3-Chapitre 3 (1/4)

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Chloé jeta son sac dans un coin de la chambre puis s’assit en tailleur sur le couvre-lit crocheté. C’était un de ces soirs où Adelphe n’était pas chez elle, profitant de la vie comme elle venait dans ses disparitions dont personne n’avait jamais su le contenu. Sa nièce n’en était pas fâchée: elle préférait éviter d’expliquer pourquoi elle profitait soudain de cet asile alors qu’elle l’avait refusé avec une régularité vexante jusque là. Impossible d’avouer qu’elle craignait que Benoît vienne pointer le bout de son nez à l’appartement encore une fois. Une vraie sangsue cet homme-là! Mais sa tante lui aurait répondu comme à son habitude: «franchement Chloé, c’est toi qui est ingérable; il essaie juste de t’empêcher de plonger tête baissée dans une nouvelle catastrophe». Le pire étant que Chloé savait que c’était parfaitement vrai. Mais si elle avait appris une chose durant sa vie hors des Bas-Endraux, c’était qu’elle ne pouvait compter que sur elle-même. Elle refusait de donner raison au monde entier, monde qui lui serinait qu’elle ne s’en sortirait jamais seule. La seule personne dont elle tolèrait le soutien était sa tante, et c’était déjà une immense concession qu’elle lui faisait. Ce ne serait pas un homme qu’elle connaissait depuis à peine six mois qui allait la sortir de ce mauvais pas!

Trop énervée pour trouver le sommeil, Chloé descendit dans le couloir où se trouvait le vieil ordinateur de sa tante. Bien que lent, l’engin parvenait quand même à établir une connexion avec internet, ce qui lui permettait de ne pas totalement perdre le contact avec sa vie d’avant -sa vie de débauche et d’inconséquence, dirait Adelphe-. Elle lança une recherche sur les enchères, ne parvenant toujours pas à croire que ses misérables photographies aient pu atteindre un tel prix. Cela n’aurait pas dû l’étonner connaissant le talent de Ruby: elle n’avait pas son pareil pour inventer des histoires qui bouleversaient son auditoire. On parlait d’une femme qui avait vendu une planche bardée de clous rouillés comme une oeuvre subversive dénonçant la violence de la pauvreté qui conduisait à la maladie et la déchéance progressive mais inéluctable d’une société périssable à la veille de se disloquer. Une femme qui était parvenue, par une pirouette contractuelle, à lui ôter tous ses droits sur la seule sculpture qu’elle ait achevée.

Cinq e-mails non lus de Ruby, par ordre anté-chronologique:

«ES-TU ENCORE VIVANTE?»

«Urgent!!!! Rappelle-moi!!!!»

«Rappelle-moi»

«Proposition de partenariat»

«Félicitations Chloé! Ta carrière redéma…»

Chloé supprima les messages sans les lire puis éteignit l’ordinateur. Ce n’était pas le moment de faire une autre bêtise en s’engageant dans un contrat qu’elle n’avait pas le droit de signer. Aussi agaçant qu’il soit, Benoît avait raison sur un point: rompre son contrat avec le vicomte la mettrait dans une situation financière si désespérée qu’elle serait incapable de s’en sortir, et le monde entier savait que Chloé était incapable de finir la moindre sculpture. Elle-même le reconnaissait, c’était dire!

Le vicomte voulait une oeuvre pour la fin du mois, ce qui ne laissait qu’une seule solution: achever le socle de l’arbre-deuil, chose insurmontable dans son état émotionnel. D’autant que ses doigts la démangeaient d’autre chose… Ses yeux dérivèrent vers le sac qu’elle avait si peu ménagé en arrivant dans la chambre. Là-dedans se trouvaient les croquis de son prochain succès. La vraie Grande Oeuvre de sa vie. Celle qui lui échappait depuis toujours et dont elle était enfin parvenue à capturer l’essence, par hasard, durant une étude…

Chloé alla fermer la porte à clé pour ne pas être dérangée malgré la vacuité de la maison, puis extirpa du sac un vieux t-shirt en coton noir avec précaution: ce paquet contenait les clés de sa liberté.

Dépliant le tissu pan à pan, avec des geste d’une infinie lenteur, ses mains tremblaient. Les clichés imprimés avec son matériel de fortune en noir et blanc étaient d’une qualité médiocre, mais cela n’empêchait pas d’en saisir toute la puissance. L’expression. L’émotion. L’espoir. Disposés, un par un, sur le couvre-lit.

Puis le dessin.

Les prémices de la sculpture que ce monde attendait. Le vicomte voulait un chef-d’oeuvre, sa banquière et ses créanciers réclamaient un prodige, ses parents n’attendaient plus un miracle.

Chloé ferait bien mieux que tout cela: elle leur donnerait L’Amour.

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