3-Chapitre 3 (3/4)

5 minutes de lecture

Benoît lui proposa de choisir elle-même son bloc de bois, chose qu’il n’avait pas fait pour les sculptures précédentes: cela sentait le guet-happen à plein nez. Elle lui en voulait encore beaucoup trop pour lui laisser une chance de se faire pardonner… mais elle avait besoin de son billot. Sans un mot, Chloé acquiesça donc et lui emboîta le pas, établissant entre eux une distance salutaire qui interdisait toute conversation. Il ne sembla pas s’en formaliser, son habituelle expression dénuée d’émotions plaquée sur le visage. Ces derniers temps, elle avait presque oublié à quel point il était atone lorsqu’il n’était ni las ni épuisé. Elle le préférait presque dans ce dernier état. Plus spontanné.

Il l’entraîna dans un appentis à côté du hangar dont elle ignorait l’existence jusqu’à présent, étonnée d’y découvrir les parallépipèdes irréguliers dont sa collègue se servait pour démarrer ses sculptures. En même temps, s’était-elle vraiment imaginée qu’ils lui taillaient les blocs qu’elle demandait en dix minutes? Au delà de l’éclairage douteux et du mur mitoyen avec le hangar qui tremblait sous les hurlements des arbres qu’on dépeçait, l’endroit était exactement ce qu’elle craignait: une excuse pour se trouver seuls. Mais Benoît n’était pas comme ces hommes du nord qui profitaient de ce type d’occasion pour pousser leurs idées malsaines et Chloé était la personne la plus à craindre du coin -la preuve: elle lui avait démoli la main en cinq secondes pas plus tard que la veille-. Un relent de culpabilité la contraignit à garder le silence.

S’il prenait la peine d’une mise en scène pareille pour lui parler alors qu’elle lui avait à peu près détruit ses chances de travailler correctement pendant quelques temps, elle pouvait faire l’effort de l’écouter. Il fallait aussi avouer qu’il était un peu plus tactique que son cousin pour la coincer dans une conversation qu’elle ne voulait pas avoir…

Pour l’intant, il listait les essences alignées devant eux avec professionnalisme, comme si la situation ne sortait absolument pas de l’ordinaire. Les dimensions, la fibre… il sortit un appareil d’une des poches de son bleu de travail gris pour mesurer l’humidité d’un bloc. Chloé remarqua alors qu’il portait un t-shirt noir, chose qu’il ne faisait jamais d’habitude à cause de la sciure qui blanchissait tout en moins de cinq minutes à l’atelier. D’ailleurs, il était déjà complètement couvert de cette poussière, ce qui rendait son expression encore plus insaisissable.

«- Huit pour cents», annonça-t-il sans se départir de son sérieux, «parfait pour le mobilier.»

Température de conservation idéale grâce à des courants d’air secs circulant entre les poutres du toit, mais les matériaux étaient protégés de l’ensoleillement massif des Bas-Endraux dans la pénombre afin de conserver toutes leurs couleurs. Il poursuivit son explication détaillée de l’architecture de l’appentis comme si elle était venue acheter le bâtiment.

Pourtant, Benoît n’était pas du genre à tourner autour du pot. Soit il était très angoissé à l’idée d’aborder son sujet, soit il attendait quelque chose d’elle. Comme des excuses. Mais Chloé était bien la dernière personne sur terre qui se plierait de plein gré à l’exercice: elle conserva le silence, ne cherchant même pas à feindre de l’intérêt pour ce discours industriel qui lui passait très largement au-dessus de la tête. Elle observait les blocs, se demandant lequel serait de moins piètre qualité que les autres pour L’Amour.

Un silence tendu s’installa soudain entre eux. Il était arrivé au bout de son monologue. Chloé n’osait pas tourner la tête vers lui, craignant de croiser ce regard froid qui l’avait paralysée le premier trimestre; le regard d’un Benoît qui attendait quelque chose qu’elle n’était pas en mesure de donner. Une sculpture. Ou des excuses. L’artiste se concentra sur le plein quartier en face d’elle. Trop pâle.

«- Quel essence préfères-tu?», demanda-t-il enfin.

«- If.»

Il se passa la main gauche sur le visage, l’autre étant trop sensible pour son tic.

«- Je préfère le noyer», poursuivit-il enfin. «C’est agréable à sculpter.»

Chloé haussa les épaules. Elle ne taillerait pas L’Amour dans une essence aussi vulgaire. Elle voulait de l’if, au minimum. Du palissandre, dans le meilleur des cas, mais rien ici ne s’en approchait et Chloé ne pouvait pas se permettre d’attendre une livraison depuis le bout du monde si elle devait finir sa sculpture avant la fin du mois. Sa vision périphérique lui apprit qu’il la dévisageait. Si elle n’avait pas mieux connu le personnage, elle aurait presque imaginé qu’il était destabilisé.

Agacée, elle changea de rangée pour poursuivre la recherche du tronçon où dormait sa sculpture. Benoît la suivit entre les murs ligneux. Leurs pas résonnaient lugubrement dans l’espace étroit, un peu comme ces aurores où elle rentrait de soirée et qu’un imbécile se croyait en droit de la suivre à la lumière des enseignes électriques jamais coupées là-bas, dans le nord. Mais il était près de midi, elle n’était pas en ville, et on parlait de Benoît, l’homme le plus correct de tous les Bas-Endraux à en croire sa tante. Un homme qui n’avait aucune conscience du fonctionnement dégénéré du monde entier. À cause de qui elle se trouvait toujours endettée jusqu’au cou, et à deux doigts d’empirer la situation. Juste deux doigts: déverrouiller son téléphone et appuyer sur la touche appel.

Là.

Ce bloc. Ses mains se posèrent d’elles-même sur la fibre à vif de la matière, caressant, cherchant déjà la forme qui sommeillait. C’était là que se trouvait son oeuvre la plus éclatante, tapie au coeur de cette structure rigide dont rien ne semblait différer des autres si ce n’était le grain, la teinte à peine plus sombre, les lignes d’âge plus ressérées, et cette odeur entêtante de sciure et… et de cette autre parfum indéfinissable, mais si intensément familier qu’elle savait que c’était ce bloc là et pas un autre.

L’excitation de l’anticipation la submergea, lui faisant oublier un instant -juste une seconde- le contexte. Elle faillit se tourner vers Benoît pour lui dire qu’elle venait de trouver L’Amour, mais la seconde passa. Elle lui en voulait toujours. Craignant que sa joie la pousse au pardon, Chloé se concentra sur la sensation du bois au bout de ses doigts. Sur les odeurs résineuses qui se mélangeaient. Sur la chaleur dans son dos. Il était si proche, si proche qu’elle sentait la poussière dont il était couvert et son souffle irrégulier sur sa nuque. À cet instant, il aurait suffit d’un rien pour lui pardonner; il n’avait qu’à poser les mains sur ses épaules comme il savait si bien le faire et demander quelle sculpture se tapissait là, ou dire qu’il allait chercher les gars du hangar pour extirper la masse de sa rangée, ou tout simplement un «d’accord» ou même son «évidemment» qui savait tout dire. Un rien, vraiment.

«- Ça m’a l’air un peu gros pour finir une sculpture en un mois.»

Sauf ça.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0