3-Chapitre 5 (3/4)

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Chloé sculptait. Depuis ce déjeuner chez sa tante, elle ne semblait plus respirer que lorsqu’elle serrait ses ciseaux entre ses doigts squelettiques. Son casque hurlait des musiques insensées qui faisaient tourner les têtes chaque fois qu’elle sortait du Bloc, imprimant une grimace sur les visages de Bob et Julie et un sourire tiédasse sur celui d’Agnès. Si Hélios ne s’était pas encore plainte de la violence sonore de celle qui partageait son local, c’était sans doute parce qu’elle s’était lancée dans une nouvelle oeuvre à base de tronçonneuse. Ben n’aurait sût dire laquelle des deux artiste remportait la palme décibellique. Comme pour leur faire concurrence, le hangar débitait des troncs à une vitesse accélérée, rendant l’air douloureux malgré les casques anti-bruits qu’ils avaient pour obligation de porter… même si certains trouvaient que l’objet décorait mieux leur cou que leurs oreilles.

Profitant de la pause déjeuner des gars du hangar, Ben avait également choisit d’en faire un collier; c’est ainsi qu’il repéra la musique sauvage de la sculptrice avant qu’elle ne franchisse la porte qui séparait le Bloc de l’atelier. L’ébéniste leva involontairement les yeux du puzzle de placage qu’il tentait de reconstituer depuis deux semaines. Chloé rasa le mur en évitant tous les regards, serrant l’une de ses mains contre son ventre. Les derniers vers de son refrain flottèrent encore quelques instants après qu’elle soit sortie. Il reporta les yeux sur son ouvrage. Cependant, sa concentration s’était échappée durant ces quelques secondes: la douleur de sa main se rappela cruellement à son esprit. Deux comprimés d’anti-douleur plus tard, il fixait le vague en tentant de faire le vide dans son esprit.

Devant lui, le buste qu’elle créait. La logique aurait voulu qu’elle termine l’arbre à l’enfant au vu du court délai qu’on lui avait imposé pour sortir une sculpture, mais on l’aurait sû si Chloé avait pour un centime de logique. Fidèle à sa nature chaotique, elle s’était lancée dans une nouvelle oeuvre, corps et âme, ne retrouvant un semblant de calme que lorsque ses doigts s’affairaient sur les volumes de cette figure étrange.

Un visage plus qu’un buste. Un profil d’une finesse exquise dont le regard légèrement ensommeillé contemplait des lointains féériques où dormait sans doute la raison de celle qui créait l’illusion. Des lèvres entrouvertes sur une interrogation suspendue, une chevelure bouclée cascadait sur son front, blondie par l’essence claire du poirier, enlaçant la courbe aérienne de cette nuque fragile entre leurs boucles vaporeuses. Un être qui n’était ni un homme, ni une femme, si lisse qu’il aurait très bien pu être n’importe qui… Un rêve d’une délicatesse si fragile qu’un souffle aurait pu le briser… et pourtant le bois était solide: il avait vu la transformation jours après jours devant ses yeux. Il avait vu qu’il n’y avait là nulle magie, mais un travail d’une précision acharnée, d’une volonté désespérée… Et des larmes à en noyer la réalité. Pourtant, Chloé sculptait toujours. Il ne lui restait plus qu’une semaine pour rendre ses comptes, et l’artiste continuait ses retouches infimes, invisibles à l’oeil humain. Et elle pleurait.

Elle pleurait encore en revenant faire face au profil angélique. Etait-ce l’expression? La blondeur chaude du bois? Le reflet du néon sur l’iris qu’elle avait passé des heures à poncer? Des deux, la sculpture paraissait plus vivante. Puis Chloé leva les mains pour dessiner un cheveux qui s’échappait d’une boucle.

Ben baissa les yeux sur son plan de travail pour contempler le puzzle poussiéreux de sa maquette. Une marquetterie en éventail: un enfer. D’autant qu’il n’avait qu’une main et demi pour les assembler, et tout ébéniste confirmerait que le rendu dépendrait principalement de sa précision. Chose dont il se trouvait dépourvu depuis un trop long moment. Même la partie «simple» de la réfaction du meuble semblait insurmontable: l’atelier ne disposait d’aucun placage marbré en adéquation avec les autres surfaces du secrétaire. Il allait devoir procéder à une ébonisation -méthode qu’il détestait car le résultat était par trop aléatoire-. Chaque chose en son temps. Il devait se concentrer sur l’assemblage des pièces pour créer un motif d’un seul tenant. Cela risquait de durer bien plus que d’ordinaire. Un rapide calcul suffit à confirmer qu’ils allaient perdre de l’argent sur ce projet. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était limiter au maximum les dégâts en tentant d’aller au plus vite. La vitesse n’allait pas de paire avec son métier.

Ses mains passèrent lentement sur son visage tendu. Le vicomte lui avait octroyé un délai pour sauver l’oliveraie, mais ce serait inutile s’il perdait sa place. Chassant ses pensées dangereusement sombres, il s’éloigna pour chercher le papier gommé.

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