Chapitre 4 (2/2)

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Ben leva encore les yeux vers le mur transparent, intrigué par le sérieux dont son artiste faisait preuve. Elle sculptait du matin au soir, sans relâche, s’ouvrant les doigts sur les manches métalliques de ses outils premier prix. Elle ne se plaignait pas, au contraire, redoublant d’efforts après chaque interruption près de la boîte à pharmacie. Le stock de pansements diminuait à vue d’oeil -note interne d’en racheter plusieurs paquets-. Quand elle quittait son poste, il avait une vue imprenable sur ce qui prenait lentement forme. Elle semblait avoir choisit de ne tailler que l’arbre pour l’instant, creusant le bois mort pour y faire naître un nouvel olivier. Chaque fois qu’il posait les yeux sur les branches naissantes, sur les masses encore informes qui deviendraient sans doute des feuilles, il sentait son coeur se serrer. Des souvenirs l’envahissaient, mêlés de culpabilité. Créer un olivier pour sauver son oliveraie, sans même le savoir; le destin leur servait une ironie cruelle.

Il reporta son attention sur la tête de lit qu’on lui avait commandée. Le client avait demandé une marquetterie avec des corbeaux, par nuées, pour décorer chaque centimètre carré de l’immense pièce. Et avec les détails, s’il vous plaît. Alors Ben découpait encore et toujours des oiseaux, épuisé de dessiner chaque plume et de contourer le même bec à chaque fois pour cet immense placage.

«Ben?»

Il contourait une aile déployée, légèrement incurvée pour donner l’illusion de l’envol. L’épaisseur des couches superposées faisait protester la vieille scie.

«Ben?»

La finesse du détail le forçait à plisser les yeux, n’osant progresser que par dixièmes de millimètres pour ne pas briser le bois si fin qu’il travaillait.

«Ben!

-Quoi?», grogna-t-il alors qu’Agnès perdait patience.

«J’y arrive pas.

- Evidemment.»

Ben arrêta la scie pour rejoindre sa collègue. Elle boudait presque, assise devant sa porte de placard. Jo et Bob avaient fini par perdre patience, s’étant tous les deux désistés avec un manque d’élégance cruel pour l’accompagner dans ce nouveau défi. Ils avaient préféré emmener Julie au château pour refaire le plancher de la tour d’astronomie. Sam jouait les sourds dans son coin.

«Montre-moi ça.»

Agnès lui désigna la planche de bois qui semblait identique aux trois dernières fois où elle l’avait sollicité. Il y avait quelque chose, dans les petites feuilles d’accante qu’on lui demandait de contourer qui paraissait insurmontable pour elle. Ben prit un tabouret pour s’assoier à ses côtés. Une fois encore, il lui expliqua la technique, lui montrant, d’abord, puis guidant ses mains pour assurer le bon angle d’attaque avec le bois. Il la lâcha enfin, satisfait du résultat, mais elle sembla aussitôt perdre le peu de compréhension qu’elle avait saisie. Il se passa les mains sur le visage.

«C’est pas trop ton truc, les détails, n’est-ce pas?»

Ils n’étaient que deux ébénistes, et les clients semblaient toujours demander plus de décorations, de détails, de fioritures qui demandaient une bonne maîtrise et surtout un temps inimaginable. Jo et lui ne pourraient jamais tenir le rythme s’ils devaient en plus récupérer les meubles des autres. Ben songea au temps où son oncle travaillait encore avec eux, abattant à lui seul une part non négligeable de ce travail minutieux.

«Je préfère la tournure.

- Evidemment.»

Bob suffisait amplement à ce poste, mais il vieillissait et la retraite approchait à grands pas. Il fallait bien que quelqu’un se prépare à la relève. Le problème était qu’Agnès se montrait aussi peu douée pour cette discipline. Son truc, c’était la découpe et l’assemblage. Pas l’esthétique. Et certainement pas la précise minutie que nécessitaient les détails de ses corbeaux. Qu’allait-il faire d’elle?

