3-Chapitre 6 (2/2)

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«- Chloé, il faut qu’on parle!

- C’est votre phrase préférée dans la famille?

- Gné?

- Laisse tomber. Je suis désolée.

- Encore heureux! Mais tu vas devoir préciser parce que t’as fait assez de bêtises pour que ce soit beaucoup trop vague.»

Chloé lui lança un regard désespéré. Jo ne se laissa pas démonter et s’assit en tailleurs face à elle. Au fond de la cour dans la poussière, couverts par les hurlements des équarissages, ils pouvaient avoir une conversation sérieuse. Décousue à cause du bruit, certes, mais personne ne viendrait les embêter.

«- Désolée pour tout.

- Toujours trop vague.

- Désolée d’être une sale égoïste qui ne pense qu’à sa petite tête sans faire attention aux impacts sur le reste du monde?»

La surprise cloua le bec à Jo: elle en était donc déjà consciente?

«- Adelphe dirait que c’est bien d’être réaliste. Et Benoît dirait…»

Chloé se tût. Étrange, de citer son cousin sur un sujet pareil. Après ce qu’elle lui avait fait. Elle soupira en reprenant:

«- Il dirait sans doute que c’est bien de s’excuser mais que c’est mieux de ne pas en avoir besoin.

- Non, il dirait qu’avoir conscience de ses défauts est le premier pas pour les corriger.»

Elle s’accrocha à son regard comme une belette à du bois flotté emporté par le courant. Elle avait de sacrément beaux yeux dorés, pas étonnant qu’on lui ait tout pardonné jusque-là! Jo se demanda combien d’hommes avaient effacé ses ardoises (parce qu’elle avait sans doute pleins de dettes jamais inscrites au menu) devant ce regard suppliant. Pas de chance, ça ne marchait pas sur lui.

«- Et moi, je vais te dire que tu as intérêt à te corriger dare-dare parce que je refuses que tu continues de détruire Ben.

- C’était un accident.

- Qui n’aurait jamais dû se produire.»

L’artiste acquiesça en se mordant les lèvres.

«- Tu n’essaies pas de te défendre?

- Rien de ce que je pourrais dire ne pourrais le justifier.

- Pourquoi t’as rien dit à Adelphe au déjeuner?

- J’ai essayé.

- Pas assez apparemment.»

Elle le vrilla du regard, une rage brûlante sourdant de sous ses paupières mi-closes.

«- C’est facile de juger quand on n’est pas dans mes baskets. Pourquoi n’avez-vous rien dit, Benoît et toi? C’était l’occasion idéale. Elle vous adore, elle vous aurait écouté; elle vous croierait mille fois plus que moi.»

Zut, il n’avait pas prévu ça. Incapable de répondre, il laissa passer un long hurlement de bois décortiqué pour couvrir leur silence, puis décida d’attaquer sous un autre angle:

«- Il pourrait perdre sa place s’il ne termine pas son projet à temps. Vu l’état de sa main, c’est un très gros risque.

- Sa place et son oliveraie, je sais. Si j’arrive à vendre Le Flamenco, il pourrait racheter une part de ses terres.

- Mais tu as des dettes, non?»

Chloé haussa les épaules, lui adressa un très léger sourire qui flottait mi-amusé mi-fataliste:

«- Je suis endettée auprès du monde entier, mes créanciers penseront que j’ai remboursé quelqu’un d’autre.

- Tu as cassé la main de Ben parce qu’il avait vendu tes photos sans que ça rembourse tes dettes, et maintenant tu me dis que c’est le cadet de tes soucis?

- De un, c’était un accident involontaire; de deux, ce n’était pas du tout une question d’argent. C’était… c’est sans importance.»

Jo considéra un moment ces yeux d’ors qui se plongeaient dans le ciel, un peu trop brillants. Elle allait se mettre à pleurer maintenant, c’était bien sa veine! Il reprit un peu fort pour couvrir le bruit du hangard:

«- Si je comprends bien, tu veux l’aider en lui donnant l’argent que tu gagneras au lieu de t’en servir pour te sortir de ta purée?»

