3-Chapitre 1 (1/2)

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Ben tremblait. Elle était là. À quelques mètres à peine, tournant autour d’un pilier transformé en arbre pour l’occasion. Entre toutes les fées, les dryades et les nymphes de cette forêt enchantée, elle avait choisit de se faire faune, les doigts serrés sur une flûte de pan qui mêlait ses notes enjouées à la cacophonie du bal. Sur son dos à moitié découvert, le serpent noir du tatouage dansait au rythme de ses pas cliquetants.

Jo s’était absenté quelques minutes plus tôt, les autres portaient un toast à un farfadet; personne ne le retiendrait de commettre l’irréparable. Il se cacha derrière son pilier, le coeur battant à une vitesse impossible.

Il ne devait plus la voir. C’était ce qu’il s’était seriné durant les trois derniers mois, chaque matin, chaque soir, chaque seconde qu’il avait passée penché sur ses oiseaux et ses masques, sur les photos déchirées, sur l’olivier de Chloé… Il ne devait pas y aller, lui parler, respirer l’odeur entêtante de ses cheveux océans… Mais sa volonté s’était fissurée trois semaines plus tôt, pendant la séance photo. Il avait suffit des quelques minutes de cette scène fictive pour tout remettre en question. Une rencontre que Chloé avait inventée pour sculpter: pour l’aider à se sortir de cette situation impossible dans laquelle il s’était engoncé. Dans laquelle il se trouvait toujours. Alors il se terrait contre le tronc du pilier, priant pour que le faune ne tourne pas autour de celui-ci.

Ses amis riaient fort, invitant les créatures alentours à les rejoindre dans une ronde joyeuse. Des visages grimés en êtres magiques défilaient devant lui, leurs rires perçant inondaient ses tympans, leurs pas saccadés faisaient trembler les branches de sa cachette. Il ferma les yeux pour se protéger du tournis. L’arbre contre lequel il se pressait embaumait l’essence et le jasmin. Deux odeurs illogiques pour un hêtre. Son coeur battait trop vite; il eut la nausée. Il lui fallait une salle de bain -non, un souvenir brûlant lui souleva un peu plus l’estomac: des cabinets tous simples-.

Ben s’élança dans les escaliers transformés en coline douce parsemée de parterres de fleurs, il admira tout juste l’inventivité de la vicomtesse en louvoyant entre les convives, ouvrit la porte de la première chambre, ignora les cris outrés qui l’accueillirent et se jeta dans la salle d’eau pour calmer les soubressauts de son estomac. De l’autre côté de la porte ouverte s’élevaient les murmures de ceux qu’il avait dérangés: ils croyaient avoir fermé à clé. La première voix était parfaitement reconnaissable malgré les chuchottis qui ne parvenaient à en masquer les modulations familières. Pas de chance; parmi tous les couples qu’il aurait pu interrompre, il fallait que ce soit son cousin durant les quelques heures qu’il s’accordait avec son inconnue. Mais l’autre voix n’était pas celle de l’inconnue de Jo… Il n’eut pas le temps de s’appesantir sur ce mystère cependant, car son cousin le rejoignit, torse nu, rebouclant sa ceinture avec fébrilité.

«- Oh, c’est toi.»

Contrairement à son habitude, Jo ne semblait pas enchanté de le voir; plutôt angoissé à dire vrai, ce qui semblait logique au vu de la situation. Il s’essaya cependant à retrouver son humour habituel:

«- Ben, tu n’es pas supposé être malade, qui va nous conduire à la maison sinon?»

Derrière lui, une silhouette fila vers la porte sans demander son reste. Une silhouette qui ne ressemblait pas du tout à la cavalière habituelle que Jo avait rejointe tout à l’heure. Mais Jo pouvait bien faire ce qu’il voulait: il était célibataire et n’avait aucun compte à rendre sur sa vie amoureuse. Certainement pas à Ben.

Jo s’agenouilla à ses côtés:

«- Qu’est-ce qu’il t’arrive?»

En quelques explications succinctes, Ben lui résuma l’odeur des arbres qu’on avait placés en bas, de l’encens, les bruits stridents et la foule en liesse. Après les deux derniers mois, il était dans un état d’épuisement tel qu’il aurait mieux fait de rester dormir chez eux. C’était tout à fait idiot d’être venu.

«- On ne va pas rentrer maintenant, je vais vous gâcher la soirée. Je vais dormir ici. Venez me chercher quand vous voudrez partir.

- T’es sûr?

- Je viens déjà de ruiner ta nuit trimestrielle avec…», il ne sut comment finir sa phrase.

