1-Chapitre 2 (3/3)

5 minutes de lecture

Sam s’acharnait sur un manche de hache avec hargne.

« Tu ne m’avais pas dit que ta sœur rejoignait l’équipe.

— Parce que tu crois qu’elle m’a prévenu ? »

Ben grimaça. L’ambiance risquait d’être tendue pendant quelques jours. Son cousin les interrompit :

« Au fait, j’ai une question !

— Si c’est pour me parler du bal, tu peux la garder pour toi… » répliqua Ben affablement.

Jo roula des yeux, puis répondit avec plus de sérieux :

« Pour les douches, on fait comment ? »

Les hommes se consultèrent du regard. Ils disposaient en effet d’un local de douche afin de se récurer avant de rentrer chez eux, mais les portes n’avaient pas de verrous. Il n’était pas rare d’ouvrir par mégarde une cabine déjà occupée ; cela ne les avait jamais dérangés, car ils ne s’étaient jamais posé la question de la mixité. Mais avec deux femmes dans l’équipe —trois, si la nouvelle artiste se prenait à prendre des douches aussi—, il allait falloir revoir leur copie.

« Je suppose que tu peux demander au vicomte d’installer des loquets ? Ce n’est pas bien compliqué à poser et ça ne coûte pas un bras.

— Oui, enfin, moi, je préférerais quand même prendre ma douche sans personne dans la stalle à côté » bougonna Bob.

Bob chantait (faux) sous la douche. Ses vocalises avaient vite découragé ses collègues de procéder à leurs ablutions en même temps que lui.

« Tu te douches déjà sans personne dans la pièce, ça ne changera pas grand-chose pour toi ! »

Ben les laissa se disputer. De l’autre côté de la vitre, le vicomte faisait de grands gestes en s’adressant aux deux artistes. Hélios hochait la tête sans discontinuer tandis que la nouvelle se barricadait derrière sa paperasse. Il soupira et décida de régler l’histoire des douches tant que son chef avait encore la tête aux nouvelles arrivantes. Il franchit donc la porte du Bloc et s’approcha du trio.

Il était question de volumes, de vivacité et d’émotions qui devaient se mélanger et danser ensemble, ou quelque chose dans ce goût-là. Hélios tourna les yeux vers Ben sans changer d’expression, continuant de hocher la tête comme un pantin sur ressort. Chloé recula d’un pas en serrant son dossier encore plus fort contre sa chemise trop grande, comme si elle craignait qu’il les salisse avec la poussière qui le maculait. Le vicomte s’interrompit en le remarquant enfin.

« Un problème, Benoît ?

— C’est au sujet des douches. Pour les portes qui ne ferment pas.

— Oh, cela ! Fais ce qu’il te semble le mieux.

— Niveau budget…

— Ah oui… Bon, allons nous en occuper. Voilà, je pense avoir tout dit. Hélios, Chloé, impressionnez-moi ! »

Après le départ du vicomte et de l’autre homme, un silence tendu s’installa. L’autre artiste, celle qu’on appelait Hélios même si Chloé doutait qu’il s’agisse de son véritable patronyme, la jaugea pendant de longues secondes. Enfin, elle tourna les talons et retourna à son travail. Chloé regarda autour d’elle, mais rien ne l’aidait à se repérer.

Les armoires fermées ne semblaient pas servir de rangements pour les outillages, des formes enveloppées de draps poussiéreux s’amassaient au sol, empêchant de circuler correctement dans la pièce, la fenêtre même semblait étouffer sous la couche de sciure qui s’y collait. Elle regarda le mur vitré qui la séparait de l’atelier où l’autre équipe semblait en proie à une conversation animée. Aucun ne tourna la tête vers elle ; c’était presque comme si elle était soudain devenue invisible. L’enclume qui lui pesait sur le ventre s’alourdit un peu plus. Elle ne pouvait pas rester sans rien faire, cependant.

