Chapitre 4 (1/2)

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L’ordinateur émit une stridulation qui ne présageait rien de bon. Chloé jeta un regard inquiet par-dessus son épaule pour s’assurer qu'Adelphe de surgirait pas, inquiétée par le bruit anormal de l’appareil. Mais sa tante s’affairait dans le garage, poursuivant la réparation d’une vieille mobylette à laquelle Chloé n’avait trouvé aucun intérêt. Elle reporta son attention sur l’écran cathodique. Une antiquité. Les couleurs altérées par l’âge de la technologie rendaient les photographies difficilement visibles, mais elle poursuivait sa recherche. La sculpture serait quelque part sur ce site internet; elle y était toujours. Se mordant les lèvres, elle cliqua encore sur la petite flèche pour passer à la page suivante. Celle-ci mit une éternité à se charger. Chloé balayait les titres des oeuvres sans attendre que les images s’affichent. Elle cliqua de nouveau sur la flèche. La roulette de la souris ne marchait plus très bien, alors elle passa aux flèches directionnelles du clavier. Après un nombre incalculable de pages, elle trouva enfin ce qu’elle cherchait.

Son oeuvre.

La seule qu’elle pouvait fièrement nommer ainsi. Cinq mille heures de travail. Un projet qui avait vampirisé presque toute son énergie au cours de trois années, entrecoupé d’autres sculptures que ses agents réclamaient; que l’état de ses finances exigeaient. L’image était mauvaise, mais elle s’en moquait: elle la connaissait par coeur. Ses yeux lurent la description en diagonale, toujours la même, avec la mention de cette artiste prometteuse qu’il fallait suivre. Jamais mise à jour depuis la première parution. Puis elle trouva ce qu’elle cherchait: le prix. Son coeur coula dans sa poitrine. Il avait encore baissé. Elle cracha une invective entre ses dents. Cinq mille heures de travail, pour ça? Mais au-delà de la déception, puisque cet argent n’atterrirait jamais dans sa poche, c’était l’angoisse qui la submergeait. Si cinq-mille heures de travail ne suffisaient pas à atteindre le million, cinq mille heures d’acharnement, de désespoir, de larmes, de patience, de passion, cinq mille heures de vie en somme, comment pourrait-elle jamais sculpter ce que Benoît lui demandait? Une sculpture à un million, en trois mois?

«Chloé, tu peux préparer le repas?»

L’artiste ferma la page pour rejoindre la cuisine. Adelphe la rejoignit bientôt, les mains encore maculées de tâches d’huile. Sa tante était beaucoup plus jeune que sa mère, à peine dix ans plus âgée que Chloé. Comme ceux d’ici, son sourire semblait toujours abrité au fond d’une ravine, comme les mulots qui attendaient que le soleil se cache pour sortir le bout de leurs museaux. Une fois les mains séchées sur le torchon qui pendait au piano de cuisson, Adelphe refit sa queue de cheval et s’adossa au plan de travail. Son regard aiguisé ne la quittait pas des yeux.

«T’as l’air claquée.»

Chloé haussa les épaules et versa sa pâte dans la poêle.

«Tu dors pas assez.

- C’est encore Benoît qui t’a dit ça?

- Non, c’est juste que je te connais. Pourquoi il me parlerait de toi?»

Chloé haussa de nouveau les épaules. C’était une de ses habitudes, à cet homme-là, de se mêler de sa vie. Adelphe leva les yeux au ciel et lui passa la planche à découper. Chloé se mit à hacher les oignons.

«Qu’est-ce qu’il t’arrive? Et si tu hausse encore les épaules, t’es privée de dessert. Je déteste ça.»

Les yeux commençaient à lui piquer. Chloé continua de s’acharner sur les pauvres têtes blanches qui ne lui avaient rien fait, sentant les larmes couler sur ses joues.

«Ce sont les oignons», mentit-elle.

Mais Adelphe n’était pas dupe; Adelphe n’était jamais dupe. Elle savait que Chloé pleurait beaucoup; elle savait aussi que c’était toujours pour une bonne raison.

«J’espère que c’est pas à cause d’un homme, c’est pas ton genre. Et puis je saurais pas te donner de conseils.»