Jo rosit légèrement, mais agréa qu’il avait raison: Ben n’était de toute manière pas en état de conduire pour rentrer et les autres avaient sans doute déjà trop bu pour prendre la relève au volant. Il termina de s’habiller pendant que Ben s’installait sur le lit, puis lui adressa son sourire qui en disait toujours plus long qu’il ne le voulait avant de partir. Ben ferma les yeux. Sa respiration mit longtemps à retrouver un rythme régulier, et il lui faudrait plus de temps encore pour que la douleur cesse de piquer ses côtes. Cela n’avait pas grande importance cependant: ici, il était à l’abri. Jamais son faune n’aurait l’idée de le chercher dans une chambre.

Le sang de Chloé ne fit qu’un tour: le masque-arbre fuyait. Elle lâcha les mains qui la maintenaient dans la farandole, se glissa sous quelques paires de bras jusqu’au pied de ce qui était d’habitude un magnifique escalier à demi-révolution.

Devait-elle le suivre? Était-ce comme la dernière fois une invitation à jouer? Non, il s’était précipité comme poursuivit par un danger. Elle se retourna pour observer la foule, cherchant du regard ce qui aurait pu le terrifier à ce point. Craignait-il l’une des créatures en laquelle on s’était déguisé? Avait-il un ami en détresse qui suppliait son aide? La cherchait-il ou bien… était-ce elle qui l’avait fait fuir ainsi? Chloé respira le plus calmement possible, sentant ses doigts se crisper sur les roseaux de sa flûte. Cette soirée était supposée être magique! Elle ne voulait pas ressentir l’angoisse, la culpabilité, la honte qui ne la quittaient jamais à la pleine lumière du jour, dans les ombres moroses des nuits normales. Elle voulait oublier. Si le masque-univers la fuyait, elle devait savoir pourquoi: pourquoi la seule personne capable de ressusciter la magie, le seul être à oser la regarder sans teinter leurs échanges de déception, ne voulait plus d’elle. Si tel était vraiment la cas, elle n’aurait plus nulle part où se cacher. Plus aucune raison de s’efforcer de se faire pardonner. Elle devait savoir, pour ne plus se reposer sur des espoirs insensés. Sur des illusions.

Chloé respira le plus lentement possible pour se forcer au calme. Un homme la bouscula dans sa descente de la fausse colline, reboutonnant une chemise à l’envers. Elle sourit en se rappelant des scènes similaires de son ancienne vie -des scènes qui n’étaient pas toujours joyeuses-. Elle devait en avoir le coeur net. Alors elle monta la colline en fleurs, éblouie par le décor plus vrai que nature que des lumières artificielles enchantaient d’avantage. On dansait encore dans les étages, un peu gêné par les murs des couloirs pourtant peu étroits comparés à bien d’autres châteaux qu’elle avait pu visiter, où elle avait aussi festoyé par le passé.

Une porte s’ouvrit derrière elle. Quelqu’un sortit, regarda un instant l’intérieur de la pièce, puis ferma le battant en rajustant un masque de chevreuil avant de s’éloigner en direction des escaliers. Il avait une démarche familière… si familière… étonnée, Chloé entra dans la pièce que le chevreuil venait de quitter.

La pénombre ne laissait rien deviner si ce n’étaient les rectangles immenses des fenêtres d’où filtrait la nuit, et une forme allongée sur le lit; un dormeur dont le souffle légerement inégal lui hérissa délicieusement la peau. Elle s’approcha à pas de loups, serrant la flûte contre son torse. Le masque-branches se dessina sur le ciel étoilé. Le masque unique qui la faisait tant vibrer.

Une pensée horrible la traversa: peut-être ne la fuyait-il pas. Peut-être, simplement, s’était-il trouvé quelqu’un d’autre pour jouer, rire et danser. Quelqu’un d’autre à aimer. Elle songea au chevreuil qui l’avait précédée.

Puis ses souvenirs lui rappelèrent toutes les fois où elle avait cru quelque chose qui n’était pas vrai: elle ne devait pas imaginer ce qu’elle ignorait. Lui seul pourrait lui dire ce qu’il en était vraiment. Alors elle s’assit en tailleur sur le lit à côté de son masque endormi et joua de sa flûte pour accompagner la légèreté de ses rêves.