Abandonnée à elle-même, elle choisit une table carrée autour de laquelle il était à peu près possible de tourner pour se décharger de son fardeau. Les esquisses de son projet étaient prêtes depuis longtemps, déjà ; il lui serait donc possible de démarrer la production dès qu’elle aurait trouvé les outils et le bois adaptés. L’artiste hésita à demander de l’aide à Hélios, mais celle-ci semblait si absorbée par son œuvre que Chloé craignit de la déranger. Elle avait déjà partagé des ateliers avec ce genre de personnalités taciturnes et gardait un assez mauvais souvenir des étincelles qui crépitaient à chacune de leurs interactions ; l’idée de commencer son poste sur une dispute ne lui souriait pas. Elle se dirigea donc à pas de loups vers les armoires et chercha de quoi travailler. Quand elle trouva enfin la caisse à outils —car on avait entassé les ciseaux à bois dans une vieille caisse de mécanicien—, elle ne put réprimer un soupir d’amertume. Il était loin, le temps de ses anciens employeurs qui lui payaient les meilleurs instruments les yeux fermés. Mais comme disait sa tante : « Ce n’est pas l’outil qui fait l’artiste, alors tu reprends tes ciseaux et tu arrêtes de râler ! »

Une fois les outils alignés par fonction et par taille sur la table, la sculptrice se trouva de nouveau désœuvrée. Elle avait fureté silencieusement autant que possible dans ce petit espace, mais il n’y avait pas de bloc de bois prêt à tailler dans la pièce. Le contraire aurait été surprenant. Elle coula un regard à Hélios, qui n’avait pas fait mine de l’aider bien qu’elle l’ait clairement vue chercher de parts et d’autres. Peut-être que de l’autre côté… ils avaient eu l’air plus engageants. Chloé retourna dans la pièce voisine : ils étaient à présent répartis en petits groupes : Julie, la femme souriante, travaillait avec celui qui avait les yeux les plus clairs —Samuel ?— et Agnès écoutait le plus âgé. Elle s’approcha donc du dernier disponible dont le nom lui échappait.

« J’ai une question. »

Il leva des yeux essence d’acajou vers elle, puis sourit avec chaleur :

« Chloé, c’est ça ? Et quelle est ta question ?

— C’est pour le bois. »

Elle s’apprêtait à préciser sa demande, mais il lui montra la place vide derrière lui :

« C’est Ben qui gère tout ça. Il est sans doute au bureau avec le vicomte, tu peux aller le lui demander. S’il n’est pas là-bas, va voir les gars du hangar. Ils aiment bien lui raconter leur vie. »

Après avoir platement remercié, Chloé retrouva le chemin du bureau où sa journée avait (mal) démarré. La porte était entrouverte et la voix du vicomte lançait des séries de chiffres sur des tons plus ou moins agacés. Une autre voix lui répondit avec une monotonie parfaite :

« On parle de trois loquets, pas de coffres-forts. Ce ne devrait pas être si compliqué de trouver l’argent pour trois loquets. Vous venez de recruter trois personnes quand même…

— Une dépense productive ! Vous êtes des adultes, ce ne devrait pas être compliqué de vérifier qu’une cabine est vide avant d’entrer ! Vous ne pouvez pas organiser un emploi du temps pour les douches, non ? »

La réponse se perdit dans les hurlements d’un équarrissage. Puis le vicomte se récria quelque chose et Chloé jugea que ce n’était pas le moment d’interrompre leur conversation. Parfait. Non seulement ils n’avaient pas d’outils et sa collègue était de ces caractères incompatibles avec le sien, mais le grand chef ne pensait qu’aux bénéfices. Pourquoi avait-elle accepté de travailler ici déjà ?

Pour éviter de ressasser ses mauvaises pensées, Chloé suivit donc le second conseil de… de celui dont elle avait oublié le nom et se dirigea vers le hangar, espérant que les trois hommes seraient en mesure de l’aider. Un nouveau hurlement de bois la força à se boucher les oreilles quelques minutes. Enfin, un silence relatif retomba. Elle allait pointer le bout de son nez par l’entrebâillement de la porte quand une main se posa sur son épaule.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0