Acquiescement.

«- Mais pourquoi?»

Chloé haussa les épaules. Sa tête heurta le mur de tôle où s’entassaient les billots de bois pour la sculpture tandis qu’elle continuait de contempler le ciel. Finalement, sa voix atone le tira de ses suppositions:

«- Benoît est important pour Adelphe.

- Je suis vraiment supposé croire que tu serais prête à le faire passer avant ton avenir?

- Crois ce que tu veux, je ne vais pas me répéter.»

Mince. Il comprit soudain Ben. Pourquoi il croyait encore qu’elle finirait une oeuvre dans les temps. Pourquoi il se taisait. Chloé n’était pas Bénédicte. Ce qui changeait complètement la donne: déjà, Jo ne pouvait pas la haïr juste par principe. Et ensuite… eh bien, elle était sans doute la seule personne dans cette ville capable de rassembler la somme dont ils avaient besoin pour racheter l’oliveraie. Ça pesait son poids dans la balance des sentiments de Ben. Un poids qui était peut-être très mal placé, mais dont l’inertie était à double tranchant: même si Ben parvenait à surnager pour l’instant, le radeau «Chloé» pourrait aussi bien représenter sa planche de salut que le bois qui l’assommerait pour l’envoyer par le fond… qu’était-elle? Boulet ou bouée?

Jo s’était endormi devant son émission de chiffres, prenant presque toute la place sur l’assise du canapé. Il tenait encore un calepin à la main, l’autre pendant mollement sur le parquet. Ben se pencha pour ramasser le stylo qui avait roulé sous la table basse que son oncle leur avait offert lorsqu’ils avaient emménagé dans l’appartement. Une très belle table en merisier incrustée de marquetterie Vriz, technique qu’il maîtrisait lui-même très mal, représentant un paysage -une oliveraie, bien évidemment-. Il rajusta le marcel de Jo pour éviter qu’il ne prenne un courant d’air malgré la température encore chaude de la nuit, puis s’assit ensuite sur l’accoudoir laissé libre, son téléphone portable tournant entre ses doigts.

Le Vicomte avait emmené Chloé quelque part à bord de son hélicoptère pour cette fameuse soirée qui l’exemptait de sa livraison du mois, refusant le moindre échange au sujet des plannifications ou de son sujet le plus capital: l’oliveraie. Le Vicomte avait été clair: «Si tes masques se vendent et que tu parviens à réunir une partie de la somme, nous renégocierons les termes du marché». Ben n’avait pas vendu les masques. Personne n’en avait voulu aux enchères. Personne n’achèterait des masques d’un artiste inconnu qui traînaient au fin fond d’un entrepôt. Pas sans aide. Il avait seulement… une infime partie de la somme. Ben ferma les yeux en songea à la solution -impensable- qu’il envisageait depuis quelques jours. Ils avaient réussi à vendre les photos de Chloé, ce qui était un exploit en soi, mais il ne pouvait plus compter sur ses oeuvres pour le sortir de là -surtout à présent qu’elle l’avait rayé de ses amis-. Il devait demander à quelqu’un d’autre d’au moins aussi fou. Quelqu’un qui avait de bonnes raisons de devoir l’aider.

Ben déverrouilla son téléphone et chercha le dernier message qui lui demandait de l’argent avec un numéro de compte en banque. Il appuya sur la touche répondre.

Ben: J’ai besoin de sept-cent quarante-cinq milles pour lundi prochain. Rappelle-moi.

La probabilité d’obtenir une réponse était quasi nulle, mais il pouvait toujours demander. Après tout, une partie des terres aurait dû revenir à son frère; s’il n’interviendrait pas par bonté d’âme, il serait peut-être plus ému par l’aspect financier.

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