
L’Ombre quitta son déguisement pour retrouver sa masse incorporelle.
Devant le mutisme du mage noir, la créature s’emporta :
– Je suis ton maître ! Tu connais bien ma puissance ! Tu y as même goûté. Ôte-toi de mon chemin Sèvenoir !
L’homme masqué demeurait silencieux, imperturbable.
– Je dois parler à Sèvenoir, intervins-je. J’ai besoin de savoir. Dans le désert de Gothémia, Avorian et moi avons vécu plusieurs attaques, dont celle de Glemsics acharnés. Est-ce vous qui les avez ensorcelés pour nous tuer ?
Sèvenoir se retourna vers moi, adoptant un ton agacé :
– Bien-sûr que non, petite sotte. Je n’ai jamais voulu te faire du mal, combien de fois va-t-il falloir te le répéter ? Je suis là pour te protéger, tu le vois bien !
L’Ombre se réjouissait de la scène. Elle en profita pour se glisser vers nous.
– Pardon d’interrompre votre charmante conversation, mais c’est moi qui suis l’auteur de ces méfaits…
Je songeai à cette mystérieuse magie qui avait terrassé Avorian dans le désert.
– Je vous observais depuis un moment, poursuivit l’entité. J’ai pu entrevoir ton immense pouvoir, Nêryah. J’ai constaté combien tes dons pouvaient m’être utiles, et me suis servi des Métharciens pour pouvoir t’approcher. Mais cette bande d’incapables n’a pas suivi mes ordres ! Ils t’ont grièvement blessée, alors que je voulais simplement me débarrasser de ce vieux Guéliade, si encombrant. Et voilà que je suis obligé d’intervenir !
Je sursautai en entendant ces mots, choquée d’apprendre la vérité. Je découvrais enfin notre réel adversaire !
– Quelle drôle de créature es-tu, Nêryah ? ajouta l’être aux yeux vermeils. Comment se fait-il qu’on ne puisse pas lire dans tes pensées ? Même les Métharciens n’ont pas réussi à te localiser. Pourtant, j’avais bien senti ta présence dans la forêt de Lillubia. Les Orfiannais n’ont pas ce type de pouvoir. Mais les Terriens, oui. Tu es restée si longtemps sur Terre que tu sembles avoir acquis certaines de leurs capacités… c’est incroyable ! C’est ce qui te rend si précieuse. Mais plus encore… vous avez reverdi les terres des Guéliades. Belle prouesse !
Sèvenoir se tourna un instant vers moi, comme si cette révélation le surprenait, lui aussi.
– Sèvenoir, mon cher disciple, j’aurais été heureux de t’accueillir à nouveau chez moi et de parachever ta formation. Quel dommage que tu te sois échappé si vite ! J’ai besoin de ta force… de ton esprit persuasif pour apprivoiser cette charmante petite effrontée.
– Je ne pactiserai plus avec toi. Tu n’es qu’une ombre… une ombre sans vie et sans cœur, engendrée par un amas d’émotions. Jamais tu n’as compris les êtres vivants : tu ne les tolères pas, parce qu’ils reflètent ce qui te manque. Alors tu préfères les détruire. Et que feras-tu de Nêryah, après l’avoir domptée ?
– Je la garderai avec moi ! Elle sera mon nouvel apprenti, puisque tu refuses de revenir, toi qui n’as jamais voulu retirer ce masque ridicule ! Quelle identité désires-tu dissimuler ? Sache qu’on ne peut pas se cacher éternellement. Quelle prétention ! Maintenant, écarte-toi, Sèvenoir. La vie de cette petite vaut bien plus que tout le reste.
– Nêryah reste avec moi.
Sa voix se fit plus faible, comme s’il pressentait la sentence qui s’abattrait inévitablement sur lui.
Je restais là, pétrifiée, perdue dans la contemplation de ma petite boule turquoise. Seule lumière dans ce monde de ténèbres. Quelques larmes d’impuissance coulaient sur mes joues.
Sèvenoir lança quatre sphères rouges, mais l’Ombre les absorba dans sa masse translucide, comme si elles la nourrissaient.
Je me décidai à passer à l’action.
La magie d’Orfianne, pas celle des émotions, m’encourageai-je.
J’inspirai à fond en me remettant debout. Une boule lumineuse naquit dans mes paumes. Je la propulsai aussitôt. Mais l’Ombre répéta les mêmes gestes et mon pouvoir fut ingéré. Son corps immatériel vacilla, malmené par ma magie.
Tout redevint noir. Je rallumai ma lampe magique.
– Comme vous êtes attachants, tous les deux. Devoir vous séparer me fend le cœur, croyez-moi…
Un tourbillon noir entouré d’un halo violacé sortit de la terrible créature. Son sort diabolique visait Sèvenoir ! Ce dernier fut projeté dans les airs à une vitesse fulgurante. L’attaque l’expulsa si loin que je ne le distinguais même plus.
– Oh non ! Sèvenoir ! Sèvenoir ! pleurnichai-je.
– Voilà pourquoi il aurait dû négocier lorsqu’il en avait encore l’occasion. Mais il s’est montré insolent, comme toujours.
– Non ! Avorian ! Swèèn ! Orialis ! hurlai-je désespérément.
– Inutile de déchirer ta petite voix…
Personne ne venait à mon secours. Swèèn pouvait pourtant savoir où je me trouvais à tout moment. Je craignais le pire !
L’être aux yeux pourpres approchait. Son tourbillon de ténèbres me touchait presque.
L’une de ses capes nébuleuses s’enroula autour de moi, ma petite boule lumineuse s’éteignit. Le contour des arbres s’effaça. Je voulais me débattre, mais contre quoi ? Je ne voyais plus rien. Affolée, je me laissai emporter par le néant.
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