Elles rirent doucement. Adelphe était sans doute la seule de la ville encore célibataire à son âge. Aucun homme n’avait su se montrer à la hauteur de ses attentes, pas par excès d’exigences, non. C’était seulement qu'Adelphe n’avait pas besoin de quelqu’un qui n’apporterait rien dans sa vie. Elle vivait seule dans la maison de feu ses parents, vaquant à ses occupations, faisant bien son travail, et ne causant de tort à personne. Parfois, la solitude lui pesait un peu, alors elle prenait sa mobylette et partait faire un tour. Chloé ignorait où elle allait ni ce à quoi elle s’employait pour peupler l’absence. Et puis elle revenait toujours, reprenait le cours de sa vie sans sourciller. Parfois, Chloé espérait qu’elles en parleraient un peu, mais sa tante gardait le silence, et Chloé la respectait trop pour forcer une telle confidence.

«C’est moi, le problème.

- C’est bien d’être réaliste.»

Dans la bouche de sa tante, la remarque se voulait neutre. Il ne fallait pas le prendre pour une insulte, et encore moins pour une plaisanterie. C’était factuel.

«Je me suis engagée sur quelque chose d’impossible.

- Encore?»

Chloé assentit dans un sourire coupable.

Exactement.

«Je dois sortir une sculpture à un million dans deux mois et demi.»

Adelphe siffla. De toutes les bêtises que Chloé avait faites dans sa vie, ce n’était pas la pire, mais ce n’était pas non plus la moindre.

«Depuis quand tu vends aussi cher?»

Le couteau s’échappa, tomba au sol. Chloé se pencha pour le récupérer, les doigts tremblants. Elle le reposa sur le comptoir sans reprendre sa découpe. Les dés d’oignons étaient déjà réduits à l’état de bouillie. Ses doigts abîmés par les dernières semaines se couturaient encore de rainures rouges en voie de cicatrisation qui brûlaient sous les sucs. Elle fit couler l’eau pour se rincer les mains, ôter l’odeur tenace qui lui collait la peau.

«Je n’ai jamais vendu aussi cher. Jamais.

- Même ta grande oeuvre?»

Chose assez surprenante de la part d’une personne aussi directe, Adelphe avait la délicatesse de ne jamais dire «la seule», «l’unique», comme d’autres ne s’en privaient pas.

«Je vois.»

Mais elle ne voyait pas du tout. Malgré toute l’affection qu’elle lui portait, Chloé ne pouvait oublier que sa tante n’avait pas la moindre idée de la vie qu’elle avait menée et des implications d’une telle promesse.

Puis, fidèle à ses racines des Bas-Endraux, droite dans ses bottes jusqu’à l’os, Adelphe vérifia: «Tu as juré?

- Certainement pas!

- Alors tout n’est pas irréversible.»

Ce fut trop. Chloé fondit en larmes, complètement. Adelphe se plaça à côté d’elle, lui tapota l’épaule:

«Tu sais ce qu’on dit: tant qu’on respire encore, on peut agir. Peut-être que ta sculpture à un million n’a pas besoin d’être parfaite. Peut-être qu’il faut juste qu’elle plaise à la bonne personne. T’as toujours été douée de tes mains, Chloé, et t’es pas idiote. Mais tu sais pas te faire aimer, toi ou ce que tu fabriques. Tu sais pourquoi?

- Parce que je suis une sale égoïste qui ne pense qu’à son petit nombril en piétinant les émotions des gens?

- Pff, je parie que c’est ton père qui t’a sorti une bêtise pareille» -cet incapable-. «Non, ma grande, ça n’a rien à voir. C’est parce que t’es trop douée.»

Chloé continua de hoqueter en secouant la tête, perdue. Adelphe claqua de la langue impatiemment.

«Personne n’aime ce qui est parfait. C’est lisse, c’est morne, c’est ennuyeux. Et puis ça nous rappelle à quel point on est bourré de défauts. Non, ce qui fait vibrer les gens, ce sont les failles, les échecs. Faut pas que tu sortes une oeuvre parfaite qui cache toute la sueur que t’y perd. Les gens aiment voir les épreuves. Ta sculpture, faut qu’on voit où t’as souffert dessus. Faut que tu l’humanises. Bon, sors le beurre, le repas va pas se préparer tout seul.»

Et comme ça, avec sa bonhommie habituelle, Adelphe mit fin à ce qui semblait le conseil le plus judicieux et le plus incompréhensible que Chloé ait jamais entendu.

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