Une sonnerie stridente retentit. Quelqu’un se présentait à la porte du bureau.

«Sam, tu pourrais…

- C’est toi le chef d’atelier. Imagine, c’est un client… moi je sais pas y faire.»

Ben enfouit le visage dans ses mains.

«Evidemment.»

Il abandonna alors Agnès à sa planche, espérant qu’elle n’abîmerait rien. La sonnerie retentit de nouveau avant même qu’il n’atteigne la porte. Et un impatient, un! Il s’essuya les mains sur les jambes de son bleu de travail en accélérant le pas. Pas le temps de passer se débarbouiller. Quand il ouvrit la porte du bureau, la figure pas très joyeuse de la lavandière l’attendait. Elle venait les mains vides, chose inhabituelle. Adelphe ne s’embarassa pas de préambules:

«Le vicomte n’est pas là?

- Il est souvent en déplacements.

- Ouaip, et il t’a encore laissé la barraque sur les bras?»

Ben préféra ne pas répondre, l’invitant à entrer. Il lui proposa un café qu’elle déclina aussitôt. Elle ne venait clairement pas pour commander un meuble. Elle le dévisagea de la tête aux pieds, puis attaqua:

«C’est toi qui as demandé à Chloé une sculpture à un million?»

Ben prit le temps de se servir une tasse de liquide noir. Il allait en avoir besoin.

«Elle t’en as parlé.

- C’est ma nièce, bien sûr qu’elle m’en a parlé! Tu te rends compte de ce que tu lui demandes? Alors qu’elle a finit qu’une seule sculpture dans sa vie et qu’elle pourra jamais la vendre?

- Chloé est… une employée du vicomte. Je sais qu’il fixe des objectifs… difficilement réalisables. Mais ce n’est…

- Des objectifs difficilement réalisables!»

Adelphe éclata d’un rire qui ne présageait rien de bon. Il ne pouvait pas lui dire, à elle, pourquoi il avait osé demandé ça à Chloé, pour quel prix dérisoire elle avait accepté. Mais Adelphe n’était pas venue pour entendre quoi que ce soit. Elle lui colla un papier sur la poitrine avec une force rare.

«Elle pourra pas le faire, d’accord? Mettez-vous tous une bonne fois dans le crâne qu’elle est pas faite pour ça! Chloé, c’est une rêveuse, pleine d’idées et d’illusions, prête à se jeter à corps perdu dans n’importe quoi du moment que ça allume une étincelle d’émotion. Mais elle est incapable de finir ce qu’elle commence, parce qu’elle est incapable de voir à quel point elle est douée. Toute seule, elle y arrivera pas. Et je te connaîs Benoît, tu vas à essayer de l’aider, et au final, tu vas te noyer sous tous les trucs que tu auras essayé de faire pour les autres. Vous allez pas vous tuer à la tâche pour une connerie pareille, tous les deux, c’est clair?

- Je pensais que tu croyais en elle.»

Adelphe s’assombrit brusquement:

«C’est pas que je penses pas qu’elle en soit capable; c’est elle qui le pense. Je la connais, ma Chloé, si elle croit pas à ce qu’elle fait, elle arrive à rien. Elle y a cru, une fois. J’ai jamais compris comment.»

D’un signe du menton, elle lui intima de regarder le papier. Il décolla la feuille de son torse, secoua un peu la poussière de bois pour distinguer l’encre noire. La photographie n’était qu’un amas sombre dont on ne distinguait rien, mais le texte était parfaitement lisible. Il regarda la lavandière sans vraiment comprendre.

«Elle croit que je sais pas vérifier l’historique de mon navigateur internet. Elle cherche cette page chaque fois qu’elle vient chez moi. Sa grande oeuvre. Tu l’as déjà vue? C’est dément. J’ai jamais rien vu d’aussi parfait. D’aussi travaillé. Et si ça, ça vaut pas un million, alors ce monde n’est pas prêt pour elle. Je te préviens Benoît, je refuse qu’elle se mette au bord de la mort pour une histoire de sous.»

