1-Chapitre 3 (4/4)

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Chloé poussait le chariot en suivant d’un pas d’escargot. Elle n’avait pas mis les pieds dans un magasin de bricolage depuis des années, et tout lui paraissait incongru (ils vendaient les canalisations de w.c. à côté des parquets !). Benoît semblait habitué des lieux, parcourant les rayons à grandes enjambées en ne s’arrêtant qu’aux points stratégiques de sa liste. Plusieurs fois, elle dut accélérer l’allure pour ne pas le perdre de vue.

Accroupi entre deux murs de pots métalliques, il comparait à présent les prix de lasures qui semblaient parfaitement identiques. Des marmonnements indistincts indiquaient que ce choix stratégique impacterait le budget du mois de quelques centimes, ce qui semblait colossal.

« Pourquoi tu n’achètes pas ça chez un grossiste spécialisé ? Ce serait moins cher, non ?

— C’est ce que je fais d’habitude, mais comme la liste de ce mois-ci était incomplète, je fais du dépannage.

— Hum. Pourquoi était-elle incomplète ? »

Il lui expliqua le fonctionnement brièvement sans lever les yeux de ses étiquettes : quand on entamait le dernier pot, on devait l’inscrire sur la liste pour renouvellement. Chloé opina du chef, car le raisonnement semblait logique, sauf qu’elle savait que cette organisation n’aurait jamais marché dans son entreprise. Dans sa précédente entreprise, se corrigea-t-elle. Sa précédente entreprise n’avait jamais eu besoin de faire de « dépannage », d’ailleurs.

« Et si tu faisais un inventaire avant de passer ta commande ?

— Évidemment », répondit-il mécaniquement ; elle comprit qu’il n’avait même pas écouté.

Une fois l’épineuse question du pot de lasure réglée, il repartit au pas de course vers la visserie. Chloé poussa le chariot aussi diligemment que possible en haletant. Ça commençait à peser son poids tout ça !

« Pourquoi avons-nous besoin d’écrous ?

— Ce sont des vis à bois, pour les charnières des meubles. Ce qui permet d’ouvrir les portes, tout ça.

— Je sais ce qu’est une charnière, merci.

— Évidemment. »

Et il lui adressa un sourire en coin qu’elle ne sut trop comment interpréter. Il jeta encore quelques paquets dans le chariot, puis sortit sa liste de la poche latérale de sa jambe de pantalon gauche. Un autre client passa à côté d’eux en les dévisageant ouvertement. Tout le monde n’était pas forcément habitué à voir un bonhomme en demi-bleu de travail complètement maculé de poussière. Elle sourit de toutes ses dents au client en espérant qu’il changerait de rayon rapidement.

« Tu as besoin de quelque chose, toi ? »

Son collègue terminait de cocher les cases de sa liste avec un micro crayon de papier.

« Le robinet de ma salle de bain fuit, alors si on pouvait…

— Je parlais de l’atelier.

— Oh… tu crois qu’on pourrait acheter des vrais outils ?

— Comment ?

— Ce n’est pas que les outils actuels soient mauvais, mais… enfin, si, ils sont dans un état lamentable. Il y en a même un dont le manche est démis. »

Benoît ouvrit si grand les yeux qu’elle remarqua pour la première fois les taches vertes qui piquetaient leur bleu.

« Hélios ne s’en est jamais plainte.

— Elle travaille peut-être avec ceux qui sont en bon état.

— Évidemment », souffla-t-il, et elle su qu’il se serait pris la tête dans les mains si elles n’étaient pas déjà occupées par la liste.

N’ayant pas trouvé de rayon spécialisé pour la sculpture sur bois, même avec l’aide d’une vendeuse consciencieuse, ils payèrent et s’attelèrent à charger la fourgonnette avec la dizaine de pots et les paquets de visserie. À peine s’étaient-ils installés dans l’habitacle qu’une sonnerie enragée les fit sursauter. Ben décrocha son téléphone. La voix à l’autre extrémité avait beau être inintelligible, son agacement ne faisait aucun doute.

