Chapitre 6 (3/3)

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Le téléphone sonnait. Sonnait. Sonnait. Puis il s’arrêtait. Quelques instants plus tard, il reprenait. Encore et toujours. Chloé se leva péniblement, encore toute engourdie d’un sommeil sans rêves qui n’avait même pas eu le mérite d’être réparateur. Pourtant, le matelas de la chambre d’ami d'Adelphe était de bien meilleure qualité que ceux qu’elle avait possédés au cours des dix dernières années. Elle traîna des pieds jusqu’au téléphone mural, puis décrocha, la voix encore toute pâteuse.

«Bonjour…», la voix, même sifflante, était d’une familiarité oppressante. «Vu que Jo a parlé à Chloé, j’aimerais qu’on mette les choses au clair. Comme je suis encore bloqué chez moi pour quelques jours, ce serait bien si tu pouvais passer.»

Qu’est-ce qu’ils étaient en train de mijoter dans son dos, tous les deux? Elle pouvait le lui demander là, tout de suite, et il pouvait très bien raccrocher pour éviter une conversation houleuse… ou elle pouvait le laisser parler.

«C’est possible dans la journée?», demanda-t-il, de cette voix qui s’arrachait péniblement des poumons.

Personne ne travaillait aujourd’hui, sa tante pouvait très bien accepter le rendez-vous. Elle aussi, d’ailleurs. C’était sans doute une très mauvaise idée, mais elle voulait en avoir le coeur net. Ils étaient quand même tous à lui courir après pour lui demander l’impossible!

«A quelle adresse?»

Quelques secondes plus tard, elle raccrochait en se répétant intérieurement les informations. Elle n’avait aucune idée de comment trouver cette rue.

«C’était qui?

- Hum? Oh rien, un faux numéro. Bien dormi?»

Adelphe s’étirait en souriant comme à son habitude. Chloé l’observa durant tout le petit déjeuner, guettant la duplicité dans le moindre de ses gestes. Mais sa tante était parfaitement fidèle à elle-même. On n’aurait jamais deviné qu’elle lui faisait des cachotteries avec Benoît. Il était encore temps de l’interroger, de lui laisser une chance de s’expliquer. Adelphe lui annonça qu’elle devait faire une course aujourd’hui, probablement jusque très tard, ce n’était pas la peine de l’attendre pour dîner. L’enclume familière se logea dans l’estomac de Chloé. Pourquoi lui demander de venir passer la fin de semaine chez elle, si c’était pour l’abandonner dès la première heure?

«Dis, tu n’aurais pas un plan, par hasard? J’aimerais me promener un peu en ville pour essayer de me familiariser avec les lieux. J’en ai un peu assez de me perdre.»

Voilà, c’était décidé: elle irait mettre les points sur les «i» à cet énergumène qui fourrait son nez partout où ça ne le concernait pas. Elle aviserait ensuite. C’était une méthode qui lui avait très bien réussit à de nombreuses reprises. Malheureusement, pas infaillible. Elle se dirigea donc nonchalemment vers le tiroir qui contenait son sésame, fouilla les documents avec son air le plus détaché -celui qu’elle adoptait pour lâcher son «Moi? Je suis artiste» aux agents artistiques à l’époque- et trouva enfin le dépliant tant espéré. C’était un vieux machin tout écorné, où certains noms s’étaient déjà en partie effacés, mais il ferait l’affaire. Chloé profita des ablutions de sa tante à l’étage pour chercher frénétiquement la rue. Pffiou! Ce n’était pas à côté! Le vélo s’imposait.

«Alors, tu trouves?

- Hum?», très beau rattrapage de presque sursaut. Adelphe se penchait par dessus son épaule. «Tu me conseillerais quoi pour commencer?»

Elles passèrent un quart d’heure à parler tourisme, Chloé faignant de s’intéresser avec enthousiasme à la vieille mairie et à la piscine désaffectée qu’on voulait transformer en aquarium -quoique, elle n’eut pas beaucoup d’effort à faire pour celle-ci- puis Chloé demanda s’il y avait des quartiers à éviter. Tout le monde sait qu’il y a des endroits où il vaut mieux éviter de se rendre quand on est pas trop familier d’une ville. Adelphe la dévisagea:

«Franchement Chloé, la personne la plus craignos de la ville, c’est toi. Penses à cacher ton tatouage. Et évite de porter un décolleté trop plongeant, ou tes mini shorts là… En fait, je crois qu’on va choisir tes vêtements ensemble.

- Eh! Je n’ai plus quinze ans, c’est bon! Ça fait quatre mois que tu me répètes la même chose, j’ai compris le message, stop!»

Le regard de sa tante indiquait qu’elle n’en était pas complètement convaincue, mais elle cessa de l’importuner avec ses conseils trop poussifs. De toute manière, Chloé n’aurait pas imaginé un instant porter ses tenues de «journée cool» pour aller chez son pseudo responsable hiérarchique. Elle avait un minimum de savoir-vivre. Mais surtout, et sa tante l’ignorait encore, elle avait dû vendre presque toute sa garde-robe au cours de la dernière année. Comme pour ses bijoux. Et ses chaussures. Et ses meubles. Et ses outils de sculpture. Il ne lui restait, en tout et pour tout, que les quelques affaires qu’elle avait jetées en vrac dans une minuscule valise quand elle avait réalisé qu’il ne lui restait plus d’autre solution que de retourner aux Bas-Endraux supplier sa tante de lui pardonner leur dispute et de l’héberger quelques temps comme elle le lui avait proposé la dernière fois qu’elles s’étaient vues. Presque trois années plus tôt. Les mini-shorts et les décolletés étaient partis comme des petits pains. Et heureusement, parce que c’étaient les seuls qui lui avaient payé son pain, justement.

«Tout va bien?

- Evidemment!»

Chloé se haït instantannément d’avoir utilisé le mot le plus traître de son vocabulaire. Mais Adelphe ne sembla pas faire le rapprochement entre l’appel de ce matin, la soudaine envie de ballade de sa nièce et le mot favori de l’ébéniste. Peut-être que la chance existait, de temps en temps, quand on l’avait implorée plusieurs mois à grands sacrifices de larmes.

Elles sortirent donc par le garage, Adelphe avec sa mobylette, Chloé avec son vélo, et se souhaitèrent mutuellement bonne journée. Chloé sortit le plan de la poche de son jean moulant (oui, elle avait quand même gardé des trucs pas très bien vus par ici) pour repérer sa route. Direction: chez Benoît.

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