Chapitre 7 (2/3)

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Sans réponses depuis un moment, Chloé baissa les yeux. Voilà qu’il dormait, maintenant! Il avait l’air si épuisé qu’elle n’osait pas bouger au risque de réveiller, se trouvant de fait prisonnière du canapé. Elle renversa la tête en arrière pour contempler le plafond, la frise végétale qui décorait le haut des murs, verts sur jaune, liseré bleuté -feuilles d’oliviers, bien sûr-, le crépit blanc, les meubles de bois dont elle reconnaissait la facture, la «patte» distincte des deux ébénistes. Ceux de Joël offraient des surfaces plus lisibles, imposantes, régulières. Plus classiques, peut-être, dans leurs motifs. Ceux de Benoît foisonnaient de détails parfois trop fins pour leur support, sculpturesques par endroits. Il avait un quelque chose de plus artistique au bout des doigts… et elle s’en étonna; on parlait d’un homme qui économisait des centimes à l’année, qui calibrait ses fourchettées, et qui n’hésitait pas à lui ordonner froidement de démissioner si elle ne se sentait pas à la hauteur de ses exigences intenables. On parlait aussi d’un homme qui ronflait sur ses genoux, la respiration sifflante, les cheveux -beaucoup plus sombres qu’elle ne l’imaginait- collés à ses tempes par la transpiration, les cernes noires creusant ses orbites comme celles d’un gisant, et les doigts -ces doigts qui détenaient une part de magie dans leurs pulpes carrées- crispés sur le rebord de la couverture. Elle eut la vision d’un enfant malade et un accès de tendresse la submergea. Puis elle se rappela où elle était, et qui dormait sans gêne aucune sur ses genoux. Elle renversa de nouveau la tête en arrière. Il fallait qu’elle trouve le temps de visiter deux ou trois trucs avant le retour d'Adelphe, sinon elle serait grillée.

Comme il semblait profondément enfoncé dans le sommeil, Chloé osa enfin se mouvoir. Après moult acrobaties dont elle ne s’imaginait plus capables, elle parvint à s’extirper de sa place sans le réveiller. Elle rajusta la couverture qui glissait vers le sol, puis s’éloigna à pas de loup, refermant la porte le plus silencieusement possible derrière elle.

L’air pur de l’extérieur lui nettoya les narines de l’aigre parfum du malade, l’étonnant d’ailleurs de l’avoir supportée si longtemps. Le soleil était déjà haut dans le ciel, et les ombres disparaîtraient presque: l’heure du déjeuner sonnait. Chloé enfourcha la vieille bicyclette, pédala mollement le long des rues en vérifiant son itinéraire de temps à autres. La chaleur pesait de tout son poids sur ses membre engourdis, la forçant à ralentir chacun de ses gestes pour ne pas s’épuiser trop. Elle se félicita d’avoir enfilé une chemise de lin, l’une des rares rescapées de sa misère, dont les manches longues protégeaient sa peau translucide des coups de soleil. Elle aurait dû prendre un chapeau, cependant. Le temps d’arriver à la vieille mairie, elle avait le bout du nez pelé.

La place de la mairie était maintenue à l’abri des rayons brûlants par de longues toiles tendues entre les bâtiments qui s’agitaient mollement dans le vent paresseux. Elles se gonflaient parfois comme des voiles colorées qui lui rappelait ses séjours en mers, puis retombaient. L’image de soufflés percés lui traversa l’esprit, et un sourire amusé creusa ses fossettes. Dans les ombres colorées des gâteaux de tissus, on avait les fameuses chaises en plastique supportant des corps affalés par la chaleur, de vieilles tables de jardin aux pieds inégaux, et même des enfants qui se couraient après, indifférents à l’épuisement général. Il y avait une odeur de vacances dans l’air… puis elle se souvint qu’elle était aux Bas-Endraux, et que la vie, ici, se traînait toujours les semelles sous le soleil. Et c’était une tourterie. Elle n’en pouvait plus, de ces feuilletés fourrés à tout et n’importe quoi qu’on lui servait midi et soir! Alors elle ignora les plaintes de son estomac et rentra dans le bâtiment qu'Adelphe lui avait recommandé.

