2-Chapitre 19 (1/3), ancien chap 10

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MODIFIE LE 07/09/2022

Adelphe lui lança l’un de ces regards, encore. Dans la lumière chiche du petit appartement de Chloé, son expression grave devenait presque pesante. Le reproche à peine formulé alourdi l’enclume dans le ventre de sa nièce :

« Tu as fait moins d’histoires la dernière fois. »

Chloé se figea. Elle s’était enfermée pour Jacques, son petit frère de cœur. Si sa tante était venue jusqu’ici, c’était avant tout parce que Chloé avait voulu assimiler son décès à sa manière, seule chez elle plutôt qu’en sculptant… mais l’arbre-deuil était pour lui, comment avait-elle pu l’oublier ? Alors Chloé récupéra les photographies de la main, enfila son bonnet et suivit sa tante jusqu’à sa voiture. Elles roulèrent en silence. Adelphe la déposa devant le portail toujours ouvert, sous la supplique ignorée d’un arbre dépecé. Le moteur ne ronronna de nouveau qu’une fois que Chloé eut disparu à l’intérieur, ses pas raides enfonçant leurs traces dans la sciure qui blanchissait la terre.

L’artiste soupira. Elle pouvait encore faire demi-tour, courir jusque chez elle pour déterrer L’Amour et replonger dans ses traits. L’urgence lui criait que c’était possible, faisable. Il suffisait de se retourner. En quelques pas elle serait dehors, et personne ne saurait qu’elle était repartie.

Mais elle ne le fit pas.

Elle avança, lentement, fermement. Elle lutta contre chaque fibre de son cœur qui implorait ce qu’elle avait de plus tendre en elle de s’en retourner. Mais sa tendresse, justement, lui murmurait qu’elle était au bon endroit, et qu’elle faisait ce dont elle avait besoin. Elle voulait sculpter L’Adieu. Deux jours ne suffiraient jamais à le finir, mais Chloé se forcerait à croire qu’il l’était, parce qu’un deuil ne s’achève jamais vraiment. Elle ferma les yeux, sentant les larmes inonder ses joues. Il ne restait plus qu’une main à sculpter. Juste une main, avant de s’enfermer dans sa douleur. Cinq petits doigts tendus vers une étoile. Cinq ongles minuscules accrochés au ciel. Elle pouvait le faire.

« C’est gentil d’être venue. »

La voix de l’ébéniste était réduite à un murmure, inexpressive, presque morte. Les cernes, les joues creusées, la barbe qui hérissait la sciure sur son visage. Benoît avait vieilli de cinq ans durant ces trois jours. Elle songea de nouveau aux kilomètres qui font la jeunesse ; il n’avait pas dû bouger beaucoup, enchaîné à sa table de bois, assemblant des envols de corbeaux pour les rêves d’un autre. Alors que les siens allaient lui être volés.

Cinq petits doigts.

Elle aurait voulu dire quelque chose. S’excuser, au moins, pour son inconséquence. Lui demander pardon de l’avoir abandonné.

Juste une main.

Elle aurait voulu pouvoir le prendre dans ses bras comme il l’avait consolée la dernière fois, lui dire que ça irait, qu’ils trouveraient une solution pour sauver l’oliveraie. Elle avait une solution. Deux, même. Mais Benoît refuserait.

« Ça va ? », demanda-t-il en plongeant ses yeux bleus-lame vert-larme dans les siens.

Ses joues ruisselèrent de nouveau, la peau soudain sèche d’avoir tant pleuré en dix minutes à peine. Chloé les essuya rageusement, essayant d’articuler que bien sûr, c’était plutôt à elle de lui poser cette question. Mais sa voix restait coincée dans sa gorge.

Une main.

Elle devait sculpter. Elle avait perdu assez de temps comme ça. Puis elle songea qu’elle avait fait beaucoup de kilomètres, elle, perdant un peu de sa vieillesse dans chaque nouvelle ville, sur chaque route qu’elle avait parcourue, mais Chloé n’avait jamais eu assez de temps. Jamais assez pour finir une sculpture. Jamais assez pour dire je t’aime. Elle en manquait encore pour dire adieu. Les larmes coulaient toujours, refusant de déserter ses yeux au point de tout brouiller autour d’elle. Deux mains se posèrent sur ses épaules ; pression qu’elle commençait à connaître.

« Ne te mets pas dans des états pareils, ça va aller. Ce ne sont que des arbres. »

Le mensonge teintait la voix de Benoît d’un silence peuplé de la mort des cigales. Bien sûr, ce n’étaient que des arbres. Au même titre que l’arbre-deuil n’était qu’une sculpture, que Jacques n’était qu’un garçon de la ville avec qui elle avait joué, qu’Adelphe n’était que sa tante, et qu’elle était artiste. La pression des mains s’accentua sur ses épaules ; soudain, Chloé sentit qu’il se raccrochait à elle. Sous la poussière qui noyait ses traits, ses lèvres tremblaient d’une douleur qu’elles sauraient taire. Il ne pleurerait pas, lui. Il ne se plaindrait pas. Benoît perdrait sa terre sans un mot, et reviendrait à l’atelier le lendemain pour se courber sur de nouveaux oiseaux, de nouvelles fleurs, d’autres meubles imbéciles qui n’auraient jamais la senteur de l’huile.

Deux jours. Elle ne disposait plus que de deux jours pour rendre à ces verts des éclats d’olives, à ces bleus des reflets de ciel. Ce ne serait jamais assez, mais, comme tous les drames de sa vie, cela suffirait. Comme disait Adelphe : « tant qu’il y a de la vie, on n’est pas encore mort ». Elle prit les deux mains qui pesaient sur ses épaules, les serra très fort entre ses doigts comme si cette pression suffisait à lui expliquer tout cela, puis les ôta fermement :

« On aura quelque chose à présenter aux enchères. »

Elle faillit ajouter « je te le promets ». Mais on ne jurait pas aux Bas-Endraux, c’était une affaire trop sérieuse, et elle était Chloé D. : personne ne croyait en sa parole. Elle garda donc le silence, se contentant de sourire entre ses larmes.

« Je sais » répondit-il.

Alors Chloé se sentit assez forte pour sculpter un inachevé.

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