3-Chapitre 7 (2/2)

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L’hélicoptère se posa sur le toît de l’hôtel dans un vacarme affolant dont l’artiste ne se formalisa pas. Ses yeux dévoraient la nuit, éblouis par les étoiles qui s’étalaient sous elle. À peine les moteurs coupés, elle sauta au sol pour suivre le Vicomte et sa jeune soeur sur l’hélicoport luxueux. La conversation des aristocrates la laissait de marbre, le véritable intérêt de leur présence résidant dans la déférence avec laquelle on la traitait. Pour commencer: ils n’avaient pas foulé le sol qu’on protégeait leurs chevelures avec de magnifiques parapluies à l’inclinaison idéale pour maximiser leurs pouvoirs couvrants. Un comité d’accueil leur apporta des boissons et quelques délicates bouchées qu’ils savourèrent dans l’ascenseur. L’heure du dîner était encore lointaine, mais la mise en bouche donnait bien envie de savoir ce que concoctaient les cuisines. Chloé savait pertinemment qu’elle ne prendrait pas part au repas, à moins de vouloir dilapider les gages qu’elle n’avait pas encore touchés.

Beaucoup d’enfants auraient rêvé de se faire traiter en prince ou princesse d’un jour comme en cet instant, mais Chloé n’avait les pensées rivées que sur une chose: elle allait revoir ses amis. Dès l’annonce de l’exposition du Flamenco au vernissage, les messages avaient fusé, rescussitant Chloé des cendres encore chaudes de sa disparition. Elle avait eu l’embarras du choix pour se loger à l’oeil.

Récupérant sa minuscule valise à la première occasion, elle quitta l’hôtel en quatrième vitesse pour sauter dans le tramway. Connaissant la ville comme sa poche, elle savait qu’il était plus rapide de descendre deux stations plus tôt pour emprunter les ruelles à pied plutôt que d’attendre que les wagons franchissent la place principale encombrée par le traffic ininterrompu. Moins d’une heure après l’aterrissage, Chloé s’asseyait sur les chaises rafistolées de ses anciens collocataires.

On voulut savoir où elle se terrait, comment elle avait pu disparaître aussi longtemps -se volatiliser-, comment elle vivait, comment elle avait sculpté ce Flamenco dont on ne tarissait pas… Chloé botta en touche à chaque question, cherchant des sujets bien moins mystérieux pour détourner leur attention. Tout ne fut alors plus que rires, plaisanteries, souvenirs, nouvelles, photos pétillantes de couleurs! Le bruit constant de la ville couvrait le crépitement de la pluie quand les automobilistes s’énervaient, interrompant leurs conversations l’espace de quelques secondes. Les fenêtres ouvertes jetaient parfois dans la pièce des relents d’essence, contrés par la fumée de certains. Chloé avait accepté naturellement les mégots et s’étonnait d’avoir aimé ces goûts à une époque, se forçant à ne pas arracher les bâtonnets cendreux de ses lèvres. Leurs rires ressemblaient parfois à des hurlements poussifs, et les vannes piquaient les fiertés avec exactitude. Pourtant, Chloé ne s’en étonna pas, retrouvant instinctivement la langue acérée qu’elle avait enfouie dans une poche en s’enfuyant aux Bas-Endraux.

«- Il y a des fêtes, ce soir?»

Sa question déclencha un brouhaha joyeux, chacun y allant de sa préférence. Après quelques délibérations, le groupe se décida pour une destination que Chloé ne connaissait que moyennement et qui semblait être devenue à la mode après son départ. Après quelques préparatifs précipités qui incluaient une dose non négligeable de maquillage et des vêtements trops courts pour la température extérieure, elle suivit le mouvement pour se retrouver dans l’un de ces appartements de faux bourgeois qui se retrouvaient transformés en club éphémère par une trop grande affluence.

Coincée contre un mur tendu de damas constellé de tâches, Chloé se laissa aller à ne plus penser. Pas de sculptures, pas de disputes, pas de comptes à rendre ni de mensonges à briser… elle avait deux nuits pour être complètement et totalement libre. Comment avait-elle pu survivre sans ces soirées?

Les cris des danseurs créaient des discours décousus qui la projettèrent dans une de ses oeuvres cinématographiques qu’elle avait dû abandonner (encore): la soiréesseulée. Son agent de l’époque avait secoué la tête rien qu’au nom, refusant de regarder plus de trois secondes de la vidéo. Chloé serra les dents; elle ne voulait pas penser à ses échecs. Pas alors qu’elle effleurait le vide mental du bout des doigts.

Sensation veloutée. Comme cette nuit de faux hiver au château de la vicomtesse: le veston du masque-nuit dans la verrière.

L’artiste rouvrit les yeux. Cette soirée n’avait rien à voir. Pas de magie ici. Pas de rires spontannés ni d’émerveillement innocent. Juste des corps qui tentaient de s’abandonner au rien dans l’espoir de ne pas replonger dans leur quotidien. Pas de masque-arbre capable de défier la gravité pour les envoler dans les espaces infinis du ciel étoilé. Juste des fenêtres ouvrant sur la grisaille d’une pluie nocturne où la lumière avait vaincu les étoiles. Si on lui prenait la main pour l’entraîner dans une salle de bain, ce ne serait pas pour faire naître le feu-folie, les eaux-flammes qui la faisaient encore frissonner à la simple évocation de leur souvenir brûlant.

Secouée par le rire des amis qui l’entouraient, Chloé comptait les écorchures sur les murs, les flaques sur le plancher qui n’aurait pas volé un rabottage -l’idée lui arracha un sourire-, les accrocs toujours plus nombreux dans les vêtements, les éclats de verres échappés des mains, les rapprochements à peine subtils, gourds, lourds, de ces corps éperdus de solitude qui cherchaient désespérement la compagnie pour combler leur absence d’eux-mêmes.

Une voix riante cria dans son oreille:

«- Ça a dû te manquer, non? On ne s’amuse nulle part autant!»

Chloé répondit d’un sourire faux, comme tous ceux d’ici. Un de ses sourires d’autrefois… Quand avait-elle vu la vérité derrière ces visages pour la première fois? Aucune date exacte ne lui revenait. Elle l’avait sû très tôt, s’aveuglant volontairement pour prolonger les rires qui précipitaient les nuits sur les jours. Si elle y parvenait avant, pourquoi son esprit se refusait-il à répéter le miracle? Elle voulait tant replonger tête baissée dans ces inconsciences!

Rien n’y ferait, cette fois. Elle pourrait tenter toutes les folies, son esprit ne pourrait effacer la certitude que tout cela n’était que mascarade.

Il y avait eu la nuit-mélodie dans la chambre solitaire, à écouter le masque-regret imaginer cette vie qu’elle avait menée, voyant au travers de ses espoirs ce que sa vie aurait dû être… ce qu’elle n’avait jamais étée. Et la culpabilité. N’avoir pas sû dire la vérité à Adelphe lui arrachait le droit d’oublier; c’était sa punition pour avoir échoué une fois de trop.

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