3-Chapitre 31 (1/2)

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Un poing autour du cœur. La sensation ne le quittait plus depuis qu’il avait posé les yeux sur la sculpture. Comme le socle transpercé par les racines de l’arbre aux feuilles de larmes, il réalisait combien son cœur s’était déchiré au fil des années. Mais, comme la main de la fillette qui s’étirait pour cueillir une étoile entre les branches de l’olivier, une main s’était étirée sur lui, le protégeant de toutes les nouvelles douleurs qui auraient pu l’inciser, le berçant pour alléger celles qui l’avaient déjà écorché. Ben pouvait lire sur les visages des autres cette même ambivalence entre la souffrance de ce socle torturé et le baume du visage levé malgré la tristesse de l’arbre qui pleurait sur son petit corps dressé.

L’équipe dévorait le bois des yeux, s’emplissant l’esprit de ces formes hors du concret. À présent qu’ils découvraient le socle, ils comprenaient ce qu’était un Chloé D., un vrai. Pourquoi toutes les agences du pays se l’étaient arrachée. Pourquoi elle s’était permis de choisir. Ne pas la laisser terminer aurait été criminel.

Le vicomte lui-même ne demeurait pas indifférent, il rompit pourtant le silence par la question fatidique :

« — Est-elle achevée, cette sculpture ? »

Chloé gardait les bras croisés sur sa poitrine, respirant à peine. Son expression figée donnait à croire qu’elle n’avait pas entendu, mais son regard aux essences blondes suivait les courbes des branches, des racines, des feuilles, les arêtes dures du dé creusé d’une dentelle de circonvolutions qui étaient toute sa structure. Elle décroisa lentement les bras pour appuyer sur un bouton au bas du socle.

Au début, il ne se passa rien.

Puis une lueur s’étira, chemina entre la dentelle d’arabesques qui formait le cube, jusqu’à l’air libre. Lentement, elle grandit, enveloppa les volutes, creusant des ombres qui n’existaient plus.

Puis il y eut la brume. Grise. Blanche. Elle s’illumina alors, parcourant lentement le spectre de l’arc-en-ciel.

L’arbre poussait sur un cube de fumée aux couleurs de l’univers.

« — Est-elle… achevée ? », parvint à articuler le vicomte.

Chloé haussa les épaules : « Je l’ai signée. »

Un silence accueillit cette déclaration impossible.

« — Vous pouvez la vendre, monsieur le Vicomte. J’espère que vous comprenez pourquoi j’ai besoin de temps pour travailler.

— Jamais je n’aurais imaginé jusqu’où votre talent pouvait nous mener. Personne d’autre n’aurait jamais su faire… Comment est-il seulement possible qu’un même individu puisse imaginer et sculpter aussi parfaitement ?

— Je ne sculpte pas : je concrétise des émotions. »

Le vicomte accusa le choc, reprit longuement sa respiration sans quitter la magie du regard.

« — Comment l’avez-vous nommée ? »

Chloé montra la racine qui portait sa signature, puis tourna les talons et quitta l’atelier sans un bruit. À côté de la calligraphie, sept lettres : J.A.C.Q.U.E.S.



« — Pose ça, Émilie, je t’ai déjà dit que je n’allais pas t’acheter de bonbons ! »

Ignorant le regard suppliant de sa nièce, Ruby reconnecta le micro du téléphone pour poursuivre la conversation de son ton joyeux et parfaitement faux. Tout en poussant le chariot d’une main et le remplissant de l’autre, l’agente suivait de l’œil la fillette qui déchiffrait tant bien que mal les noms des paquets. Ruby amuï de nouveau la conversation pour réprimander Émilie qui tentait, discrètement, de glisser des barres chocolatées dans les provisions.

« — Nous devons encore acheter de l’huile, allez, dépêche-toi ! Et ne traîne pas des pieds, ça m’agace. »

Mais quelle idée d’accepter d’héberger la petite pour les vacances ! Avec la préparation des expositions pour la rentrée, les agences ne savaient plus où donner de la tête : comme chaque année, ce serait la ruée pour prendre la première position au classement et s’assurer ainsi d’attirer les meilleurs artistes pour les inscrire dans leurs catalogues… Et cette année, la réapparition soudaine de Chloé D. rendait la compétition encore plus ardue, tous les agents du pays cherchant désespérément à la retrouver pour la faire signer…

« — Émilie, j’ai dit non ! Pardon, madame la baronne, c’est ma nièce, vous savez comment sont les enfants à cet âge… »

Douze ans, pas si jeune que ça quand même. Ruby attrapa sa préadolescente pour changer de rayon ; l’huile enfin, la gamine ne tenterait pas de glisser des bouteilles dans le chariot à son insu. Ruby parvint à conclure la conversation avec la baronne sans avoir à réprimander la petite. Celle-ci s’était collée au rayon et déchiffrait les étiquettes à la calligraphie stylisée.