« … Non, c’est… Oui, mais… La liste n’était pas complète… Je sais… J’ai fait le calcul… Oui, c’est… non, juste… Je sais… Bien sûr, c’est prévu… Oui, je m’en occupe en rentrant… Dès que… Si vous voulez… Mais vous venez de dire que… À tout à l’heure. »

Il replongea la tête dans ses mains. Finalement, il se redressa d’un air épuisé et lui adressa un sourire entre désespoir et hilarité :

« C’était le vicomte, nous allons faire un détour au château. »

Ne comprenant pas la raison de son sourire en coin, elle l’interrogea : « Et c’est bien parce que…

— Parce que ça nous donne une bonne raison de passer à la station-service pour faire le plein sans se faire réprimander d’avoir utilisé de l’essence. Nous sommes sur la réserve.

— Tu comptais me faire le coup de la panne ?

— J’ai bien assez à faire pour me prendre la tête avec ces soucis supplémentaires. Attache-toi.

— On peut mettre la clim’ ?

— Cassée. »

Le véhicule longea l’allée bordée de palmiers qui séparait la zone industrielle du cœur de la ville. Peu de promeneurs s’aventuraient dans les rues à cette heure où les ombres étaient étroites et que la chaleur écrasait la respiration.

« On cuit là.

— En même temps, quelle idée de porter un bonnet quand il fait vingt-huit degrés à l’ombre !

— C’est pour des raisons pratiques ! Ça évite d’avoir de la poussière plein les cheveux comme toi et de passer des heures à les laver. Il me faut des semaines pour enlever tous les copeaux.

— Nous ne sommes pas à l’atelier, le risque est moindre.

— Je n’ai pas confiance : les plastiques sont sales au possible, alors je n’ose pas imaginer l’état de l’appuie-tête. »

Il lui désigna la manivelle qui ornait sa portière ; celle-ci n’aurait pas volé une bonne pipette d’huile. Après quelques minutes à batailler, la vitre accepta enfin de se baisser pour laisser l’air les aérer un peu.

« Mais comment un véhicule aussi vieux et dans un état pareil peut encore être autorisé à rouler ?

— Nous sommes aux Bas-Endraux-sous-Air », répondit-il comme si cela expliquait tout. « Je croyais que tu étais d’ici ?

— Oui. J’étais.

— Donc d’où es-tu ?

— J’ai papillonné dans plusieurs villes, dans le nord.

— Plusieurs villes ? »

Il lui lança un regard intrigué, comme si la simple idée de vivre à plusieurs endroits différents était impensable. Alors elle lui raconta les grandes lignes de son épopée : à suivre ses parents, d’abord, qui étouffaient aux Bas-Endraux et souhaitaient bien mieux pour elle, puis de son propre chef quand elle s’était lancée dans les études avant de saisir les opportunités professionnelles qui se présentaient un peu n’importe où.

« Pourquoi es-tu revenue ? »

Chloé tomba soudain dans le mutisme. Son index dessinait des arabesques sur la sangle de sa ceinture. Elle observa les palmes qui s’agitaient faiblement sous un souffle de vent chaud. Les murs blancs ou ocre des maisons s’ornaient de frises en céramiques colorées qu’elle s’amusait à compter. Il ne répéta pas la question. À la place, il indiqua qu’ils arrivaient en vue du château et lui demanda de bien vouloir garder sa langue dans sa poche concernant les outils. Il se débrouillerait pour négocier un jour où le vicomte serait de meilleure humeur.

« Il est un peu radin, non ?

— Disons que l’entreprise n’est pas dans le vert.

— Alors pourquoi est-ce qu’il a embauché d’autres personnes ? »

Benoît la regarda fixement pendant quelques secondes avant de reporter son attention sur la route. Il sembla hésiter, une phrase posée sur les lèvres, incapable de franchir cet obstacle pour s’élancer dans l’atmosphère brûlant de l’habitacle. Finalement, les mots se jetèrent à l’air :

« Il compte beaucoup sur tes sculptures pour maintenir l’entreprise à l’eau le temps de redresser la barre.

— Oh. »

Un boulet se logea dans l’estomac de Chloé.

« Oh », répéta-t-elle après de longues secondes. « Je crois que nous avons un problème alors. »

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