1-Chapitre 9 (1/4)

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« Madame Brodaux ? »

La patronne jeta un regard par-dessus son épaule au son de la voix inégale. Elle finit de ranger son verre puis se retourna en ôtant à demi ses lunettes. Elle fixa un moment la silhouette maigrichonne qui avançait dans la salle en tordant les manches d’un pull trop grand, puis réalisa soudain :

« Chloé ?

— Benoît m’a dit que vous souhaitiez me voir.

— Pour ça oui ! Tidiou tidiou tidiou tidiou! Comme tu as poussé depuis la dernière fois. Oh là là là là là làààà… »

Madame Brodaux fit le tour du comptoir de sa démarche pesante, les bras devant elle comme pour mieux voir. Elle la serra très fort contre sa poitrine généreuse, puis recula de deux pas pour s’extasier sur la métamorphose physique de sa petite Chloé, avec son accent rond et ses mots lents. Et on pouvait bien parler de métamorphose, car elle avait en tête une enfant bronzée comme la terre des oliveraies, au regard espiègle et aux joues en permanence creusées par deux fossettes inégales. La femme qui se tenait devant elle n’avait plus grand-chose à voir : pâlichonne comme son père l’avait été —cet incapable—, les joues creusées par le manque de sommeil et une alimentation très certainement dégradée. Abasourdie, madame Brodaux ne pouvait s’empêcher de la dévorer des yeux.

« Je ne te reconnais pas, c’est fou ! On dit au revoir à une petiote —et paf !— on retrouve une femme.

— Ça fait presque quinze ans, quand même…

— Quinze ans ! Oh là là là là là làààà… Mais pourquoi tu n’es pas venue me voir pendant tout ce temps ? Adelphe m’a dit que tu passais quelques jours chez elle de temps en temps.

— Je ne restais jamais longtemps, juste deux trois jours, histoire de récupérer quelques affaires. Je ne voyais pas grand monde. »

Pas grand-monde était un euphémisme pour dire que Chloé arrivait comme une voleuse au cœur de la nuit, lavait quelques vêtements, profitait de son court séjour pour récupérer en douce des bijoux qui avaient appartenus à sa mère ou à ses aïeules, puis repartait avant le lever du soleil sans un mot d’au revoir ni de remerciement. Adelphe lui en avait fait la confidence après sa dernière visite en lui faisant jurer sur la tombe de son fils de garder le secret. On traitait déjà la petite d’ingrate, ce qui était une très grosse affaire dans la ville ; Adelphe ne voulait pas doubler l’offense en l’entendant appeler voleuse. Et madame Brodaux avait juré, parce que son fils avait tenté de fuir les Bas-Endraux comme la petite, et que l’échec l’avait tué.

Elle dévorait Chloé au travers d’une buée de larmes en songeant au temps où la petite courait entre les oliviers avec son bonhomme, et elle se disait qu’elle aurait préféré que son fils parte, comme Chloé, même en ne revenant presque jamais et en la laissant brisée de chagrin après chaque visite, plutôt que de finir sous terre comme il l’avait fait.

« Ma petite Chloé », répétait-elle toute à ses souvenirs, « ma pauvre petite Chloé… Si tu savais ce que tu nous as fait de la peine à Adelphe et moi, à partir comme ça sans prévenir…

— Ce sont mes parents…

— Oui, oui, bien sûr, le travail de ton père » —cet incapable— « mais ils n’étaient pas obligés de t’emmener, et pourquoi si vite ? »

Chloé haussa les épaules avec la même vulgarité que les jeunes d’aujourd’hui ; elle avait leur âge. Elles s’installèrent à une table en s’observant mutuellement, découvrant sur le visage de l’autre le temps qui les avait séparées.

« Tu te souviens de mon Jacques ? », demanda enfin madame Brodaux d’une voix tremblante.

Chloé sourit. D’un coup, elle était redevenue la petite fille d’avant, avec ses fossettes à croquer, ses yeux pétillants de malice et un rire prêt au bord des lèvres :

« Pour sûr que je me souviens ! Nous étions inséparables tous les deux !

— De vraies terreurs, oui ! Vous faisiez les quatre cents coups dès que vous vous retrouviez.

— Les vieux nous courraient après en claquant des torchons pour nous punir ! Une fois… »

Chloé parla alors de son bonhomme avec les yeux du bonheur. Elle racontait comme seul un enfant sait le faire : les jeux, les bonbons mentholés de monsieur Georges qui collaient leurs poches, les bêtises, les polochons sous les draps les nuits où ils faisaient le mur, les vacances au camping —madame Brodaux l’avait oublié, mais ils étaient partis à une douzaine passer des vacances au bord du lac— où Chloé avait failli se noyer parce qu’aucun d’eux ne savait nager. Et madame Brodaux riait en les revoyant, tous les deux, avec leurs visages d’anges et leurs idées de petits monstres. Chloé raconta les longues soirées, après l’école où ils couraient dans l’arrière-boutique de la laverie avec les bras chargés de branches d’olivier qu’ils passaient des heures à tailler de toutes les formes possibles avec un vieux tournevis et un couteau de cuisine dont on ne se servait plus. Puis elle parla de leur adolescence, les trois premiers étés après son déménagement. Jacques était plus jeune qu’elle, pas encore à l’âge où les garçons n’osent plus jouer avec les filles, et ils s’étaient lancé des défis moins innocents —Chloé hésita—… c’étaient eux qui avaient bouché la tuyauterie du château d’eau et privé la ville d’eau pendant trois jours. Madame Brodaux fit semblant de s’offusquer, mais Adelphe et elle l’avaient su dès qu’on avait découvert le ballon qui bloquait la canalisation. Il n’y avait que deux gamins dans la ville qui pouvaient mettre en œuvre une idée pareille.

« Je suis désolée que vos poissons soient morts », se lamenta Chloé avec le plus grand sérieux. Parce que la pénurie d’eau avait forcé à faire des choix. Jacques en avait été malade pendant des semaines ; madame Brodaux revit le bonhomme prostré devant la tombe qu’ils avaient creusée pour les petits corps. Ça ne les avait pas empêchés de continuer à faire des bêtises. Peut-être un peu plus réfléchies, celles-ci. Et puis… et puis Chloé s’était lancée dans les études tout au bout du nord, alors elle se tut, car elle ne l’avait plus revu.

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