Il faisait chaud, à l’intérieur, plus chaud encore car aucune brise ne venait déplacer les masses d’air. Comme il n’y avait personne, elle en profita pour enlever sa chemise, ne gardant que l’un de ces débardeurs qu'Adelphe détestait. Sa peau, soulagée du tissu qui la collait, sembla retrouver sa respiration. En parcourant les couloirs poussiéreux, dont les vitres parfois fêlées carrelaient le sol de jeux de couleurs, elle songeait à sa discussion avec Benoît.

L’idée de contacter ses anciens agents pour vendre les oeuvres de sculpteurs dont elle ignorait jusqu’au nom ne lui souriait guère. Mais elle sentait, confusément, qu’il lui fallait agir pour sauver ces oliviers. Ses parents s’étaient débarrassés des leurs sans sourciller à la première occasion, elle ignorait à qui ils avaient vendu, et même où se trouvait la parcelle. Elle avait toujours eu ce regret de ne pas pouvoir, comme les autres enfants, scander le nombre de ses arbres ni comment elle gagnerait les concours d’huile d’olive. Les oliviers de Benoît, elle les avait étudiés; ils avaient une réalité, une tangibilité dans ses souvenirs. Et puis… et puis il y avait eu ce soir-là, avec les chiens. L’odeur du bois et de l’herbe craquante. Une feuile tombée dans ses cheveux. La respiration régulière de l’homme qui s’était endormi à côté d’elle. Le chant des cigales. Elle les entendait encore d’ici. Ces oliviers-là formaient un peu de son histoire. Son estomac se contracta; elle mit cela sur le compte de la faim.

Ses pas s’arrêtèrent devant une cheminée de pierre au milieu d’un salle vide. Tandis qu’elle admirait les moulures, son esprit tentait de comprendre pourquoi elle voulait tant aider Benoît. Son regard désespéré, peut-être, quand il lui avait demandé de sculpter? Il y avait autre chose. Une culpabilité diffuse dont elle ne parvenait pas à définir l’origine. Une certitude pesante d’être en partie responsable de la situation. Pourtant, elle ignorait pourquoi le vicomte exigeait ces paiements impossibles. Benoît avait dû faire quelque chose de terrible. Ou bien ne s’agissait-il que d’un chantage cruel parce que le vicomte voulait s’approprier ses terres en lui laissant croire qu’il avait peut-être une chance de les garder?

Une famille entra bruyamment dans la salle, perturbant le cours de ses réflexions. Elle se gratta le bout du nez pour en faire tomber des peaux séchées, puis se retourna pour leur laisser la place. En fait de famille, il s’agissait d’un goupe de jeunes venus se cacher pour boire un peu et mettre de la musique trop forte. Les yeux de Chloé brillèrent d’intérêt à cette idée.

«- Oh, pardon m’dame, on vous avait pas vue.»

Ils se murmurèrent de faire moins de bruit et cachèrent les bouteilles dans leurs dos avec des sourires contrefaits. Une tranche de vieillesse l’écrasa soudain. Il n’était pourtant pas si loin, le temps où elle improvisait des soirées à la sauvette avec ses amis! Ce temps là datait de moins de six mois… Sa vie dans le nord semblait soudain un lointain souvenir, vieillit prématurément par la distance qui séparait ces villes des Bas-Endraux.

En passant devant les jeunes pour les laisser profiter de leur insouciance, l’artiste se demandait si l’âge ne dépendait pas du nombre de kilomètres que l’on avait parcourus; si, d’une manière étrange, ce ne serait pas l’immobilité qui vieillissait. Puis elle les entendit murmurer dans son dos; son tatouage. On n’avait pas de ça par ici. Elle remit sa chemise pour cacher les vestiges de sa liberté.

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