3-Chapitre 6 (1/2)

7 minutes de lecture

Chloé se laissa tomber dans son fauteuil à bascule en fixant le ventilateur au plafond. Après son échec à expliquer sa faute à Adelphe, elle ne supportait plus de rester à la maison et avait refait son sac pour s’enfermer dans son appartement. Benoît ne viendrait plus l’y embêter, c’était une certitude.

Son téléphone émit une stridulation légère qui l’arracha à ses pensées angoissantes. L’écran peina à s’allumer, ce qui n’avait rien de surprenant pour un appareil de seconde ou tierce main acheté au plus bas prix pour remplacer l’appareil qui lui avait permis de régler un tiers de son loyer avant de quitter le nord.

Une date, une heure, une adresse.

Encore un de ces messages qui ne faisaient plus de sens désormais. Elle n’irait pas à cette fête, au même titre qu’elle avait manqué toutes les précédentes ces sept derniers mois. Le simple fait qu’on pense encore à l’inviter la surprit: les messages s’étaient taris au bout du second mois de silence. N’était-elle donc pas encore tout à fait morte? Chloé lâcha le téléphone qui retomba mollement sur une pile de linge à côté du fauteuil à bascule. Elle poussa un peu trop fort sur ses pieds pour forcer un bercement.

Le téléphone sonna de nouveau. Haussement d’épaules: elle n’avait ni le temps ni les moyens de remonter dans le nord. De toutes manières, elle avait l’habitude de ces soirées: personne ne se souciait de sa présence, on y assistait dans l’espoir de se faire repérer… Ce qui n’était plus son cas: tous les agents l’évitaient consciencieusement lorsqu’elle mettait les pieds dans ce genre d’évènements puisqu’elle qu’elle avait planté ses contrats avec toutes les agences qui comptaient. Et même une bonne partie des autres.

L’appareil insista.

N’ayant vraiment rien de mieux à faire, Chloé se pencha pour saisir l’assemblage de plastique et de verre fêlé pour comprendre pourquoi on se souvenait si inoppinément de son existence ce soir entre tous.

>> Ce vernissage entre dans le cadre de la promotion et sera donc rémunéré au pro-rata prévu à la conclusion de la vente.

L’artiste se redressa vivement. De l’argent? Elle relut attentivement tous les messages. Vernissage de l’exposition temporaire où serait présenté Le Flamenco. Le Vicomte lui avait obtenu une entrée! Un vernissage! Dans le nord!

La tête lui tourna soudain à l’idée des petits-fours, des boissons pétillantes, des robes de cocktail, des artistes, des agents, et des soirées qui s’ensuivraient sans faillir… Une re-plongée dans sa vie d’artiste -sa vraie vie-! Puis elle calcula qu’il lui faudrait s’endetter encore pour se payer l’aller-retour jusque là-bas, sans compter la nuit d’hôtel (elle pourrait toujours squatter chez quelqu’un quitte à se trouver un coup d’un soir juste pour avoir un toit, ce ne serait pas une première) et les repas (elle avait l’habitude de jeûner plusieurs jours). Mais le mot clé dans les messages du vicomte était «rémunéré». Gagner des sous en faisant la fête? On n’avait jamais eu besoin de le lui demander deux fois: elle sauta sur le clavier pour confirmer sa présence.

Plutôt que de répondre par message, son employeur l’appela aussitôt pour régler les détails techniques. Il s’avérait qu’elle n’aurait même pas besoin de contracter un emprunt pour le train: il l’emmènerait à bord de son hélicoptère pour gagner du temps. Un vernissage et une virée VIP en hélicoptère? Mais que demande le peuple?

Lorsque la conversation se termina, toute culpabilité s’était retranchée derrière la solide barricade de l’anticipation. Dans moins de deux semaines, Chloé aurait augmenté ses gages, montré à tous ces précédents employeurs qu’ils avaient eu tort de lui ôter leur confiance, et prouvé à ses amis que tout allait bien pour elle.

Elle s’imaginait déjà dans sa robe longue en lamé doré fendue jusqu’à mi-cuisse, serrant des mains qui se précipitaient vers elle dans l’espoir que cet effleurement leur partagerait un peu de son doigté magique, souriant de toutes ses dents aux flashs des journalistes tandis que Ruby Lelierre vantait les mérites de Dés-i… non, c’était un souvenir, ça. Il y avait longtemps qu’elle ne travaillait plus pour l’agence Dellepierre. Elle avait d’ailleurs vendu cette robe. Ainsi que les boucles d’oreilles, le collier et même les barettes avec des fausses perles qui maintenaient ses boucles en cascades sur ses tempes.

Chloé tenta d’imaginer la scène pour la promotion du Flamenco, mais toutes ses tentatives sonnaient faux. Alors elle se leva, enfila un leggin et sa chemise de travail informe pour se rendre à l’atelier. L’Amour l’attendait.

Son cousin avait reçu un message du vicomte annonçant que la livraison de «l’oeuvre» de la sculptrice était décalée d’un mois à cause d’une soirée à laquelle elle devait assister. Jo n’avait jamais entendu d’excuse plus ridicule. L'humeur de Ben, déjà maussade au réveil, s’était assombrie en consultant le message, empirée par son incapacité à utiliser ses doigts comme il le devait. Ça faisait déjà trois fois qu’il recommençait l’assemblage de sa marquetterie en éventail, et le résultat devenait plus décevant à chaque tentative. Jo connaissait assez son cousin pour savoir que, s’il n’avait pas connu pire, il en aurait pleuré de frustration. Mais Ben se contenta de passer les mains sur son visage en expirant lentement avant de recommencer, encore. Ben ne se lancerait pas dans l’encollage tant qu’il n’aurait pas un puzzle parfait, ce qui risquait de durer encore quelques semaines à ce rythme.