« — L’huile du châ-teau… château… d’Andro…

— Château d’Ambre aux Airs, Émilie, allez, donne-m’en deux litres. Nous aurions déjà dû avoir fini les courses depuis un moment. »

Sa nièce s’exécuta en continuant de déchiffrer l’étiquette. Ruby savait qu’il ne fallait pas la brusquer sur la lecture à cause de sa dyslexie, mais elle était à bout de patience. L’huile du Château d’Ambre aux Airs, c’était quand même un nom bizarre pour une huile ; ce genre d’appellation se trouvait plus volontiers sur des bouteilles de bon vin, mais après tout, pourquoi pas ? C’était la meilleure huile du pays, elle pouvait bien se permettre la mégalomanie. Le nom lui trottait dans la tête tandis que l’agente tentait de poursuivre ses courses entre le remplissage de sacs, la surveillance d’Émilie, et le téléphone qui ne cessait de réclamer son attention. Enfin, elle se propulsa derrière le volant de sa petite citadine et boucla sa ceinture. Émilie boudait à l’arrière, ce qui avait le mérite d’être silencieux. La connexion sans fil du téléphone se rappela à son bon souvenir et Ruby accepta la communication.

« — Tu as entendu ?

— Ray, tu sais bien que tu es toujours le premier à connaître les rumeurs importantes. Que se passe-t-il cette fois ?

— Il y a un nouveau Chloé D. qui vient d’apparaître.

— Ça commence à faire beaucoup en très peu de temps, tu ne trouves pas ?

— C’est aussi ce que je me suis dit, mais mon informateur m’assure qu’il n’y a aucun doute possible sur son authenticité.

— Vraiment ? Chloé a déjà annoncé sa venue pour la promotion ?

— Non, silence radio de son côté, elle s’est évaporée après le scandale de l’exposition au Palais Printannier. Mais cette œuvre… »

Un klaxon la fit sursauter et Ruby esquiva un automobiliste passablement énervé qui déboulait sur sa droite. Cochonnerie de prioritaires qui s’engagent sans regarder ! Après une bordée de jurons peu recommandables que Ruby interrompit en croisant le regard furieux d’Émilie dans le rétroviseur, elle reprit plus posément :

« — Eh bien, comment sait-on que c’est un vrai Chloé D. ?

— Ça va être annoncé officiellement dans le prochain numéro de Sculpture et Controverses.

— Ne me fait pas languir, Ray ! Alors ?

— Eh bien, je ne l’ai pas vu et il n’existe aucune photographie pour l’instant, mais… il paraît qu’elle l’a signé. »

Ruby enfonça le frein pour piler au feu rouge.

« — Non. Non, c’est impossible.

— J’ai mis une option sur les places pour l’exposition, les billets sont déjà en train de s’arracher.

— Ray… C’est impossible, elle n’a signé qu’une seule œuvre jusqu’ici.

— C’est ce que dit mon informateur, Ruby, je n’en sais pas plus.

— C’est un coup de pub… Chloé ne peut pas… je suis la seule qui ait su… »

Ruby redémarra en se concentrant sur la route. Si ce que disait Ray était vrai, il existerait désormais deux Chloé D. achevés, et on ignorait d’où sortait le second, mais certainement pas des mains de l’agente. La fierté de Ruby venait de recevoir un coup bas dont elle aurait du mal à se remettre. Son professionnalisme reprit le dessus :

« — Il est fiable, cet informateur ?

— C’est l’homme qui nous a obtenu les entrées au Palais pour Le Flamenco, Phytammos. »

Ruby ferma les yeux puis se rappela qu’elle était au volant et les rouvrit aussitôt. Phytammos. Ce nom lui était beaucoup trop familier. Pourtant, comme pour l’huile tout à l’heure, impossible de savoir pourquoi. Émilie commençait à s’agiter sur la banquette arrière en râlant en sourdine. Bientôt, les pensées de Ruby s’orientèrent exclusivement vers les activités qu’elle allait devoir proposer à sa nièce pour la garder calme durant tout son séjour. Bon sang, mais qu’est-ce qui lui avait pris d’inviter la petite ?

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