Une musique douce comme la lumière d’une étoile éteinte l’éveilla. Longtemps, ses pensées flottèrent sur cette brise, la suivant jusqu’aux contrées de la conscience. Le bal, se souvint-il en sentant la soie sous ses doigts. Le château de la vicomtesse, voilà où il était. Pourtant, cette musique enchanteresse n’avait rien de commun avec les rires et les grelots qui l’avaient mis à mal. Il garda encore longtemps les yeux fermés pour graver cet air dans sa mémoire, aux côtés du chant des cigales qui tissait ses jours ensoleillés. Puis il y eut un silence; un soupir. Une autre musique tout aussi tendre.

Ses yeux cherchèrent enfin la source de cette magie, étonnés des deux cornes qui pointaient à peine au dessus des cheveux tressés, du profil bombé du nez, de la fourure épaisse des jambes se terminant par deux sabots brillants. Un mouvement léger l’agitait à chaque nouveau souffle, guidant à lui les senteurs d’iode qui ensorcellaient ses nuits. Mon fantôme, songea-t-il, peu surpris de trouver celle qu’il espérait ne plus voir malgré lui. À mesure que ses yeux s’habituaient à la pénombre, les contours de la musicienne se faisaient plus précis. Il distinguait à présent les deux rubans qui maintenaient le masque sur son visage, les tresses emmêlées dans les boucles brillantes de ses cheveux sombres, la corde qui ceinturait sa taille terminée par trois noeuds inégaux.

La musique se tût de nouveau. Elle baissa un instant la flûte, regarda dans sa direction, puis reporta les roseaux à ses lèvres. Deux notes stridulèrent vivement avant qu’elle parle, dans son souffle brisé qui donnait aux mots une saveur unique:

«- Ce sont les faunes qui se cachent d’habitude.»

Ben sourit. Puis se maudit d’adorer ce murmure qu’il n’aurait jamais dû entendre. La raison voulait qu’il parte. Il songea à ses parents, aux oliviers. Il se redressa lourdement, se leva. Le faune jouait de nouveau. La musique était magique, comme tout le devenait toujours entre ses doigts. Il ferma les yeux en songeant à leur dernière entrevue, aux flammes, aux trois mois qui avaient suivis.

«- Bonne nuit», la salua-t-il en s’éloignant.

«- Je ne t’empêcherai pas de partir», souffla-t-elle de cette voix d’ondes qui le faisait tant sombrer, «mais avant, je veux savoir pourquoi.»

Ben se retourna vers elle. La musique, de nouveau, s’éleva de la silhouette solitaire. Leur silence se prolongea tout le temps de la mélodie, perdu entre les notes qui rappelaient ces mois terribles. Il ne lui devait rien, songeait-il, il lui avait au contraire tout sacrifié. Puis les échos des dernières modulations s’estompèrent.

«- J’ai besoin de savoir. Après, si tu me le demandes, je disparaîtrais pour toujours de ta vie.»

Puis elle ajouta ces trois mots qui étaient extrêment sérieux aux Bas-Endraux: «Je le jure.

- Ce n’est pas chose que l’on dit à la légère.

- Je sais. Je suis d’ici.»

Mais personne aux Bas-Endraux n’enroulait un serpent autour de sa colonne vertébrale; personne ne portait dans les cheveux les odeurs de la mer; personne ne croyait à la magie; personne ne soufflait de musiques qui transcendaient les rêves; personne ne savait inventer de défis qui le guidaient aux bords de folies.

«- J’ai brûlé la salle de bain de la vicomtesse pour toi, je ne peux pas imaginer jusqu’où tu me conduiras la prochaine fois.

- Je ne te l’avais pas demandé.

- C’est bien ce qui me fait peur.»

Peur.

Elle aussi avait eu peur cette nuit-là, emprisonnée dans l’incendie. Une peur qui lui avait glacé les sangs et décuplé les sens; de ces terreurs qui vous laissent crissant, suppliant pourtant de les vivre encore. C’était ce qu’il avait ressenti aussi. La même horreur, le même désir de prolonger la folie jusqu’aux confins du possible, jusqu’à l’aurore. Ou jusqu’à la mort.

«- Ainsi, ce n’est pas moi que tu fuis: c’est l’homme que tu caches au fond de toi.»

Le masque-univers ne répondit pas. C’était mieux ainsi. Elle savait à présent; c’était tout ce qu’elle avait demandé. Il pouvait partir, lui demander de disparaître, cela ne changerait plus rien: pour la première fois, ce n’était pas à cause d’elle qu’on l’abandonnait. Elle aurait tant souhaité que ce soit de sa faute… au moins aurait-elle pu tenter de s’amander pour ses torts. Mais elle ne pouvait pas réparer quelqu’un d’autre.

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