Jo admirait silencieusement sa capacité à se concentrer sur ce travail de fourmi alors qu’il avait sous les yeux le dos de celle qui l’avait mis dans cette situation. Au vu du bonnet infesté de sciure, l’artiste sculptait certainement depuis plusieurs heures lorsqu’ils étaient arrivés, ce qui leur faisait une belle jambe…

Pour ce qui était sans doute la seconde fois de sa vie, Jo ne comprenait pas. Il avait beau retourner la situation dans tous les sens, il lui était presque impossible d’appréhender les raisons pour lesquelles Ben souhaitait garder le silence sur la responsabilité de Chloé dans la potentielle destruction de son avenir. Pourtant, son cousin était loin d’apprécier que son frère porte le chapeau à sa place: il y avait forcément une logique là-dedans -Ben ne prenait jamais une décision à la légère- qui lui échappait si totalement que Jo ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à la sculptrice de le mettre, lui, dans cette position intenable. Savoir la vérité sans avoir le droit d’en parler. Entendre Bénédicte se faire accuser d’un mal dont il était -pour une fois- parfaitement innocent. Et surtout devenir complice silencieux du mensonge dans lequel baignaient à présent Adelphe, leur parents, sans doute leurs amis, sans parler du reste de la ville! Mais Ben lui avait demandé de rester en dehors de ça, donc Jo s’exécutait: il n’avait pas besoin de comprendre, seulement d’être présent et de le soutenir de son mieux.

Ce qui était quand même beaucoup plus facile à dire qu’à faire, personne ne le détromperait sur ce point.

À la pause déjeuner, Sam décida d’en profiter pour récupérer la tronçonneuse qu’Hélios s’était accaparée depuis bien trop longtemps à son goût. Il guetta donc la sortie de l’artiste principale (à midi trente précises; Hélios avait l’avantage d’être d’une ponctualité sans failles) pour se glisser dans le Bloc. Puis Sam les héla sans ménagement par l’ouverture de la porte.

«- Faut vraiment que vous veniez voir ça de plus près! Je suis sur le cul!», ce qui était une de ses expressions favorites, donc difficile d’évaluer à quel point il pouvait être impressionné.

Jo et Agnès le rejoignirent, bientôt suivis de Julie. Bob s’était déjà éclipsé à cause des petits-enfants qui déjeunaient chez lui.

«- Je pensais qu’Hélios travaillait sur une chouette?», s’étonna Agnès en considérant le… la… l’oeuvre abstraite que l’artiste créait à coups de tronçonneuse bruyantissime.

«- On s’en fiche, c’est ça que vous devez voir!»

Le groupe fit le tour du buste à coté duquel Chloé buvait une soupe condensée, le casque autour du cou et le bonnet toujours enfoncé jusqu’aux cils. Ils contemplèrent en face le visage de bois dont ils n’avaient pu admirer que le profil droit jusque là. Elle s’était employée à sculpter chaque rainure de l’iris, détaillant la membrane de filigrannes inombrables, creusant même la cavité obscure de la pupille au point que le voile de l’iris semblait véritablement se contracter au-dessus de ce vide organique. Elle avait même poli cette surface infime, d’une finesse de gaze, sans en déchirer les détails. Il se souvenait qu’elle y avait passé des heures: on comprenait pourquoi. De face, le visage fixait un au-delà inatteignable qui échappait à toute vélléité de compréhension.

«- C’est moi, ou je ne ressens rien tellement c’est parfait?»

Chloé sursauta. La remarque d’Agnès les enfonça dans leurs pensées respectives, puis fut confirmée par les uns et les autres. Trop lisse. Trop impeccable. Trop irréel. Trop… juste trop.

«- C’est supposé être qui?

- Ou représenter quoi?»

Le frère et la soeur se tournèrent avec une belle unité vers l’artiste. Celle-ci posa sa soupe sur la table, sauta sur ses pieds pour contempler son oeuvre en se mordant les lèvres. Puis elle s’en alla sans autre forme de procès.

«- Je crois que vous l’avez vexée.

- Bah, elle s’en remettra.»

Jo tourna la tête vers la vitre pour contempler leur atelier. De l’autre côté, Ben les observait sans frémir, en pleine réflexion sans doute pour décider s’il devait intervenir. Jo le connaissait assez pour savoir qu’il finirait par courir après l’artiste pour essayer de comprendre ce qui n’allait pas, cette fois. Du peu qu’il en avait vu, ça risquait encore de dégénérer; Ben ne pouvait pas se permettre de perdre une seconde main. Jo en avait par-dessus la tête de tous ces imbéciles qui faisaient souffrir Ben avec leur nombrilisme déplacé! C’était lui qui allait s’y coller cette fois.

Jo prit une profonde inspiration et quitta le Bloc à grands pas, prévenant son cousin au passage qu’il allait gérer. Il était temps que l’artiste caractérielle ouvre les yeux sur les dommages collatéraux de chacune de ses sautes d’humeurs.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0