Et sans un mot de plus, Adelphe s’en alla. Toujours sans comprendre ce qu’il venait de lui arriver, Ben se retrouva seul avec la feuille A4 qui étalait, en énorme, le nom de ce qui semblait une oeuvre extraordinaire.

Dés-illusions, par Chloé D.

Océanologue de formation, Chloé D. travaille un an dans un aquarium avant de se lancer à plein temps dans la sculpture, son premier amour. C’est le mélange de ses deux passions qui la conduit à imaginer cette oeuvre monumentale, qui allie une fine connaissance piscicole à un talent hors du commun pour le travail du bois. Exposée…

La description se concluait par un montant. Le prix auquel on vendait l’oeuvre. Pour cinq mille heures de travail?

Alors il comprit l’inquiétude d'Adelphe. Exiger une oeuvre à un million dans ces conditions tenait du délire. Ou d’une cruauté sans bornes. Il ferma les yeux. Le vicomte le savait forcément. Il avait demandé l’impossible en toute connaissance de cause. Et Ben, aveuglé par la honte, avait accepté sans réfléchir une seconde. Il ne pouvait pas laisser Chloé sauver l’oliveraie à sa place. Peu importe qu’ils aient passé un marché, il ne pouvait pas exiger ça d’elle. Le vicomte avait besoin d’une oeuvre pour les enchères; rien ne l’obligeait à présenter une sculpture, n’est-ce pas? Benoît aussi avait quelque talent… différent, certes. Moins exceptionnel, peut-être, mais c’était à lui de réparer ses erreurs. Il sculpterait pour le vicomte.

Ce soir-là, alors que Jo somnolait déjà devant une émission de jeux de chiffres, Ben sortit son bloc de dessin. Il parcourut lentement les pages, retrouvant avec surprise certaines illustrations dont il avait tout oublié. Au fil des esquisses, il lui semblait parcourir les années figées par ses rares croquis. Et puis il y avait les essais pour le masque, occupant des dizaines de feuilles à eux seuls. Il s’étonna du nombre d’idées qu’il avait pu avoir lorsqu’on avait annoncé le premier bal, trouva ses goûts changés. Avec l’âge, il avait découvert que la beauté se cachait dans les imperfections, tapies derrière les erreurs qu’on apprenait à corriger… Puis il songea au dernier bal, à l’incendie dans la pièce immaculée, aux étincelles qui s’échappaient des yeux de son fantôme alors qu’elle contemplait les murs mouvants entre lesquels il les avait enfermés. Les plus belles erreurs sont parfois celles que l’on ne devrait pas commettre.

Il tourna encore les pages griffonnées jusqu’à trouver la dernière. Son crayon de papier s’agitait au dessus du rectangle blanc, tapotant la surface sans rien y tracer. Une sculpture à un million… il savait bien qu’il n’en était pas capable. Mais il pourrait en tenter plusieurs qui, toutes ensembles, approcheraient peut-être cette somme. Une sorte de collection… Puis il songea à la grande oeuvre de Chloé, cette statue qu’il n’avait toujours pas vue mais qui lui avait volé cinq milles heures de son existence. Ben était assez réaliste pour savoir que les gens ne valorisaient pas l’effort; il payaient pour l’émotion qui les traversait.

Alors il revint sur les pages des masques. Certaines idées lui plaisaient toujours, et ses doigts, déjà, le démangeaient de les tenter. D’autres lui vinrent, en masses, comme autrefois lorsqu’il inventait des jeux qui s’avéraient presque toujours dangereux. Parmi ces images, deux s’imposaient toujours, revenaient à la charge -parce qu’elles étaient des souvenirs-. Il voulait immortaliser les masques émerveillés de son fantôme, cristaliser les nuits où elle lui faisait croire à la magie. Il reprit une page blanche pour les attraper avant qu’elles ne s’évaporent.

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