Chapitre 8 (2/3)

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Quand la sculptrice raccrocha, Ben sortit la tête de ses mains. Il n’avait pas tout entendu, mais le cri de refus avait été si clair qu’il n’était même pas sûr que cela vaille la peine de poursuivre en appelant d’autres agents.

«- Tu prends comme comme drogue, Chloé?», imita-t-il pour détendre l’atmosphère. Sa voix encore rauque à cause de la maladie rendit sa tentative lugubre. Elle s’accouda à côté de lui sur le plan de travail, regardant l’olivier encore en création devant eux.

«- Elle va y réfléchir. Je ne m’attends pas à des miracles. C’est vrai qu’elles sont immondes, ces sculptures. Si c’étaient les miennes, je les brûlerais.»

Ben grimaça, il était un peu fâché avec le feu en ce moment.

«- Alors comme ça, tu aides un ami?

- Je n’allais pas lui dire que mon chef voulait m’extorquer mon art parce que notre employeur a décidé de lui voler ses terres.

- Je ne suis pas ton chef.

- C’est toi qui donne les ordres, non? C’est tout comme.»

Elle se redressa avec lassitude, épuisée par l’appel.

«- Cette Ruby, on pourrait lui faire confiance?

- Les yeux fermés. C’est le genre de personne qui pourrait te bander les yeux et te guider sur un vaisseau pirate au milieu d’une mer infestée de requins. Avec des boulets qui l’envoient pas le fond. En feu. Et qui prendrait la dernière place dans la chaloupe pour sauver sa peau.

- Rassurant…

- C’est le métier qui veut ça. Bref, comme tu le disais: je ferais mieux de sculpter, c’est encore notre meilleure chance de nous en sortir.

- Nous?

- Retourne travailler au lieu de t’imaginer des trucs. Ta tête de lit ne va pas se finir toute seule.»

Ben retourna donc de son côté de la vitre, se forçant à se concentrer sur ses oiseaux. Reconstituer le puzzle bicolore d’une centaine de volatiles sombres commençait à lui piquer les yeux.

Bob grogna.

Puis jura.

Tout le monde tourna la tête vers lui. La scie sur table était bloquée. Ils la débranchèrent pour éviter un accident et observèrent les mécaniques. Une pièce refusait de pivoter.

«- Il faudrait la huiler», remarqua Sam.

«- Il faudrait la réparer», compléta Jo.

«- Il faudrait la remplacer», décida Agnès.

«- Il faudrait surtout du matériel qui marche!», gronda Bob. «Ben, ça va devenir compliqué si on doit continuer à dépanner toutes les machines les unes après les autres.»

Tout était compliqué. Beaucoup plus que Bob ne l’imaginait. Ben passa les mains sur son visage enduit de poussière en songeant qu’il n’était pas si mal, finalement, durant sa maladie. Loin de tous ces tracas quotidiens. Il se demanda ce que dirait le vicomte s’il l’appelait pour négocier une nouvelle machine. Cette fois, impossible d’en trouver une de seconde main en ville: ils étaient les seuls à utiliser un modèle aussi gros.

«- On va commencer par huiler, Sam, tu veux bien…

- Oulà! Moi, je mets pas les mains là-dedans.

- Jo…»

Ils se défectèrent tous avec un bel ensemble. Sauf Julie qui voulait bien aider même si elle n’avait aucune idée de ce qu’il fallait faire. Tous deux passèrent plusieurs jours sur la machine, la démontant pièce par pièce jusqu’à trouver le ressort cassé qui coinçait. Pendant ce temps, l’équipe utilisait la scie à bois manuelle pour couper les planches. Une plaie. Toute la production ralentissait dramatiquement, inversement proportionnelle à la vitesse des râleries.

Julie faisait tourner le ressort entre ses mains. Il était énorme, impossible d’en trouver en magasins. Il faudrait faire une commande chez un spécialiste; il y avait fort à parier que ça coûtait presque aussi cher qu’une machine neuve. Il la renvoya reprendre son travail et rejoignit le bureau avec le ressort.

Ben s’était tellement passé les mains sur le visage au cours des dernières heures qu’il avait de la sciure dans les yeux. Des ruisseaux coulaient donc le long de ses joues alors qu’il parcourait internet sur le vieil ordinateur du bureau dans l’espoir de trouver le modèle nécessaire. Chloé entra pour se servir un café.

«- Ouch! Ce sont tes oliviers qui te mettent dans cet état? J’avance bien tu sais, j’ai fini l’arbre.

- Fini?»

Elle pencha la tête sur le côté, ce qui fit ressortir encore plus ses cernes.

«- Ce que toi tu appelles fini», précisa-t-elle. «Il me reste encore le socle et la fillette. Ça devrait être… envisageable pour le bilan.»

Ben laissa échappa un grognement qui se voulait un rire. Il lui expliqua le ressort et la sciure dans les yeux. Alors elle fit le tour de la table pour se pencher sur l’écran par dessus son épaule. Les casques qu’ils portaient chacun autour du cou s’entrechoquèrent. Elle recula d’un pas.

«- Tu veux me faire croire que tu as une solution pour ça aussi?», demanda-t-il en espérant à demi qu’elle répondrait oui. Mais Chloé n’était pas magicienne non plus.

«- Tu ne regardes que les sites spécialisés dans les scies circulaires?

- Evidemment, je ne cherches pas à réparer un jouet pour enfant.

- Et si tu regardais pour les amortisseurs de camions?

- Si tu me dis que la fourgonnette n’a plus d’amortisseurs…

- Non, mais des ressorts gros comme ça, tu pourrais peut-être en trouver chez un garagiste. Enfin, je n’y connais rien, moi. Mais c’est ce que fait ma tante quand elle a besoin d’une pièce pour sa mobylette.

- Je ne peux pas acheter n’importe quoi. Tu sais que ces machines sont certifiées et doivent passer un contrôle technique régulier pour avoir le droit d’être utilisées?

- Même aux Bas-Endraux?»

Elle marquait un point. Ben songea au tracteur rouillé de la belle-soeur de l’oncle du père du cousin germain de l’une de ses amies. Avec un peu de chance, il y aurait un ressort de dépannage là-dedans. Le temps de régler la crise financière en cours et de pouvoir demander au vicomte de bien vouloir considérer l’achat d’une machine neuve. Ben sortit son téléphone de sa poche pour vérifier son hypothèse, il donna les caractéristiques du ressort dont il avait besoin. C’était vraiment tirer un coup en l’air, mais au point où il en était…

«- C’est quoi ça?», demanda-t-elle en tapotant l’écran.

Il plissa les yeux pour distinguer l’image déformée par des pixels morts. C’était le fond d’écran du vicomte. Non, elle pointait un dossier sur ce fond d’écran, dont l’intitulé était illisible.

«- Je l’ignore, c’est l’ordinateur d’entreprise du vicomte, je ne regarde pas tout.

- C’est mon nom, ouvre-le.»

Soit elle avait un oeil de lynx, soit elle pipeautait pour satisfaire sa curiosité. Ils n’avaient pas à regarder, quel que soit le contenu du dossier, c’était sans doute confidentiel. Mais elle insista, et esquissa même un mouvement pour prendre la souris. Il verrouilla la machine.

«- Hé!

- On ferait mieux de retourner travailler.

- Tu vois, quand je dis que tu te prends pour mon chef!»

Elle lui jeta un regard noir mais tourna les talons pour retrouver son atelier. Il passa encore une fois les mains sur le visage, se remettant de la sciure dans les yeux.

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